Le cafard
de Rawi Hage, Sophie Voillot (Traduction)

critiqué par Dirlandaise, le 30 octobre 2009
(Québec - 68 ans)


La note:  étoiles
Le monde d'en bas
Après le magistral « Parfum de poussière », voici que l’écrivain Rawi Hage nous a concocté une histoire qui se passe à Montréal, dans le milieu des immigrants iraniens. Le narrateur est l’un de ces immigrants. Il est arrivé dans la Belle Province depuis sept ans et sa vie est tout sauf réjouissante. La faim, le froid, la misère, la drogue, la solitude, le désespoir et l’exploitation constituent le quotidien auquel notre homme est confronté. Il évolue dans une faune bigarrée et fréquente assidûment les bars et les cafés miteux de son quartier quand il ne se terre pas dans son logement sordide et insalubre infesté de cafards. Après une tentative de suicide, il doit se soumettre à des séances de thérapie et raconter son passé à Geneviève, sa thérapeute. On apprend donc comment et pourquoi ce jeune homme a décidé de quitter son pays pour tenter sa chance au Québec. Mais le passé ne peut pas s’effacer si facilement et il nous rattrape toujours quoi que l’on fasse et où que l’on soit. Il y a aussi la belle Shoreh dont notre homme est amoureux et qui, elle aussi, traîne un lourd passé de violence et de sévices. Un jour, elle aura l’occasion d’exercer sa vengeance sur ce passé et le cafard l’aidera pour ensuite plonger pour toujours dans le monde d’en bas.

Cette fois, Rawi Hage a choisi de situer son histoire à Montréal et j’en suis très heureuse, aimant cette ville passionnément. L’auteur a bien rendu l’atmosphère glaciale des hivers montréalais et a décrit des endroits que je connais très bien, me faisant revivre des souvenirs chers à mon cœur. Rawi Hage possède un formidable talent de raconteur, un talent qui ne va pas sans me rappeler celui de Michel Tremblay. En effet, Rawi Hage crée un univers dans lequel le lecteur évolue comme s’il était chez lui. On suit le narrateur, extrêmement sympathique en passant, dans ses pérégrinations, dans son quotidien sordide, ses misères, ses petites joies, ses mesquineries, ses magouilles et ses différentes techniques de survie. Il possède un don particulier ce narrateur qui lui permet de s’introduire facilement dans les maisons des gens qu’il désire mieux connaître. Je n’ai pu m’empêcher de songer au livre « La métamorphose » de Kafka dont Rawi Hage s’est sans nul doute inspiré.

J’ai enlevé une étoile car le livre souffre d’un manque de rythme et j’avais parfois l’impression que cela tournait en rond, n’avançait pas. En effet, l’écrivain s’attarde sur des détails du quotidien qui m’ont lassée à la longue. Je me suis un peu ennuyée et je me suis sentie agacée par moments mais ce n’est pas un défaut majeur qui ne m’a nullement incitée à abandonner ce livre. L’écriture de monsieur Hage est si agréable et accrocheuse qu’elle compense les faiblesses à ce niveau. Et puis, le narrateur est si attachant, si sympathique dans sa vulnérabilité et sa rouerie que c’est un régal de le suivre dans sa petite vie d’immigrant miséreux prêt à toutes les bassesses afin de survivre.

Le livre a aussi le mérite de nous faire prendre conscience des difficultés et des embûches rencontrés par les immigrants qui arrivent au Québec sans diplôme ni formation et qui doivent s’adapter à un pays si différent du leur, avec des valeurs et des coutumes totalement autres. J’ai senti une certaine amertume chez l’auteur envers le Québec, « la Belle Province » pas si belle que cela et qui est loin du paradis qu’on leur a fait miroiter. On sent aussi une rage, une haine chez Rawi Hage envers les bien-nantis, les fils de politiciens et d’hommes d’affaires dont la vie est exempte d’inquiétudes et de stress au niveau monétaire. C’est un livre basé sur l’incompréhension qui règne entre les différentes ethnies et groupes sociaux.

La fin est réussie et vient sceller le destin de cet homme qui se dit mi-humain, mi-cafard, tellement il se sent méprisé et rejeté par cette société qui ne le comprend pas vraiment et à laquelle il n’arrivera jamais à s’intégrer malgré ses efforts.

