Par-delà le crime et le châtiment : Essai pour surmonter l'insurmontable
de Jean Améry

critiqué par Smokey, le 2 avril 2009
(Zone 51, Lille - 38 ans)


La note:  étoiles
Le livre pour comprendre le statut du déporté.
Hans Meyer est un autrichien, de père juif et de mère catholique. Il a étudié la littérature et la philosophie. En 1955, il prend le nom de Jean Améry.
En 1938, lui et sa mère émigrent en Belgique. Il devient militant et se fait arrêter et enfermer à deux reprises par la Gestapo.

Son oeuvre a fortement inspiré les témoignages des rescapés des camps nazis (comme Kertész,Semprun, Levi, Delbo...). C'est probablement "LE" livre à lire pour comprendre l'état, le statut, le ressentiment du déporté. Personne n'a été aussi loin que lui dans le développement sur Auschwitz. C'est dans son étude, qu'il tente de "penser" Auschwitz, de savoir ce qu'il faut faire de cet état de ressentiment qui découle de la confrontation entre l'esprit et l'univers concentrationnaire.

Pour replacer l'oeuvre dans le contexte, Améry l'a écrite en 1964, la même année que le procès d'Auschwitz à Francfort. Il y raconte son parcours: la torture par la Gestapo pour son activité de résistant belge, puis sa déportation à Auschwitz-Monowitz parce qu'à moitié juif.

Il mène ainsi plusieurs réflexions sur différents thèmes qui expliquent Auschwitz. Jamais la vie du camp en tant que telle n'est abordée (l'auteur ne décrit pas les situations de la vie quotidienne pendant la Shoah comme le font Levi ou Kertész), le livre est un essai, une réflexion sur un état, l'état de déporté.

C'est par la torture que commence l'histoire de la déportation pour Améry, voici quelques phrases qui m'ont particulièrement marquées dans cette partie de l'analyse:

"La torture était l'essence même du troisième Reich" (p.70)

"Le premier coup fait comprendre au détenu qu'il est sans défense et que ce geste renferme déjà tout ce qui va suivre à l'état embryonnaire" (p.70)

"Le viol physique de l'autre se mue en acte d'anéantissement existentiel dès lors qu'il n'y a plus d'aide à espérer. La torture c'est une partie de votre vie qui s'éteint pour ne plus jamais se rallumer." (p.73)

Ce qu'il y a de vraiment intéressant dans son analyse, c'est que c'est un des seuls écrivains qui garde en tête son statut de déporté et qui considère que les allemands vivants en Allemagne-dans leur totalité- pendant la période du troisième Reich soutenaient le nazisme d'une façon ou d'une autre. Pour lui, cet élément était capital, les nouvelles générations ne devaient pas entretenir la haine, mais chacun se doit de comprendre d'où il vient et de qui il vient. Selon lui, c'est l'unique façon de comprendre ses fautes et de ne pas les oublier.

Jean Améry revendique et affirme le droit des victimes à la douleur, à l'errance affective, au "ressentiment". La souffrance personnelle de celui qui a survécu est tirée en plein jour: "...de nouvelles générations ne cessent de croître dans les deux camps, et entre elles deux, qui de part et d'autre subissent l'influence de leur origine et de leur environnement, l'ancien fossé, l'insurmontable fossé se creuse, béant. Le temps le refermera un jour, c'est certain. Mais cela ne peut se faire dans une volonté de conciliation paresseuse, irréfléchie, foncièrement fausse (...). Au contraire: comme il s'agit d'un fossé moral, il faut qu'il reste provisoirement grand ouvert..."

Jean Améry s'est tenu au coeur de ce "fossé moral " et il donne quelquefois le sentiment d'y vivre et de s'y épuiser seul tandis que les autres hommes, ceux qui pardonnent, ceux qui oublient, recommencent à vivre, à passer des accords, à construire: "Les ressentiments (...) n'ont que peu ou pas de chances de faire avaler aux vainqueurs l'amère pilule de leur triste besogne. Nous, les victimes, devons "en finir" avec cette rancune, en finir au sens que ce mot avait dans le jargon du KZ, c'est-à-dire à peu près faire mourir." Proclamer le droit des victimes au ressentiment constituait, aux yeux d'Améry, un geste éminemment politique.

Améry explique également comment l'expérience du camp diffère de l'individu intellectuel à celui qui ne l'est pas:

"Le détenu non entraîné à l'exercice de l'esprit acceptait toutes ces choses sans trop sourciller, avec la même égalité d'humeur que celle que trahissaient déjà avant des réflexions comme "Il faut qu'il y ait des riches et des pauvres" ou bien "Il y aura toujours des guerres". Il n'y avait jamais pour lui de logique humaine générale, mais seulement un système cohérent visant à la conservation de soi. A l'extérieur il avait dit "il faut qu'il y ait des riches et des pauvres" mais en dépit de cette reconnaissance il avait mené la lutte du pauvre contre le riche sans la ressentir comme une contradiction. Pour lui, la logique du camp de concentration n'était qu'une application renforcée de la logique économique, et il l'accueillait avec un mélange approprié de résignation et de volonté de résister" (p.40).

Cette expérience diffère encore en fonction de l'engagement politique ou de l'appartenance religieuse du déporté:

"Pour les camarades politiquement engagés, qu'ils aient été ou non des hommes "d'esprit" au sens où nous l'entendons n'entre pas en ligne de compte."

Certains communistes diront à ces intellectuels sans croyances, sans engagements:
"Et maintenant vous vous retrouvez là, vous les raisonneurs bourgeois et vous tremblez devant les SS. Nous ne tremblerons pas, et même si nous devons crever ici comme des chiens, nous savons qu'après nous, les camarades colleront toute la bande au mur! L'un comme l'autre (le religieux comme le politique) se dépassaient et se projetaient dans l'avenir."

Enfin, je vous mets la réflexion sur "l'être" qui va inspirer l'ensemble de l'oeuvre d'Imre Kertész:

"On pouvait être affamé, être fatigué, être malade. Mais dire que l'on était, sans plus, n'avait aucun sens. Quant à l'Etre lui-même, c'était devenu une bonne fois pour toute un concept irreprésentable qui nous semblait désormais creux et vide de sens. Se transposer en paroles au-delà de l'existence réelle était devenu un luxe inadmissible et un jeu non seulement futile, mais ridicule et méprisable. (...) Nulle part ailleurs dans le monde la réalité n'exerçait une action aussi efficace qu'au camp, nulle part ailleurs elle n'était à ce point réalité." (p.54)

Un des livre des plus importants pour comprendre et appréhender la Shoah et le statut des déportés-rescapés.