On n'est jamais sûr de rien avec la télévision : Chroniques 1959-1964
de François Mauriac

critiqué par Jlc, le 24 février 2009
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Les hasards de la fourchette
Fin des années cinquante, la France découvre « un miroir magique », la télévision que la bourgeoisie intello de l’époque considère d’abord comme un divertissement pour le « peuple ». Il n’ y a qu’une chaîne, en noir et blanc, l’information y est encadrée et la diffusion se limite à quelques heures par jour. Faisant fi des préventions de sa classe, François Mauriac, toujours anticonformiste à 75 ans, va, lui, comprendre que la télévision peut être « un merveilleux moyen de diffusion culturelle » si on sait garder un bon équilibre entre culture et divertissement et éviter l’intellectualisme dont « la pire méthode est l’allusion » pour initiés. C’est pourquoi il accepte de rédiger d’abord pour « L’Express » de 1959 à 1961, puis dans « Le Figaro Littéraire » jusqu’à fin 1964, des télé chroniques que Jean Touzot a réuni dans ce volume.

Il faut d’abord louer le travail de cet éditeur qui, une fois encore, a su accompagner les textes de Mauriac de notes brèves et précises qui éclairent parfaitement ces chroniques en les resituant dans leur contexte.

Toujours rebelle et provocateur, le vieil académicien-prix Nobel va se montrer bon public, appréciant aussi bien « la vie des animaux » que « lectures pour tous » (encore qu’il reproche souvent aux deux animateurs de n’avoir lu que la quatrième de couverture des livres dont l’auteur est leur invité). Il s’amuse en nous disant avoir « du goût pour bonne nuit les petits » et son gros nounours, il est fasciné par les émissions d’actualité dont le modèle du genre fut « 5 colonnes à la une » et qui montrent « l’Histoire du moment où elle naît et devient image ». « Au hasard de la fourchette », titre de ses télés chroniques au figaro, il se régale aussi bien des adaptations historiques que d’Intervilles, « triomphe du direct [où] la pagaille reste le meilleur de cette émission. Plus c’est raté, plus c’est réussi ». Les séries, notamment américaines, n’existaient pas et la télévision faisait alors la part belle aux grands auteurs : Shakespeare, Molière, Schiller, Racine, le dix-neuvième français, etc. Mais un grand texte ne fait pas forcément une bonne émission. S’il sait encenser, il sait aussi griffer : ainsi le peintre Lorjou, alors assez célèbre, a-t-il « sans doute raison d’attacher de l’importance à ce qu’il peint mais il a grand tort d’en attacher à ce qu’il dit ». Et vlan !
Il a tout compris, Mauriac, même s’il chuchote qu’il « réagit aux spectacles d’aujourd’hui avec une conscience d’autrefois » quand il est subjugué par l’improvisation auquel parfois l’évènement contraint (la mort de Kennedy), quand il saisit l’importance du talent à savoir « capter les regards avant de songer à convaincre les esprits » (conférence de presse du général de Gaulle en 1960), quand il admire comment le visage humain « surpris à des moments privilégiés » ne peut mentir bien longtemps, quand il distingue, à « Lectures pour tous », les bonimenteurs « habiles qui disent ce qu’ils croient utile pour plaire des écrivains sincères à la recherche intérieure pour trouver le mot juste qui serre au plus près la vérité ».
C’est aussi l’occasion de croiser les célébrités de l’époque dont certaines le sont encore : Camus avec qui il est injuste et bien peu charitable quand, à sa mort, il le considère « comme déjà hors jeu », Cocteau dont il ne vit longtemps que « l’art de l’attitude » avant de reconnaître, mais après sa mort : « je ne lui en voulais plus d’avoir voulu devenir un autre puisqu’en fait il était devenu lui-même », Hemingway « amant de la vie » qui se suicide, Fellini le plus grand, Brigitte Bardot, « biche forcée –là Mauriac reprend l’expression employée dans les années trente pour Greta Garbo- devenue vraiment belle sous le regard de millions de désirs », Brel chantant Madeleine ou « l’humilité du véritable amour ». Vous y retrouverez même, parmi tant d’autres, le maître à penser de ce début de vingt-et-unième siècle, Alain Badiou en qui Mauriac pressent un grand écrivain « quand il ne cherchera plus à nous en mettre plein la figure ».

On peut entrer dans ce livre épatant de trois façons : en respectant la chronologie ; en allant chercher soit une date historique, soit une date personnelle – le jour où une fille m’a pour la première fois ébloui d’amour, la télévision (que nous n’avions pas encore) diffusait un film « Les femmes s’en balancent ». Heureusement ce ne fut pas prémonitoire !- ; ou encore en utilisant l’index pour trouver un nom et lire ce qu’en dit le redoutable Mauriac.

Il ne faut surtout pas aborder ce recueil avec la nostalgie du temps passé. La télévision ne sera plus jamais ce qu’elle fut alors avec ses heures de gloire mais aussi ses contraintes politiques. « Elle ne fait que refléter le monde tel qu’il est. » Mais vous pouvez le lire, au hasard de votre marque-page, et du souvenir pour certains, comme un document passionnant sur une époque qui ne s’est pas encore effacée.