La jalousie
de Alain Robbe-Grillet

critiqué par Kinbote, le 2 décembre 2001
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Le récit autrement
Voici un roman où il ne se passe rien (au sens traditionnel de l’action romanesque) mais qui interroge notre perception du réel et du temps!
A… (seulement désignée par une lettre) accueille Franck, dont la femme et l'enfant malades n’ont pas pu venir, sur la terrasse de sa propriété. Ils conversent du voyage qu'ils feront ensemble en ville un jour prochain pour, l'un, acquérir un nouveau véhicule et, l’autre, faire des achats. Un boy sert et dessert. Nous sommes quelque part en Afrique, au milieu d’une bananeraie ; c'est dire si le soleil et ses manifestations, ombres et variations de lumières, sont omniprésents. Seul fait notable, l'homme, à un moment, se servant de sa serviette roulée en bouchon et de son pied va déloger du mur puis écraser une scutigère, variété géante de mille-pattes, en provoquant la crispation des doigts de la femme sur la nappe. Par la fenêtre les convives observent l’avancée du travail des ouvriers oeuvrant à la réparation d'un pont de rondins.
La scène centrale est sans cesse revisitée, avec des précisions nouvelles, des agrandissements de détails. Peu de souci, comme on l’a beaucoup dit, de la psychologie des personnages, de leurs états d’âme ou motivations.
L'auteur nous installe cependant dans cette tradition du roman psychologique qui veut qu’il y ait une action, en tout cas, de l'amour, des passions, de la jalousie, mais on chercherait en vain celle-ci ailleurs que dans le volet qui porte ce nom.
Les protagonistes évoluent-ils au sein d'une relation désirante ? Qu'attendent-ils de l’autre ? On peut tout conjecturer, mais rien n'est jamais confirmé par l'auteur . Des indices sont déposés, comme les gros plans faits sur la chevelure de A.. , sur la lettre qu'elle lit ou le poème qu'elle écrit, sur le voyage en ville retardé à la suite d'un incident qui sera l’occasion d'un rapprochement, mais a-t-il, aura-t-il lieu ?
De sauts temporels en transitions imperceptibles, on navigue en aval et en amont d'un temps flottant , mais ça avance dans une impression somnambulique, comme si le récit avait du mal à s’extraire de ses composants de base, qu'il en était otage.
Les événements s’encadrent ou se fragmentent dans des fenêtres. Les taches du réel peuvent s'effacer ou s’accentuer quand ils sont vus de derrière le verre d’une vitre ou par les lamelles d’une jalousie. Robbe-Grillet, dans ses descriptions, inventorie toutes les figures de la géométrie, triangle, carré, trapèze, losange à tel point qu’on pourrait, si on ne l’a fait, parler de littérature cubiste car, comme dans la peinture du même nom, le récit est éclaté, les portraits dépossédés de leur dimension expressive, les détails vus sous des angles d'approche divers.
Au finale, une remise en cause de nos habitudes de lecture car, même s’il a passé la quarantaine (au propre et au figuré) et qu'il a produit des influences diverses depuis, ce roman n'a pas vraiment donné naissance à un nouveau courant littéraire. (Que reste-t-il du Nouveau Roman aujourd’hui ?). C’est un livre qui a pour ambition de déchiffrer le réel autrement qu’en termes narratifs coutumiers, pour nous éviter de tout voir sous le prisme de l'événementiel, du possible récit, du spectaculaire. Il lave le regard qu'on porte ordinairement sur les choses, nous poussant à voir un motif avec tout son contexte matériel, comme si les éléments participant de ce motif, aussi anodins soient-ils , interagissaient entre eux, infléchissaient le déroulement supposé des choses.
Thème et variation 8 étoiles

De la même manière qu'on peut apprécier le retour d'un thème dans une pièce musicale, on aime la composition de ce roman qui utilise un procédé comparable: la reprise d'un passage qui varie parfois de manière infime. Il faut savoir trouver l'intérêt de ces modifications.
Pour ma part, l'exercice de style m'a intéressée et séduite.

Justine J - - 38 ans - 31 mars 2013


Un ton extraordinaire 10 étoiles

C'est le ton qui m'a le plus plu dans la Jalousie! Le fait qu'un homme surveille sa femme constamment, qu'il est là, même s'il n'est pas là, ses suppositions. C'est mon livre préféré à vie!!

Pluirelle - - 42 ans - 27 octobre 2005


Sans fond...et sans ordre! 9 étoiles

Lors de sa dernière venue - officielle - à Bruxelles, Alain Robbe-Grillet racontait, en riant car il s'amuse de tout, qu'un grand critique de l'époque s'était vraiment inquiété de savoir si l'exemplaire qu'il avait reçu en service de presse ne possédait pas un vice de fabrication car il retrouvait au fil des pages, invariablement (de son point de vue) reproduite, la même scène...

Kinbote - Jumet - 65 ans - 17 décembre 2002


Un exercice de style sans fond 8 étoiles

Sans fond, oui. Nul n'a encore touché le fond de ces insondables romans, pas plus que de ces abysses où s'aventurent les sous-marins errants, tandis qu'à la surface s'ébattent de musclés véliplanchistes. En psychanalyse, qu'y a-t-il de nouveau après Lacan? Lacan! En littérature, qu'y a-t-il de nouveau après le Nouveau Roman? Le Nouveau Roman!

