Maximes et pensées : Caractères et anecdotes
de Sébastien-Roch-Nicolas de Chamfort

critiqué par Christian Adam, le 2 mars 2009
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Chamfort, le Misanthrope écartelé...
« À intervalles de plus en plus espacés, accès de gratitude envers Job et Chamfort, envers la vocifération et le vitriol...»
(Cioran)

« Chamfort, homme riche en profondeurs et en tréfonds de l'âme, sombre, souffrant, ardent, - penseur qui jugea le rire nécessaire comme un remède contre la vie et qui se croyait presque perdu le jour où il n'avait pas ri...» (Nietzsche)

« Forcé de renoncer à l'amour, ou du moins engagé à une prudence terrible, au moment même où ses passions parlaient le plus haut, il fut pris d'une sorte de désespoir ; mais le fond de son âme était farouche : ce désespoir se transforma en violence, et il se mit à observer la société avec un regard agressif, que la réflexion, ensuite, chargeait d'une philosophique amertume.» (Remy de Gourmont)

« Il est le plus désolé des moralistes, et cependant il préconise le rire, - un rire noir, viril et tonique. Jamais avant lui le désespoir n'avait consenti à avoir tant d'esprit, la douleur ne s'était faite à ce point désinvolte. »
(Jean Rostand)



Nous savons que les Produits de la civilisation perfectionnée de Chamfort, mieux connus sous le titre de Maximes et pensées, caractères et anecdotes, sont l'oeuvre d'un homme qui consignait chaque jour la matière de ses réflexions sur de petits carrés de papiers, rédigées tantôt en maximes, en anecdotes, ou en mots d'esprit piquants, qu'il plaçait ensuite pêle-mêle dans de petits cartons que son bon ami Ginguené retrouva après sa mort et dont celui-ci assura la première édition d'ensemble. Cette oeuvre est le fruit de réflexions aiguës d'un homme aigri par les déceptions sentimentales et les revers infligés par le destin tragique qui fut le sien, au lendemain de la Révolution française. Les Maximes et pensées de Chamfort font donc partie de ces oeuvres composées « après l'âge des passions », qui naissent au pied du volcan, au milieu des décombres laissés par l'effritement des espérances, et qui fleurissent sur le sol du désabusement. Derrière le regard impitoyable que Chamfort porte sur l'Ancien Régime, sous l'impassibilité des formules du moraliste, nous voyons graduellement émerger la figure d'un homme écorché par les circonstances, veuf des illusions qu'il a nourries durant sa jeunesse, et recourant à la maxime comme arme pour triompher des rancoeurs et des vexations qu'il a cumulées dans sa vie mondaine passée. Mais loin de s'ingénier à revêtir ses pensées de couleurs abstraites à l'exemple de ses illustres prédécesseurs, là où chez La Rochefoucauld ou La Bruyère l'expression vise une universalité qui efface quasiment la trace de l'auteur, l'individualité mélancolique de Chamfort s'affirme par des traits d'esprit à la fois caustiques et désenchantés, se devine sous les anecdotes satiriques qu'il relate.

