Décantation du temps de Marcel Peltier

Décantation du temps de Marcel Peltier

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Kinbote, le 8 avril 2009 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 083ème position).
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« Des silences comme des fleurs »

Que fait Marcel Peltier dans DÉCANTATION DU TEMPS ?

Il donne à voir une image (« C’est tout un travail d’extraire des images qui donnent à voir », G. Deleuze), sous forme d'un fragment, d'un distique très court, de 4 à 6 mots, inspiré en partie par les quanta de poésie de Guillevic et répondant à une contrainte oulipienne formulée par François Le Lionnais.

Il mixe deux sensations, souvent optiques (comme dans le haïku qu’il a pratiqué et continue de pratiquer sous des formes légèrement modifiées); en tout cas il les juxtapose. Et laisse faire, laisse infuser… D’un coup d’œil, le lecteur voit toute la scène, rien ne lui est caché mais tout n’est pas donné à voir: il reste du non-vu et a fortiori du non-dit.

On trouve dans le présent recueil beaucoup d’ombre et de pénombre, de « fantômes de brume » et de nuages, de nuits de lune et d’ aubes, d’instants pour tout dire « entre chien et loup », qui forcent le regard ou privilégient l’objet signalé à la vue. Ce voile mis sur les choses permet de les nommer : « aube / les choses se nomment ».
Et toujours ce précieux silence: « des silences / comme des fleurs »
Il isole l’objet à voir des éléments environnants, de sorte que chaque image devient une vision, une possible apparition. Beaucoup d’oiseaux aussi (« l’oiseau / compagnon d’aube ») et de ciels - cela, depuis longtemps - qui pourraient figurer, comme ce « soleil sort(ant) de prison », les possibilités d’évasion hors d’un monde trop axé sur les apparences même si l’auteur s'emploie à garder des « attaches réalistes ». Marcel Peltier ne veut pas d’un art-miroir qui se contenterait de récolter des reflets.

« le miroir
seulement des apparences »

Face à ce semblant de simplicité, on pourrait se dire : « Ben quoi, j’ai tout vu, tout lu, passons vite à autre chose.» Non ! Si c’est à un temps arrêté auquel Peltier nous convie, c’est un temps qui enferme de l’espace, qui l’ouvre, un temps approfondi, qui rend d’autant mieux compte d’une immédiateté.
Même si ici il faudrait davantage parler d’entre-plan, de hors-champ que de profondeur de champ qui se situerait à la césure entre la première et la seconde ligne de ses distiques.

Dès lors qu’on avance l’hypothèse que le fragment possède un entre-temps, un hors-champ, le lecteur est amené à interroger l'interstice et il devient non pas le spectateur d’un tableau fixe mais un spect-acteur qui, dans le processus ainsi enclenché, a pour fonction de compléter, d’animer, selon sa propre subjectivité, la mise en mots de l’auteur. Les deux participent / goûtent à un même travail / plaisir à partir du fragment proposé.

Dans son cours du 18 mai 1983, Gilles Deleuze rappelle que Bergson dans « Matière et mémoire » appelait l'image créant une brèche temporelle une image mémoire, ou encore image souvenir. La poésie de Marcel Peltier donne souvent à voir, à ressentir des choses qui sortent du pré-visible, derrière lesquelles on perçoit des pans de passé. Ses fragments opèrent des coupes temporelles. Pour le dire plus simplement, on devine dans le non-dit de chaque moment épinglé un passé et, pourquoi pas, un temps imaginaire. Comme si l’ « image » sortie de son contexte - on ne sait rien de ce qu’il y a immédiatement avant ou après - pouvait, allégée de son environnement causal, mieux opérer des bonds dans le temps. C’est comme si chaque image était teintée d’un souvenir ou de la marque de l'éphémère.