Lucien - - 68 ans - 16 décembre 2002


Un exercice de style sans fond ? 3 étoiles

Certes, la critique de Kinbote est brillante ! Elle a presque réussi à me faire oublier l'ennui que j'ai rencontré en lisant ce roman.
Quand je me suis lancé dans cette lecture, je voulais découvrir « le nouveau roman » !
Sans rien savoir sur ce courant littéraire, j'ai choisi, au hasard, la jalousie. C’est donc sans aucun a priori, ni aucune indication que je me suis lancé. Lors de la 1ère moitié du livre, j’ai aimé certains passages, j'ai apprécié l'ambiance, je me suis forcé à lire de longues descriptions sur la forme d’objets ou sur l’ordonnancement de la bananeraie. Puis, j'ai été un moment désarçonné par cet éclatement chronologique et enfin, j’ai été énervé par les répétitions et les « redites ».
Ce qui m'a gêné, ce n’est pas cette chronologie floue, plutôt brillante, mais c’est le fait que les scènes sans cesse revisitées dont nous parle Kinbote le sont (à mon avis ! car cela ne semble pas être celui de Kinbote) d'une manière qui n'apporte jamais rien de nouveau. Souvent, l’auteur n'hésite pas à employer les mêmes phrases pour « revisiter » une scène ! Et puis, il y a toutes ces descriptions fastidieuses que Kinbote nous présente comme du cubisme. Et d’ailleurs, Robbe Grillet ne se contente pas de décrire des formes, il décrit également les gestes, je ne résiste pas à l’envie de vous citer un extrait
: « La main droite saisit le pain, et le porte à la bouche, la main droite repose le pain sur la nappe blanche et saisit le couteau, la main gauche saisit la fourchette …» . Et ça continue comme ça pendant une vingtaine de lignes !
Bref, chacun se fera sa propre idée, mais pour ma part, ce livre, s'il est certainement un bel exercice de style littéraire sur la forme du récit, ne possède vraiment pas assez de fond, de substance. Et franchement, au final, on s’ennuie pas mal et on est ravi que tout cela ne fasse pas plus de 216 pages ….

Tophiv - Reignier (Fr) - 48 ans - 16 décembre 2002


Rasoir? 8 étoiles

Rasoir, Robbe-Grillet? Oui, mais comme une lame affûtée qui tranche dans le vif, qui dissèque les comportements, qui fait "tabula rasa" des habitudes narratives héritées du dix-neuvième siècle, des fanfreluches romantiques, des grosses ficelles réalistes. Certaines oreilles du vingt et unième sont incapables d'écouter la musique du vingtième. De même, certains lecteurs continuent à considérer comme illisibles les oeuvres laissées voici près d'un demi-siècle par des romanciers qui considéraient comme obsolètes les vieilles recettes balzaciennes. Stendhal disait qu'il écrivait pour les lecteurs de 1930. Attendrons-nous 2050 pour lire vraiment Robbe-Grillet? J'oubliais l'essentiel : que cette critique de Kinbote, découverte tardivement, est sans aucun doute l'une des meilleures que j'aie jamais lues sur le site.

Lucien - - 68 ans - 3 mai 2002


La barbe ! 1 étoiles

Misère de misère, que tout cela est excitant ! Pouah, pouah et re-pouah ! Non à toute cette littérature cérébrale, et non à ce style jésuitique ! Plutôt que de lire cette énième éponge poisseuse signé Robbe-Grillet, et puisque l'ennui semble être la passion des purs cérébraux, je préfère me replonger dans la "Somme théologique" de Thomas d'Aquin", qui semble à côté de ceci une œuvre de pur délassement, un conte grivois, une féerie chrétienne pour enfants de chœur en goguette !

Syllah-o - Liège - 61 ans - 6 décembre 2001


*** 9 étoiles

Très belle critique en effet. J'ai lu tout ARG ou presque, et beaucoup de choses écrites à son propos : c'est la première fois que je lis un rapprochement avec le cubisme, observation qui me paraît tout à fait pertinente. Par ailleurs, à l'intention de ceux que le côté "intellectuel" de cette littérature rebute, j'ajouterais que "La jalousie" est aussi, à sa façon, un livre d'une extrême sensualité: la "caméra-stylo" de l'auteur ne décrit pas seulement les choses avec une précision géométrique, à certains moments on a quasi l'impression qu'elle les caresse. Rasoir, peut-être, mais alors, comme un paysage, un tableau ou une femme sublime examinés sous tous leurs angles.

Eric B. - Bruxelles - 57 ans - 6 décembre 2001


Très belle critique 4 étoiles

Mais je n'ai jamais lu du Robbe-Grillet et ce n'est pas après cette lecture que je serai tenté d'en lire un !... La critique est bien écrite, le bouquin semble vraiment rasoir au possible !...

Jules - Bruxelles - 79 ans - 6 décembre 2001