Un des paradoxes exquis qui sous-tend les Maximes et pensées consiste à dénoncer « la charlatanerie des moralistes » (§ 293) et à pointer le caractère totalitaire des maximes, alors que l'oeuvre en est composée en grande partie, comme si le moraliste sciait d'entrée de jeu la planche sur laquelle reposent ses maximes : « L'homme supérieur, écrit-il, saisit tout d'un coup les ressemblances, les différences qui font que la maxime est plus ou moins applicable à tel ou tel cas, ou ne l'est pas du tout [..] l'homme de génie voit que la nature prodigue des êtres individuellement différents, et voit l'insuffisance des divisions et des classes qui sont d'un si grand usage aux esprits médiocres ou paresseux.» (§1). Non seulement il n'existe aucune maxime qui ne comporte sa contrepartie, l'ambivalence étant au coeur même de la vie de Chamfort, mais si cette oeuvre ne recule pas devant les contradictions, c'est que l'existence de l'écrivain en fut largement tissée. L'homme Chamfort est un être foncièrement écartelé : d'une part, il ne trouve pas son compte dans la Société, qu'il fustige à longueur de pages, mais la solitude monacale, aboutissement de ses nombreux mécomptes, finit en même temps par l'insupporter. Lorsqu'il décrit sa « vie entière » comme « un tissu de contrastes apparents » avec ses « principes » (§335), le lecteur est aussitôt incité à recomposer cette figure qui se livre de manière fragmentée et à glaner dans l'oeuvre les propos qui illustreraient cette confidence autobiographique. Ainsi, autant il se console mal de pouvoir supporter les bienfaits de la retraite solitaire, considérant que « la vie contemplative est souvent misérable. Il faut agir davantage, penser moins, et ne pas se regarder vivre» (§341), autant il voue un culte à la solitude de l'esprit libre, annonciateur des envolées nietzschéennes : « de pareilles âmes sont exposées à se voir seules, à vivre isolées, comme l'aigle ; mais comme lui, l'étendue de leurs regards et la hauteur de leur vol est le charme de leur solitude. » (§ 284) Chez cet esprit qui rêve de « pouvoir unir les contraires » (§120), plus pour réaliser une certaine harmonie que parce qu'il y croit véritablement, davantage pour apaiser la tension qui le ronge que parce qu'il imagine qu'une réconciliation définitive avec la vie soit possible, il semble que l'état de contradiction qui polarise toutes ses pensées soit proprement insurmontable : « Je crois les illusions nécessaires à l'homme, et je vis sans illusions ; [..] je crois les passions plus utiles que la raison, et je ne sais plus ce que c'est que les passions.» (§335) Le drame de Chamfort est qu'il balance simultanément entre deux postures qui le déchirent : d'une part, il se réfugie dans la solitude, il s'exile du monde, et voit dans le renoncement et la retraite la voie obligée pour reconquérir son indépendance : « En renonçant au monde et à la fortune, j'ai trouvé le bonheur, le calme, la santé, même la richesse ; et en dépit du proverbe, je m'aperçois que qui quitte la partie la gagne » (§332) ; d'autre part, le personnage pré-schopenhauérien qu'il fut, oscillant entre l'ennui d'une vie solitaire et la souffrance qu'induit la vie en société, semble trouver un répit transitoire dans un entre-deux où la dispersion et le divertissement apportent un soulagement temporaire aux tourments de sa sensibilité ombrageuse : « En voyant ou en éprouvant les peines attachées aux sentiments extrêmes, en amour, en amitié, soit par la mort de ce qu'on aime, soit par les accidents de la vie, on est tenté de croire que la dissipation et la frivolité ne sont pas de si grandes sottises, et que la vie ne vaut guère que ce qu'en font les gens du monde. » (§315)

