Héros et tombes de Ernesto Sábato

Héros et tombes de Ernesto Sábato
( Sobre heroes y tumbas)

Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Jlc, le 11 septembre 2009 (Inscrit le 6 décembre 2004, 80 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (24 202ème position).
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Cinq étoiles dans la nuit de Buenos-Aires

Avant même de l’ouvrir, ce livre est beau : superbe couverture jaquette sombre comme un ciel de nuit que va éclairer une nuée vaporeuse ; citation chaleureuse de Carlos Fuentes ; introduction de Witold Gombrowicz qui passa plus de vingt ans d’exil à Buenos-Aires ; une quatrième de couverture qui est une invitation au plaisir de lire. Grâces soient rendues au service marketing de l’éditeur. Une fois lu, ce livre est encore plus beau, couvert de « post it », barbouillé d’annotations et de phrases soulignées. Car « Héros et tombes » est un très grand roman qui m’a emporté dans un labyrinthe obscur.

Vouloir le résumer relèverait au mieux d’une trahison, au pire d’une imposture. Bien sûr on pourrait dire que c’est l’histoire d’un amour fou, donc tragique mais ce serait tellement réducteur ! Ou bien l’histoire de Buenos-Aires, « cosmopolite, mercantile, dure et implacable », autre Babylone des temps modernes après « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin. Ou encore les forces contraires qui secouent la fondation fratricide d'une nation, toute de démesure et d’héroïsme extravagant, mais ce serait négliger les traces du temps que laisse la mémoire « ce mystérieux souvenir de nous-mêmes ». C’est aussi un discours des sentiments, comme il en est un de la Méthode, tant l’amour la passion l’amitié la haine l’indifférence la jalousie la tendresse, rarement, l’abjection sont parfaitement décrits et intégrés au récit. « Héros et tombes » est tout cela à la fois et mériterait bien plus que les cinq étoiles qu’autorise CL.

Ce livre « écrit pour éterniser ce qui est passager » a été publié il y a une cinquantaine d’années. Il reste d’une modernité confondante, Sabato déstructurant l’organisation classique du roman tout en restant dans le domaine de la fiction. Alejandra « plus que belle, souveraine » mais aussi imprévisible, excessive, instable, issue d’un famille patricienne déclassée qui fut impliquée dans l’histoire du pays suscite chez le rêveur Martin, fils d’une femme « qui est un égout », un amour fou qui crée chez lui « un désordre total d’idées et de sentiments ». Ils vont vivre brièvement « l’irrécupérable enchantement de nos jeunes années », découvrant vite que « le temps des hommes ne revient jamais sur ses pas ». Il est « presque heureux », et alors intensément, quand Alejandra a besoin de lui avant de devenir cassante ou, pire, indifférente. Son éducation sentimentale sera faite « comme dans les contes du palais enchanté d’une nuit qui retourne, à l’aube, au néant. » Le bonheur n’est jamais total et absolu comme le croit l’enfance, « il se donne par morceaux, par moments ».
Cet amour est assiégé par des forces occultes dont la figure emblématique est celle de Fernando, né le même jour que l’auteur, qui écrit un « Rapport sur les aveugles », persuadé qu’il s’agit d’une secte qu’il faut combattre sans relâche. Le réel devient « absurde et fragile comme les rêves, et comme eux, effrayant. » Ce texte qui entend pénétrer l’univers des aveugles prend parfois des allures de thriller surréaliste, œuvre d’un halluciné, paranoïaque qui se croit une sorte de « caudillo » luttant contre les maléfices qu’il imagine avec des conséquences inattendues pour les autres. Cette descente aux abîmes est vécue par Sabato de façon délirante et maîtrisée, poétique et réaliste. C’est admirable. La dernière partie du livre est une méditation d’un ami de Martin, Bruno, qui lui aussi a été « d’une certaine façon, amoureux d’Alejandra, même s’il ne s’agissait que d’un reflet, du mirage trompeur et fugace d’un autre amour ». Je vous laisse découvrir de qui il s’agit. Malgré la concordance de dates évoquée plus haut, peut-être Bruno est-il Sabato avec sa tendresse, son amitié, sa générosité, sa sagesse, « l’homme et sa part d’absolu dans un monde absurde ».
Ce roman de poète, vraisemblablement magnifiquement traduit, évoque des impressions, des sentiments, des lieux, des moments avec les mots et les phrases d’un grand littérateur. Ainsi le sommeil est-il « faubourg passager de la mort, transitoire des cauchemars ». Buenos-Aires est vue en un « temps de tristesse et de méditation, un état d’âme en harmonie avec...un automne de feuilles mortes et de ciel gris, mais aussi d’égarement et d’obscur mécontentement. »
Roman de moraliste aussi quand il écrit que « l’espoir n’abandonne jamais même si la lutte est vouée à l’échec, précisément parce que l’espoir naît du malheur ». Ou bien sur « l’amour entre deux êtres [qui] change à tout moment », sur la relativité de la vérité ou des sentiments quand « dire la vérité à quelqu’un c’est dire la vérité d’un moment... En revanche, celui ou celle à qui nous le disons croira que c’est la vérité pour toujours et de toujours. Alors l'autre sombrera dans le désespoir ». Ici on n’est pas très loin du côté de chez Proust. Et enfin cette extraordinaire définition de l’Argentine tant aimée : « Ce pays n’est pas cynique même s’il est plein de cyniques et de parvenus : les gens ici sont plutôt tourmentés, ce qui est le contraire puisque le cynique s’adapte à tout et se moque de tout ».
Gombrowicz a très bien vu que le travail de Sabato est « une fusion d’antinomies…Il accède à l’universalité tout en restant l’image même de son pays ; il est complexe et accessible ». Livre de ténèbres et de lueurs aussi, livre de folie et de réel, livre de solitude mais d’amour aussi, livre sur l’absurdité d’un monde qu’éclaire constamment, comme la couverture le montre bien, une nuée légère, celle de l’espoir des hommes, « cet espoir insensé avec lequel ils affrontent le malheur ».