« Il y a des immigrants qui cherchent encore à perpétuer l’époque révolue des grandes maisons remplies de colonnes, de serviteurs et de gros cigares. Ordures ! Ce sont les pires. L’élite du tiers-monde est la lie de cette planète et je ne me sens aucune affinité pour leurs matrones aux bijoux clinquants, leur arrogance et leurs écrans de télévision géants. Ordures ! Résidus de puissance coloniale qui se prennent pour des aristocrates. Ils arpentent la terre comme s’ils régnaient dessus, se prennent pour les propriétaires du pays de Canaan alors qu’ils ne sont que les descendants des porteurs, des larbins, des jardiniers coloniaux, des mercenaires à la solde des envahisseurs impérialistes. »

« La bestiole m’a coupé la parole : Et de tuer ? Tu es des nôtres. Tu as du sang cafard. Mais le pire, c’est que tu es humain, aussi. Il suffit de voir comment tu te décarcasses pour être adulé par les femmes, comme ces dieux jaloux et vaniteux. Allez, va faire l’être humain, mais n’oublie pas que tu seras toujours le bienvenu. Tu sais où nous trouver. Tu n’as qu’à garder un œil sur ce qui se déroule dans le monde d’en bas. »
S'exiler à Montréal l'hiver 8 étoiles

Rawi Hage est un Libanais bien établi à Montréal. La ville d'ailleurs sert de décor à son roman. On s'y reconnaît aisément. Les rues empruntées par les personnages nous sont familières et nous transportent dans un univers fréquenté par les immigrants, qui s'assemblent dans les bars de la Main Street, rue St-Laurent, pour fraterniser entre exilés. Les mots des uns adoucissent les maux des autres.

Des chroniqueurs ont comparé cette œuvre à celle de grands auteurs comme La Métamorphose de Kafka ou La Faim de Knut Hamsun. Le roman de Rawi Hage ressemble plutôt aux Contes des mille et une nuits. Comme Shéhérazade, le protagoniste se raconte des histoires pour ne pas s'enlever la vie. D'ailleurs, il a tenté de se pendre à un arbre, mais la branche n'était pas assez haute pour causer sa perte. Son geste lui a valu d'être interné pour troubles mentaux.

À sa sortie de l'hôpital, il fut soumis à un suivi par une psychologue. Obliger de se confesser ne fait pas partie du rituel de la culture du héros arabe. Même si Geneviève, la psy, éprouve une grande empathie pour son cas, ce n'est pas suffisant pour délier la langue de son patient. Tout de même, elle réussit à lui arracher des bribes de sa vie, en particulier, à dénouer les liens qui l'unissent à sa famille. Si on a quitté un pays, ce n'est pas parce qu'on y était heureux. Et oublier ses malheurs permet de surnager, surtout quand la violence était au menu du quotidien.

Vivre dans un monde de fusillades oblige à se métamorphoser en coquerelle ou cafard, comme le précise le titre, pour se cacher de ses bourreaux que le roman décrit dans ce qu'ils ont de plus abject. Le héros est quand même curieux de les connaître afin de mieux les combattre, voire de les suivre et de s'introduire dans leur domicile pour s'accaparer de ce qui pourrait l'aider à se venger de l'injustice dont il est victime. L'art de voler enrichit l'arsenal de celui qui veut profiter des armes de l'ennemi. Et si c'est un revolver, gare aux indésirables. Mais quand on n'a pas l'âme d'un tueur, on reste aussi vulnérable. Il faut du guts (de l'audace) pour se glisser dans la peau d'un meurtrier.

Le roman s'attache à cet univers glauque qui confronte les exilés. On ne leur fait pas de quartier et, confinés à des logements miteux, il faut de la résilience pour affronter l'adversité qui attend ceux qui se sont choisi un pays d'adoption. L'auteur a réussi un bon coup en transplantant son décor à Montréal en hiver. Les rigueurs de la saison s'arriment bien aux états d'âme des personnages. La neige qui se durcit devient un traquenard pour les piétons autant que l'exil peut en être un pour les immigrants. La comparaison est fort judicieuse.

Le plus important de l'oeuvre, c'est l'attachement de l'auteur au profil psychologique de ses protagonistes. Il les montre dans toute leur vulnérabilité, voire dans leur folie pour se créer un monde et dans leurs mensonges pour éviter le couperet. Le roman évite la dichotomie religieuse. Avec aplomb, il décrit uniquement l'âme de gens qui tentent d'être heureux, d'aimer et d'être aimés où ils ont choisi de vivre avec une tuque (bonnet de laine), des mitaines (moufles) et des combines (un sous-vêtement qui couvre le corps, des épaules à la cheville).

Libris québécis - Montréal - 82 ans - 29 juin 2020