Chamfort a beau admettre parfois à sa façon que la lucidité récompense l'esprit libre pour ses dons d'observation et son regard critique, il est cependant forcé de faire aussitôt un pas en arrière et reconnaître - en vertu, ironiquement, de cette lucidité même - que celle-ci ne le rend pas heureux pour autant, car « la vie contemplative est souvent misérable. Il faut agir davantage, penser moins, et ne pas se regarder vivre.» (§341) Le voilà donc replongé dans les affaires du monde. Mais à peine se frotte t-il aux individus de son temps qu'il se résout à se retirer de nouveau dans sa tour d'ivoire, excédé par leurs vanités, incommodé par leurs défauts et blessé dans son amour-propre. Ce mouvement indéfini de spirale alternant entre le “commerce” des « gens du monde » et une retraite prolongée qui le met « en état d'épigramme contre son prochain » (§339) finit tout de même par l'indisposer. Ainsi s'écoule pourtant son existence, qu'il compare à « une orange à demi-sucée, que je presse je ne sais pas pourquoi, et dont le suc ne vaut pas la peine que je l'exprime.» (§600) Au milieu des échecs essuyés et la débâcle existentielle qui en découle, Chamfort se résigne finalement à battre en retraite, après avoir renoncé aux privilèges mondains dont il tirait profit jusque-là, mais se promet de réparer son infortune par le recours à la pensée lucide conçue en tant que pharmakon, à la fois poison et remède : « La pensée console de tout, et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu'elle vous a fait, et elle vous le donnera.» (§29) C'est alors que le penseur rentre enfin en possession de sa propre vérité, se réapproprie le fond de son âme qu'il avait momentanément mis en suspens afin de pouvoir vivre en société sans trop d'agitation intérieure. N'est-ce pas lui qui nous confie que « pour être heureux en vivant dans le monde, il y a des côtés de son âme qu'il faut entièrement paralyser » (§124) ? Or dès l'instant où il s'affranchit de la duplicité organisée qu'impose la vie dans le monde et du mensonge obligé qui prévaut en son sein, une fois à l'écart du « spectacle de l'insensibilité, de la frivolité et de la vanité qui y règnent » (§209), le moraliste se hâte de demander à ses maximes de lui rendre ce que la fréquentation des hommes lui a retiré, de lui redonner, en somme, le goût amer de la vérité brute des choses et des êtres, tant réclamée par la pureté sauvage de son caractère : « Conservez, si vous pouvez, les intérêts qui vous attachent à la société, mais cultivez les sentiments qui vous en séparent.» (§878) Dans un petit texte qu'il lui consacre, Emmanuel Berl voit juste lorsqu'il prête à Chamfort un certain « dégoût de ce qui est gluant, de ce qui est sucré, de ce qui est facile, de la petite compassion, de la fausse sympathie, de tous les sentiments qu'on feint, de tous les sentiments qu'on force » ; autrement dit, tout ce qui constitue les rudiments élémentaires de la vie en société. A vrai dire, la vraie “révolution” qui se préparait dans les Maximes mais que la mort prématurée de Chamfort a empêché de mener jusqu'au bout, n'est rien de moins qu'une entreprise de restauration de l'ordre du vrai dans les affaires humaines, où le décalage entre les apparences et la réalité corrompt en permanence les coeurs et les actions des individus. Rien de moins qu'un renversement de la monarchie du mensonge où aucune chose n'est réellement à sa juste place : « Le Monde et la Société ressemblent à une bibliothèque où au premier coup d'œil tout paraît en règle, parce que les livres y sont placés suivant les formats et la grandeur des volumes, mais où dans le fond tout est en désordre, parce que rien n'y est rangé suivant l'ordre des sciences, des matières, ni des auteurs. » (§236) Faute de pouvoir changer l'ordre des choses plutôt que ses désirs, Chamfort va s'employer plutôt à manier la lame à double tranchant de ses maximes acérées pour dégager d'une part la gangue factice qui recouvre les conventions humaines et sculpter du même coup le sentiment éminent de sa supériorité propre. Cet esprit qui ne connaît que trop bien sa valeur personnelle sait que « des qualités trop supérieures rendent souvent un homme moins propre à la Société » (§256), et s'il condescend à pénétrer dans la scène du monde, ce n'est jamais sans être animé par l'intime conviction que « quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu'on sait par des gens qui les ignorent. » (§261).