" brumes accolées aux choses
parenthèses "

Artaud, signale Deleuze dans cette fameuse leçon, recherchait des images qui ébranlent l’âme. Marcel Peltier est moins orgueilleux, plus réaliste aussi : ce qu’il souhaite quand, dans l’avant-propos, il invite son « lecteur à lire très lentement chaque fragment, source potentielle de méditation et de remise en question », c’est troubler les esprits, mais à la façon d’une immobilité liquide un instant modifiée par le contact d’un objet. Cercles concentriques du temps. Matière et mémoire…

« pas un mot
ça dure »

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Dans la lumière de zazen

9 étoiles

Critique de Lucien (, Inscrit le 13 mars 2001, 68 ans) - 19 avril 2009

Cinq mots. Cinq mots suffisent.

dans la lumière
de zazen

Ces cinq mots aussi suffiraient pour dire la réaction du visiteur – ce mot de « visiteur » naît spontanément sous mes doigts. Entrer dans ce livre du pied gauche, comme on franchit la poutre au seuil du dojo.

Cinq mots. La plupart du temps, ces textes se limitent à cinq mots en deux lignes (peut-on parler de vers ? L’auteur, en tout cas, se l’interdit.)

aube
les choses se nomment

Oui, « les choses se nomment », et toute l’entreprise de Marcel Peltier tient dans ce va-et-vient entre la chose et le nom de la chose, entre le réel et sa conceptualisation par une pensée humaine. Paradoxe. Marcel Peltier, c’est le contraire de Descartes. Point de : « Je pense, donc je suis. » Plutôt : « Je pense, donc je ne suis pas. » Comme dans le bouddhisme zen. Si je dis la chose, si je la pense, y ajoutant ma pensée, ou des mots, je la modifie, l’annule, l’abolis en tant que telle. « Qui ajoute des mots enlève du sens », ai-je écrit quelque part. Pourtant, existe en certains hommes la volonté de dire. D’écrire. De publier. Que ce soit au moins avec humilité, en bannissant l’emphase, la métaphore, la « littérature ». Que ce soit, pourquoi pas, en cinq mots.

nulle grenouille
la mare gelée

Le clin d’œil à Basho est évident, la référence au haïku, patente. Car Marcel Peltier connaît tout de ce genre « poétique » (d’une poésie sans poésie, comme le zen pratique la pensée sans pensée) né, codifié, sacralisé au Japon. Et Marcel Peltier aime le haïku au point de le désacraliser, de se l’approprier, de l’user encore comme ces objets familiers conservés au fond d’une poche et qui s’y patinent, s’y gomment, s’y rongent. Oui, pourquoi dix-sept syllabes si cinq mots suffisent.

parfois le silence
prend racine

Oui, parfois le silence… « Qui me nomme me tue. » Le silence… Oui, parfois le silence même se tait, et les choses alors peuvent parler, dire leur « éphémère vérité ». En cinq mots.

la clef
suspendue au clou

Choses quotidiennes. Cette clef-là, unique, usée, elle aussi, par la vie, par sa vie de clef. Cette clef de nul coffre au trésor mais qui garde ces humbles objets auxquels on tient. Et son compagnon le clou – pourquoi chercher d’autre porte-clef que ce clou planté, peut-être, par le père, par l’ancêtre ? « Clef », « clou », et l’on en oublierait presque leur ressemblance sonore, à ces vieux époux, clou mâle et clef femelle dans le genre grammatical comme dans la morphologie freudienne de la pointe phallique et du creux féminin… décidément, mots et choses sont faits pour s’entendre.

« Célébration du quotidien », disait Colette Nys-Mazure. « Décantation du temps », répond Marcel Peltier. Sur le blog de l’auteur, des milliers d’instants ainsi nommés, ainsi arrachés à l’anonymat des secondes – et des milliers d’instants quotidiens, ça forme une ligne du temps. Quant à la décantation, elle évoque ces vieux vins qui ont traversé le temps et dont il faut, pour les déguster, filtrer la lie. C’est à cette opération que se livre ici Marcel Peltier : parmi des milliers d’instants déjà choisis, ne garder que la quintessence pour nous livrer ce livre où les objets se détachent comme des photos encadrées sur un mur. En cinq mots.

etc.
la vie se poursuit

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