Le Palais en noyer
de Miljenko Jergović

critiqué par Débézed, le 3 janvier 2009
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
« Là les massacres se pardonnent mais ne s’oublient jamais. »
Tomasi di Lampedusa aurait dit qu’il existe deux types d’écrivains, les gros et les maigres, ceux qui expliquent en long, en large et en travers et ceux qui procèdent par soustraction, se fiant surtout à l’implicite et au non-dit. Manifestement, Jergovic appartient à la catégorie des gros, et même des dodus, si j’en juge par ce seul livre que je connais de sa plume. Dans ce roman long mais pas monumental, il fait preuve d’une telle densité et d’un tel foisonnement dans le récit de la vie de ses personnages qu’il mérite bien de figurer aux côtés des gros célèbres comme Balzac, Proust ou Thomas Mann.

En quinze chapitres mis en page de quinze à un, Jergovic raconte l’histoire de la famille Delavale-Sikiric, principalement celle de Regina Delavale qui épousa Ivo Sikiric dont elle fut rapidement la veuve. Le récit commence au moment où la fille de Regina essaie de persuader la police que le jeune médecin hospitalier n’est en rien responsable du décès de Regina Sikiric qui est morte à quatre-vingt-dix-sept ans après une véritable crise de démence destructrice. Et l’histoire remonte le temps, la fin de la vie de Regina, la naissance et l’adolescence de sa petite-fille, la vie et la mort du mari de sa fille, pour aller jusqu’à la mort des grands-parents de Regina en embrassant toute l’histoire du XX° siècle dans les Balkans et s’achever par une jolie petite fable qui essaie de nous faire croire que la vie aurait pu être belle dans cette région au cours de cette période. Chaque chapitre est une histoire presque indépendante de l’un des membres de la famille, ou d’une personne rattachée à la famille, pour mettre en évidence un moment de l’histoire ou un fait important de la vie des habitants de ce coin de l’Europe comme les relations entre communautés, les guerres, la haine, l’exil, la question juive, le sort des femmes abandonnées par les hommes partis au combat … Et, chaque chapitre est mis en perspective à partir d’un événement historique plus ou moins important : la mort de Staline, la mort de Tito, l’incendie du Reichstag, l’incendie du Hindenburg, etc…

Mais en fait c’est surtout l’histoire des Balkans que Jergovic veut nous raconter à travers la saga de la famille Delavale-Sikiric et plus précisément la vie des Bosniaques, Herzégoviens et Croates qui se croisaient dans région de Dubrovnik, à cette époque, sous la croix orthodoxe ou catholique, sous le croissant musulman ou sous la kipa juive. C’est le sort de ces communautés qui ont essayé de vivre ensemble et qui n’ont jamais pu maitriser leur histoire, toujours coincées entre des empires trop puissant pour les laisser en paix. « Là les massacres se pardonnent mais ne s’oublient jamais. ». Il essaie de nous faire comprendre que les haines accumulées depuis des lustres sont trop lourdes pour être oubliées même le temps d’une guerre contre un ennemi commun. « Il était impossible de fraterniser avec celui qui massacrait ta famille, il était impossible de construire une demeure commune avec celui qui ne cherchait qu’à trancher la gorge. Dans ces conditions, on n’avait plus qu’un choix : mourir ou tuer son assassin potentiel. » Et, c’est cette forme de fatalité qui finit par peser sur ces peuples qui ont même inventé une légende qui explique l’origine du malheur qui les frappe depuis la nuit des temps. « Tout avait disparu parce que la reine avait mal agi en ouvrant avec la clé le cœur qui appartenait à un autre. Voilà comment a disparu la forêt au bord de la mer et comment sont apparus les gens sans cœur et comment le malheur s’est emparé du monde. »

Et, cette fatalité est devenue bestialité, sauvagerie, sadisme sanguinaire qu’on ne voudrait pas entendre si « Le couteau » de Vuk Draskovitch ne nous avait pas montré le chemin de la gorge du voisin, si le grand Ivo, Andric, n’avait décrit avec un tel luxe de précision l’empalement d’un condamné, si Bronimir Scepanovic ne nous avait pas raconté comment les petites filles peuvent finir sur le barbecue. Tout cela est beaucoup trop mais tout cela est ! Et, qui a commencé ? La reine des fées ? Où est maintenant l’espoir ? Dans son numéro de Noël, Courrier International intitule l’un de ses articles : « A Sarajevo, le Père Noël n’est plus le bienvenu », mais en qui peuvent-ils croire Miljenko ?