Pour peu qu'on se penche de près sur ce qui détermine cet homme farouchement solitaire à toujours dresser une barrière entre lui et les autres, on comprend clairement à quel point il était mû par la volonté de maintenir son quant-à-soi, comme s'il redoutait d'être aspiré par la mascarade sociale, car « que voit-on dans le monde ? Partout un respect naïf et sincère pour des conventions absurdes, pour une sottise, ou bien des ménagements forcés pour cette même sottise. » (§216) Lui qui professe sans cesse un « usage intrépide et vigoureux » (§63) de la raison, aux yeux de qui l'absurdité flagrante de ces conventions ne résiste pas à l'examen du gros bon sens, il ne peut même feindre d'y croire un instant sans se trahir, encore moins de prendre part au jeu de l'hypocrisie ambiante si bien incrusté dans les moeurs qu'il en devient proprement méconnaissable : « La plupart des hommes qui vivent dans le monde, y vivent si étourdiment, pensent si peu, qu'ils ne connaissent pas ce monde qu'ils ont toujours sous les yeux. » (§44). Mais si Chamfort ne peut jamais se soustraire entièrement à l'obligation qu'il y a de s'adonner à la comédie mondaine, s'il est contraint de niveler sa personnalité intransigeante pour l'accommoder aux concessions et l'aligner sur les normes policées de son temps, ce n'est toutefois pas sans appliquer une consigne personnelle qui lui est chère : « Ne donnez jamais à personne aucun droit sur vous, écrit-il dans une lettre à un destinataire inconnu, tenez tout le monde poliment à une grande distance.» Il est vrai que cette mise à distance d'autrui lui permet de regagner sa souveraineté individuelle, elle l'aide même à convertir les épreuves vécues dans le monde en occasions de s'en gausser : « La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris. » (31) En même temps, l'on devine bien que derrière le masque du dédain et de la raillerie, s'abrite une détresse profonde, l'on pressent une peur secrète remuant dans le tréfonds de son âme : la hantise de n'être rien sans la reconnaissance et la légitimité que seule la Société peut lui conférer, fut-elle pourrie en son sein : « La Société, ce qu'on appelle le Monde, n'est que la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l'une par l'autre, qui expient le lendemain, dans le dégoût d'une défaite, le triomphe de la veille. Vivre solitaire, ne point être froissé dans ce choc misérable, où l'on attire un instant les yeux pour être écrasé l'instant d'après, c'est ce qu'on appelle n'être rien, n'avoir pas d'existence. Pauvre humanité ! » (§214) Et puis, comme il ne semble point y avoir d'issue au tiraillement entre le besoin invincible d'exister parmi les autres et celui, non moins impérieux, de ménager son orgueil en invoquant le baume de la solitude, mieux vaut se cuirasser dans son for intérieur, et « se créer une sorte d'insensibilité factice pour n'être dupe ni des hommes ni des femmes.» (§279) Aussi, puisque « le monde endurcit le coeur à la plupart des hommes » (§279), être doté d'un caractère pugnace représente, pour Chamfort, le trait distinctif qui auréole l'intelligence des hommes supérieurs, le signe électif qui dénote la force d'âme des personnalités bien trempées : « Un homme d'esprit est perdu, s'il ne joint pas à l'esprit l'énergie de caractère. Quand on a la lanterne de Diogène, il faut avoir son bâton.» (§277) Cela dit, l'apologie que fait le moraliste de la force de caractère est si récurrente qu'on est amené à se demander ce qui le conduit à la célébrer avec autant d'insistance. Et si tout cela n'était, au fond, qu'une compensation philosophique, une façade psychologique destinée à conjurer la réalité délicate de cet être tourmenté ? Par moments, on est tenté de le croire, mais la sincérité de Chamfort nous devance sur ce point, tant il est vrai que sur sa nature susceptible il ne fait point mystère, lui dont la vie même s'achève sur un aveu d'une désolante amertume : « Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu’elle s’écoule.» (§172)

