Le maître ignorant : Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle
de Jacques Rancière

critiqué par Kinbote, le 14 février 2009
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
L’égalité intellectuelle au service de l’émancipation
Voici un ouvrage étonnant qui traite d’une méthode pédagogique peu orthodoxe. Jacques Rancière nous parle de l'expérience pratiquée en 1818 par Joseph Jacotot qui, sans connaître le Hollandais, apprend avec une édition bilingue de Télémaque, le français à des étudiants flamands de l'Université de Louvain, alors dépendant des Pays-Bas. « La révélation qui saisit Joseph Jacotot se ramène à ceci: il faut renverser la logique du système explicateur. L'explication n'est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C'est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. » Ce qu'il réalise, c'est qu'on peut apprendre seul et sans maître explicateur, « par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation ». Il parle d'émancipation qu'il différencie de l'abrutissement, celle-ci s'appuyant sur l'opposition de la science et de l'ignorance.
Il proclama que l'"on peut enseigner ce qu'on ignore et qu'un père de famille pauvre et ignorant, peut, s'il est émancipé, faire l'éducation de ses enfants, sans le secours d'aucun maître explicateur ». La « méthode » repose sur les facultés d'attention, de rapporter une chose inconnue à une connue par la comparaison, sur l'apprentissage par cœur de structures existantes et sur les vertus de la volonté : « Partout il s'agit d'observer, de comparer, de combiner, de faire et de remarquer comment l'on a fait. »
L'auteur souligne l'importance du livre qui « scelle le rapport nouveau entre deux ignorants qui se connaissent désormais comme intelligence ». Ou encore : « Toute la puissance de la langue est dans le tout du livre. Toute la connaissance de soi comme intelligence est dans la maîtrise d'un livre, d'un chapitre, d'une phrase, d'un mot. »
« Exigence inconditionnée : le père émancipateur n'est pas un pédagogue bonhomme, c'est un maître intraitable. »

Le présupposé de cet enseignement universel, c'est l'égalité intellectuelle qui, pour Jacotot, constitue « le meilleur lien pour unir le genre humain ». Il n'y a pas moins d'intelligence dans un acte manuel que dans un acte intellectuel. Ce que Rancière formule de la sorte : « La fabrication des nuages est une œuvre de l'art humain qui demande autant de travail, d'attention intellectuelle, que la fabrication des chaussures et des serrures. »
La dernière partie de cet essai montre comment les notions d'enseignement universel et d'émancipation vont être perverties, intégrées aux anciennes pratiques par la politique sociale et d'inspiration républicaine (alors que l'enseignement prôné par Jacotot s'applique à l'individu réel et non à des fictions sociales) d'après 1830 en France et qui vont donner lieu au concept d'éducation permanente (instauration de brevets etc.) : « La Vieille {méthode} désormais, avec l'aide des perfectionneurs, verrouillerait de plus en plus par ses examens la liberté d'apprendre autrement que par ses explications et par la noble ascension de ses degrés. »

Jacotot a fondé la panécastique reposant sur le principe que « dans chaque manifestation intellectuelle, il y a le tout de l'intelligence humaine. »
Rancière conclut son ouvrage en rappelant les prédictions de Jacotot sur ce qu'il a appelé l'enseignement universel : « Le Fondateur l'avait bien prédit : l'enseignement universel ne prendrait pas. Il avait ajouté, il est vrai, qu'il ne périrait pas. »
Rancière se pose en commentateur, en chroniqueur des aventures de la panécastique. Il n'engage jamais les propos de Jacotot dans le présent (le livre est sorti en 1987) et laisse au lecteur, en se basant sur sa propre intelligence des choses, sur sa capacité de se faire son opinion (Rancière ne discrédite pas l' « opinion », il écrit que l'égalité intellectuelle, est un principe, une opinion, car ne pouvant être vérifiée), le soin de tirer les enseignements de ce qu'il rapporte. Et on sait que ces vingt dernières années surtout ont été particulièrement marquées par un enseignement fort lié au « social », de plus en plus encadré par le « social », sous couvert de servir - une fois de plus; comment pourrait-il en être autrement ? - les intérêts des dirigeants et des industriels.

Reste que chacun de nous peut, avec l'assistance d'un maître ignorant, par sa propre volonté et l'aide de manuels, d'outils divers, de s'émanciper dans tous les domaines où les autorités en la matière "voudraient" que nous ne le fassions que par les moyens qu'elles imposent.