Ernesto Sabato a du cesser d’écrire il y a une vingtaine d’années, victime d’une grave maladie oculaire. Est-ce une vengeance de la secte après la publication du « Rapport sur les aveugles » ? Car rien n’est fortuit, dit-il, le hasard n’existe pas. « Il n’y a pas de hasard, rien que des destins ».

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Fascination

8 étoiles

Critique de Kaftoli (Laval, Inscrit le 29 mai 2010, 58 ans) - 18 juillet 2015

Le roman Alejandra de Sabato m’a séduit, sans que je sois en mesure de dire trop pourquoi avec exactitude. Œuvre complexe dont la trame tisse des liens métaphoriques avec la situation argentine mais dont la signification m’est apparue bien souvent nébuleuse, le roman demeure toutefois envoûtant : il explore plusieurs facettes de l’histoire, des personnages, et s’engage dans plus d’une histoire secondaire, intrigante, émouvante. Il reste de cette lecture des images, des scènes chocs (une vieille qui reste enfermée dans sa chambre avec la tête de son père, pendant des décennies; un couple qui meurt enfermé dans un ascenseur; la cruauté de Fernando obsédé par les aveugles…), des réflexions philosophiques, une poésie parfois surréaliste. Est-ce l’histoire d’amour, de désir ou d’adoration de Martin pour le personnage éponyme qui m’a le plus intéressé ? N’est-ce pas plutôt ces réflexions sur l’anarchie, le temps, la politique, l’histoire, le destin, l’aveuglement qui nourrissent plusieurs belles pages ? Ici, pas de récit linéaire, mais une succession d’impressions, de portrait, d’anecdotes.
Laissez-vous séduire :)

A l'ombre de l'histoire

6 étoiles

Critique de SpaceCadet (Ici ou Là, Inscrit(e) le 16 novembre 2008, - ans) - 11 novembre 2011

Né en 1911, dans la province de Buenos Aires, Ernesto Sabato complète une formation de physicien et œuvre dans le domaine des sciences jusqu’au moment où, après la seconde guerre, à l’issue d’une crise existentielle, il abandonne cette voie au profit de la littérature et de la peinture.

Héros et tombes, son second roman, publié en 1961, est considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature argentine du XXe siècle.

Constitué de quatre parties il raconte l’histoire de Martín, un jeune homme âgé de dix-sept et de sa relation tourmentée avec Alejandra, une jeune fille au passé lourd dont la famille est mêlée de près à l’histoire d’Argentine.

L’histoire se déroule pour la plus grande partie, à Buenos Aires dans le début des années ’50, à une époque où le péronisme s’apprête à connaître un regain de popularité.

Il est donc question dans cette œuvre, de l’histoire d’amour entre Martín et Alejandra, mais aussi de l’histoire d’Alejandra, puis de l’histoire de la famille d’Alejandra, puis de l’histoire d’Argentine.

Au milieu de tout cela, un interlude (qui constitue la troisième partie du roman) présenté sous la forme d’un rapport rédigé par Fernando, un des personnages (un récit qui à l’origine fut publié séparément sous forme de nouvelle), change la donne et nous entraîne dans un univers onirique, riche en couleur, qui plonge peu à peu dans l’inconscient pour éventuellement frayer aux limites de la folie.

Après ce passage, le roman reprend, avec le quatrième volet, son rythme et son ton initial pour délivrer la conclusion.

Tout compte fait, il n’y a pas vraiment d’histoire dans ce roman et il n’y a pas de thème principal, mais il y a des existences, des histoires personnelles et il y a l’histoire d’Argentine tout à la fois, histoires sur lesquelles on rumine et que l’on examine et questionne, cherchant à y trouver un sens ou une explication.

A l’exception du troisième volet (dont la narration et le contenu se démarquent du reste du roman), le ton est nostalgique, la phrase est poétique, les dialogues sont pathétiques, l’action est inexistante tandis que le propos semble se chercher.

L’essentiel réside, pour les trois quarts du roman, dans la façon dont l’auteur réussit à créer une ambiance, une ambiance à la fois sensuelle et pathétique, langoureuse et vague, une ambiance qui nous enveloppe, un peu à la manière d’un brouillard, et à l’intérieur de laquelle tout semble diffus, à un point tel que les éléments historiques qui parsèment le récit, et qui plus est, cet étrange et magistral troisième volet, ne parviennent pas vraiment à y trouver leur chemin.

Au final, on a l’impression que l’auteur a écrit ce roman sur le fil d’une sensation ou d’une vision et au gré de quelques idées, sans trop savoir où il voulait aller ni ce qu’il désirait raconter. Il en résulte un roman à la fois éclectique et nébuleux.

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