Qu'un homme désespéré tel que Chamfort ait pu couver tant de ressentiment envers les hommes se conçoit fort bien. Il a côtoyé la tartuferie et la vanité, il en a dépeint la « composition factice » (§9), il a démonté cette « pièce misérable » (§257) qu'est la « société de loups » (§202) dans laquelle se découvrent au grand jour d'insidieux jeux de miroirs, l'image d'un « mauvais opéra » (§257) où figurent des acteurs masqués et dont les gestes de base s'appellent la ruse, le calcul et la perfidie, évoluant selon le naturel le plus trompeur : « Une vérité cruelle, mais dont il faut convenir, c'est que dans le monde, et surtout dans un monde choisi, tout est art, science, calcul, même l'apparence de la simplicité, de la facilité la plus aimable. [..] Il paraît impossible que dans l'état actuel de la société , il y ait un seul homme qui puisse montrer le fond de son âme et les détails de son caractère et surtout de ses faiblesses à son meilleur ami. » (§204) C'est aux Maximes qu'incombera la “cruauté” de montrer « le fond de l'âme » de cette société, de la cribler de vérités pointues qui en perceront les apparences, et d'arracher par la force d'une analyse sans complaisance le vernis qui la recouvre. Ce que dévoile ce travail de sape une fois accompli, c'est l'anatomie des mobiles et des intérêts mesquins qui président à tout rapport humain, qui infectent jusqu'à la fleur rare de l'amitié : « La plupart des amitiés sont hérissées de si et de mais, et aboutissent à de simples liaisons, qui subsistent à force de sous-entendus.» (§305) Dans une de ses Causeries du lundi, Sainte-Beuve laisse tomber, sous sa langue de vipère, le reproche suivant, et il n'a certes pas complètement tort : « La plupart des maximes de Chamfort, relatives à la société, ne s'applique qu'au très-grand monde dans lequel il vivait, à la société des Grands ; et heureusement elles deviennent fausses dès que l'on considère un monde moins factice, plus voisin de la famille, et où les sentiments naturels n'ont pas été abolis. » Sa remarque fait cependant partie de ces trivialités qu'énoncent ceux qui s'évertuent à brandir l'index de la circonspection, comme pour convoquer la vigilance des lecteurs par rapport à l'abus des généralités commis par les auteurs d'aphorismes. Comme si Chamfort n'était pas assez astucieux pour anticiper la critique ou pour limiter lui-même le champ d'extension de ses maximes. Etonnant, du reste, que la mise en garde du moraliste qui figure de manière voyante au seuil de son ouvrage ait pu échapper à un critique d'ordinaire aussi perspicace que Sainte-Beuve : « Le paresseux et l'homme médiocre [..] donnent à la maxime une généralité que l'auteur, à moins qu'il ne soit lui-même médiocre, ce qui arrive quelquefois, n'a pas prétendu lui donner.» (§1) C'est renoncer à comprendre qu'à l'arrière-plan de la désillusion qui teinte certaines pensées de Chamfort, en l'occurrence celle citée plus haut sur l'amitié, scintille par brefs éclairs un idéalisme mal réprimé, illuminant quelques-uns de ses plus beaux aphorismes : « Il n'y a que l'amitié entière qui développe toutes les qualités de l'âme et de l'esprit de certaines personnes. La société ordinaire ne leur laisse déployer que quelques agréments. Ce sont de beaux fruits, qui n'arrivent à leur maturité qu'au soleil, et qui, dans la serre chaude, n'eussent produit que quelques feuilles agréables et inutiles.» (§322).

