Strange fruit : La biographie d'une chanson
de David Margolick

critiqué par Numanuma, le 4 juin 2009
(Tours - 50 ans)


La note:  étoiles
Une déclaration de guerre
Il y a des chansons qui sont plus que des chansons, plus que des notes et des mots ; des chansons qui sont un monde en soi. Des chansons qui changent la vie. De ceux qui les écoutent. De ceux qui les chantent. Et parmi ces chansons, certaines changent la vie même de ceux qui ne les aiment pas qui ne les ont jamais entendues mais qui savent de quoi il retourne.
Strange Fruit est de ces œuvres rares et précieuses et ce petit livre de David Margolick, ancien journaliste juridique au New York Times ( !) raconte l’histoire de cette incroyable chanson.
Il faut vraiment qu’une chanson soit bonne pour qu’elle mérite une « biographie » et assurément, Strange Fruit fait partie de cette catégorie. Je suppose que nous avons tous notre titre fétiche, notre petite chanson à nous, celle qui nous fait sentir bien, qui ramène les bons moments et les meilleurs souvenirs mais tout cela fait abstraction, en général, du message de la chanson en question car ce qui compte alors, c’est l’impression produite à un moment donné et c’est cette impression qui revient régulièrement, embellie encore par le passage du temps et ce moment particulier prend un aspect quasi surnaturel ; une madeleine de Proust musicale en quelque sorte.
Maintenant, essayer de trouver une chanson qui mérite objectivement qu’on lui consacre un bouquin. Like a Rolling Stones de Bob Dylan est du nombre et un livre au moins existe déjà (je l’ai lu et j’avoue n’avoir pas vraiment compris…). On peut sûrement ajouter We Shall Overcome, une chanson folk qui a rythmé les luttes pour les droits civiques eux USA, Satisfaction des Rolling Stones, Stairway to Heaven de Led Zeppelin ou Bloody Sunday de U2 (même si je ne suis pas vraiment fan de U2 mais j’ai parlé d’objectivité). Ces chansons sont intimement liées au destin de leurs interprètes respectifs au point d’avoir radicalement changé leurs carrières, d’être entrées dans toutes les listes et classements possibles, d’avoir collé à une époque.
Mais Strange Fruit est la matrice de toutes les chansons « engagées », si ce mot a encore du sens. Billie Holiday, si elle ne l’a pas écrite, l’a chantée 16 an avant que Rosa Parks refuse de céder sa place à un Blanc et ouvre ainsi la voie aux grandes campagnes de droits civiques des Noirs américains ! Même si en 1939 les lynchages ne sont plus monnaie courante aux USA, nombreux sont ceux à qui le texte est autre chose qu’une œuvre poétique et métaphorique. Pour de nombreux auditeurs, ces « étranges fruits » sont une réalité qu’il a fallu affronter.
Pour les Noirs comme pour les Blancs, ce titre était purement et simplement un constant terrible et sans appel d’une réalité indéniable. La chanson a été qualifiée de « première protestation importante en paroles et en musique, premier cri non-voilé lancé contre le racisme ».
Autre élément important, la chanson a fait débat car, si elle était appréciée par les intellectuel Noir et les divers courants progressistes, d’autres trouvaient la chanson déprimante et y voyait une forme d’appel à la rébellion la plus violente.
Enfin, tous s’accorde à dire que ce titre était le clou du spectacle de Billie Holiday : elle finissait avec ce morceau et il n’y avait pas rappel. Ceux qui l’ont vue disent que Billie était transfigurée quand elle l’interprétait et que cela était une expérience inoubliable et initiatique. D’ailleurs, rares sont ceux qui se sont essayé à reprendre le titre.
Autre élément très intéressant de ce petit bouquin très bien fichu, il met en lumière celui que l’on oublie toujours quand on parle de Strange Fruit : son auteur.
Je l’ai dit, ce n’est pas Billie Holiday qui l’a écrite, même si elle dira le contraire dans son autobiographie. L’auteur est un professeur de littérature haut en couleur. Abel Meerepol était un juif de New York, communiste (et il fallait du courage pour être communiste aux USA à l’époque !), parolier connu et prolifique. Il n’a pas écrit la chanson spécifiquement pour Billie et d’autre l’ont interprétée avant elle.
Abel est aussi connu pour avoir recueilli les enfants des époux Rosenberg condamnés à la peine de mort. Il écrivait tout le temps et composait. Kurt Weil et Thomas Mann comptaient parmi ses fans !
Malheureusement pour lui, la chanson devint tellement l’œuvre de Billie qu’il lui fut difficile de prouver qu’il en était bien l’auteur. Et bien qu’il y soit parvenu, ce n’est jamais son nom qui est évoqué lorsqu’on cite ce titre…
C’est donc une histoire à double tranchant qui nous est racontée ici, une histoire unique qui lie définitivement un interprète avec l’œuvre, une histoire rare. Quelque-chose comme le talent allié à un texte parfait dans un contexte particulier. Un miracle.