Comment comprendre qu'un individu, si attaché à ce qu'il peut y avoir d'exquis et de rare dans une “amitié entière”, qui « ne souffre l'alliage d'aucun autre sentiment » (§334) ait été au même moment un des misanthropes les plus noirs qu'ait connus la France ? Rémy de Gourmont croit, pour sa part, avoir identifié la source de la « philosophique amertume » du moraliste, qu'il rapportait à la syphilis : « Sa misanthropie, son âcreté, sa méchanceté (toute verbale), dit-il, n'ont point d'autres causes. [..] Le secret de Chamfort, pourquoi user de périphrases qui ne trompent personne, est dans la syphilis qui le tourmenta pendant trente ans...» Cette hypothèse verse dans un naturalisme un peu grossier (encore qu'elle ait pu jouer un certain rôle..) dans la mesure où elle réduit le caractère moral de l'écrivain à son mauvais sort physiologique. N'est-il pas hasardeux, en effet, de prétendre cerner les éléments déterminants dans le destin d'un homme ou de démêler les raisons qui le poussent à devenir misanthrope ? Si par contre on traite l'hypothèse de Gourmont de manière purement métaphorique, c'est-à-dire comme le signe d'une anomalie de tempérament qui prédisposerait depuis toujours la sensibilité du misanthrope à envisager autrui à travers le prisme de sa propre constitution individuelle, alors il devient plausible de voir, encore une fois, que c'est une certaine force de caractère qui a pu entraîner Chamfort à cultiver sa propre misanthropie : « La faiblesse de caractère ou le défaut d'idées, en un mot tout ce qui peut nous empêcher de vivre avec nous-mêmes, sont des choses qui préservent beaucoup de gens de la misanthropie.» (§270) D'ailleurs, loin d'écrire et de penser sous la dictée inconsciente de la maladie incurable dont il fut victime, cette syphilis qui serait comme le moule déformant de ses maximes, Chamfort est assez lucide pour faire la part des choses, assez clairvoyant pour délier les fils qui tissent le noeud complexe de son moi misanthrope : « Il est presque impossible qu'un Philosophe, qu'un Poète ne soient pas misanthropes : 1° parce que leur goût et leur talent les portent à l'observation de la société, étude qui afflige constamment le cœur ; 2° parce que leur talent n'étant presque jamais récompensé par la Société (heureux même s'il n'est pas puni), ce sujet d'affliction ne fait que redoubler leur penchant à la mélancolie. » (452) D'aucuns diront que le moraliste n'a fait que compenser son désir trompé de briller en société par la moquerie et la dérision : « En voyant ce qui se passe dans le monde, l'homme le plus misanthrope finirait par s'égayer, et Héraclite par mourir de rire.» (§229) Les autres détracteurs ajouteront qu'il a élevé le bouclier du rire pour mieux refouler en fait ses propres petitesses, et qu'il a trouvé le moyen de tirer de ses impuissances et de ses brimades motif à la plaisanterie, ce qui l'a hissé au dessus des autres hommes : « C'est la plaisanterie qui doit faire justice de tous les travers des hommes et de la Société. [..] C'est elle qui atteste notre supériorité sur les choses et les personnes dont nous nous moquons.» (§246) Mais c'est oublier, une fois de plus, que Chamfort n'est nullement dupe de ce mécanisme de base dans la genèse de toute misanthropie, et qui consiste à vouloir fuir l'image de ses propres faiblesses dans le miroir d'autrui : hargneux et réactif, Chamfort sait que c'est l'homme qu'il est qui l'a rendu misanthrope (pour paraphraser Jules Renard) et que c'est parce qu'il est « plus accoutumé à [ses] défauts qu'à ceux d'autrui » (§1098) qu'il peut indirectement s'y appuyer pour mieux toucher du doigt les tares de la nature humaine.

La véhémence des coups de boutoir de Chamfort contre les femmes ne s'explique pas autrement. Trempant son encre fielleuse dans une expérience gorgée de venin, le moraliste qui dit que l'amour est « un commerce orageux, qui finit toujours par une banqueroute » (§410) et que tel qu'il existe dans la Société, il n'est que « l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes » (§359) est en réalité un homme qui a choisi de transmuter sa dépréciation du beau sexe en vérités universelles. La férocité avec laquelle il déverse son mépris sur les femmes en fait foi : « Les femmes ont des fantaisies, des engouements, quelquefois des goûts. Elles peuvent même s'élever jusqu'aux passions. Ce dont elles sont le moins susceptibles, c'est l'attachement. Elles sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d'épiderme, et très peu de sympathies d'esprit, d'âme et de caractère. » (§355) Sous le dehors d'une réflexion analytique sur l'amour, l'écriture des Maximes et pensées trouve dans les piques misogynes un exutoire à son dépit amoureux et à ses rancunes, débouchant finalement sur un constat de négation totale assumé par un orgueil piqué au vif : « Ce n'est pas tout d'être aimé, il faut être apprécié, et on ne peut l'être que par ce qui nous ressemble. De là vient que l'amour n'existe pas, ou du moins ne dure pas, entre des êtres dont l'un est trop inférieur à l'autre ; et ce n'est point là l'effet de la vanité, c'est celui d'un juste amour-propre dont il serait absurde et impossible de vouloir dépouiller la nature humaine. » (§402) Etienne Rey, l'auteur inconnu des savoureuses Maximes morales et immorales (1914), qui, lui aussi, n'a cessé de malmener les femmes à sa façon, avait au moins le flair pour reconnaître qu' « à la racine de tout pessimisme, il y a une trahison de femme ou une maladie d'estomac.» Ce qui paraît clair, c'est que si Chamfort n'épargne point les femmes, s'il les épingle avec tant de férocité, c'est peut-être parce que ses mots cinglants sont l'envers d'un voeu de passion sincère, éprise de pureté (comme le montre sa liaison avec Anne-Marie Buffon). N'est-ce pas Léautaud, le “Chamfort du 6ème arrondissement”, qui disait à ce propos qu' « il faut avoir diablement aimé les femmes pour les détester », preuve que la misanthropie, comme la misogynie, se rejoignent et s'arc-boutent tous deux sur une conception exigeante du rapport à l'Autre, d'où le fameux mot que Chamfort aimait à répéter : « Tout homme qui à quarante ans n'est pas misanthrope, n'a jamais aimé les hommes. » Mais qu'on ne s'y méprenne pas : loin d'être ce misanthrope vulgaire, Chamfort s'enracine d'abord dans une tradition aristocratique qui érige la méfiance envers les hommes au rang de principe d'adaptation au monde. C'est un sceptique désabusé qui à quarante ans est revenu des naïvetés d'antan ; un individualiste forcené qui à quarante ans a compris que la complicité avec ses semblables, si grande qu'elle soit, va toujours de pair avec un grain de réserve ; un révolutionnaire qui à quarante ans a ébranlé le royaume du mensonge pour y substituer le régime subversif de la vérité ; un fin psychologue qui à quarante ans a crevé l'abcès des chimères pour en extirper un bonheur épanoui dans la lumière de la clairvoyance : « L’espérance n’est qu’un charlatan qui nous trompe sans cesse. Et, pour moi, le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai eu perdue.» (§93) Car enfin, quelle dose de vérité pouvons-nous supporter à la lecture de Chamfort, pourquoi écouterait-on encore aujourd'hui les leçons de ce moraliste “déprimant” qui se venge de lui-même et de la Société en ciselant des diamants noirs, dont l'éclat sombre raconte « le récit d'une négation de tout ce qui finit par s'étendre à la négation de soi, une course vers l'absolu qui s'achève dans la rage du néant. » ? Eh bien, la réponse, d'une sagacité immense, nous est donnée par un autre grand moraliste, Jean Rostand, qui nous livre le mode d'emploi qui convient pour lire Chamfort : « Aux moments que nous venons d'être maltraités par la vie, aux moments que nous chancelons sous l'un de ses coups, nous n'avons que faire de ces sages moralistes, équitables et pondérés, qui, voulant tenir compte de l'ensemble des choses, se font scrupule de calomnier la nature ou l'humanité, comme si vraiment ils craignaient de leur porter tort. Dans l'excès de notre ressentiment, c'est à l'outrance fraternelle de Chamfort que nous demanderons secours, c'est par elle que nous nous sentirons exprimés.» (Jean Rostand)

Ego lector ( Christian Adam )
Morale aristocratique au sens noble 9 étoiles

"Se nourrir du désespoir et vivre à tout prix"

Il peut paraître curieux de parler de Chamfort comme représentant de la morale aristocratique, lui qui s'est engagé avec fougue pour défendre la révolution. Pourtant, il se situe dans la droite ligne des "libertins", libertinage qui ne se réduit pas à un certain goût pour le papillonnage sexuel (on le citera à ce sujet par cet aphorisme : "Le mariage tel qu'il se pratique chez les grands, est une indécence convenue, du XVIIIème siècle, dont Crébillon ou Beaumarchais, ou Sade (loin de sa légende), ainsi qu'un goût pour l'ironie et la liberté de ton communs à Montaigne et Molière. Ce ne sont pas des donneurs de leçons, moralisateurs se sentant en droit de juger de l'humanité ou de la grandeur d'âme chez quelqu'un d'autre. On pense aussi à Alceste du "Misanthrope" et à son désir de se conformer au bien en tout. Il fut remis un temps au goût du jour par les "Hussards" qui le citaient abondamment dans leurs romans et ouvrages divers. Ils auraient pu se l'attribuer comme maître à penser. Ou Moravia, pour qui "il faut se nourrir du désespoir et vivre à tout prix". Chamfort n'a aucune illusion et les cultive toutes, en particulier sur la passion amoureuse et les injustices. Il faut goûter Chamfort comme un grand cru, savourer chaque gorgée et apprécier le parfum du style.

AmauryWatremez - Evreux - 54 ans - 21 novembre 2014