La vie rêvée des maths
de David Berlinski

critiqué par Kinbote, le 22 novembre 2008
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Une histoire du calcul différentiel
David Berlinski, mathématicien et écrivain, refait étape par étape l’histoire du Calcul, entendez le calcul différentiel (le titre original de l’ouvrage étant A tour of calculus, Un voyage au pays du calcul différentiel). En reprenant tout par le début, de la notion de droite aux suites et aux fonctions, en passant par les concepts de limite et de continuité, indispensables à la conception du calcul différentiel qui va réaliser une rupture radicale dans la vieille représentation de l’espace et du temps.

Voici un extrait de la présentation de l’ouvrage : « Incontestablement, nous avons là un livre d'un nouveau type, qui démontre que l'on peut réconcilier deux littératures fort distinctes : la " scientifique ", avec son ascèse, sa priorité au contenu, ses exigences de rigueur, que sais-je, tout ce qui d'habitude en dégoûte les lecteurs ; et la " grande ", celle où un auteur/créateur met en scène des personnages, raconte une histoire, fait penser, rêver, réagir, rire... "

Le hic, c’est qu’en voulant bien faire, en expliquant tout, en dérivant (sic) vers des anecdotes personnelles, en multipliant les métaphores, en personnalisant parfois à l’excès les vies en partie imaginées des mathématiciens ayant joué un rôle dans ces domaines, Berlinski noie un peu le poisson et agace parfois, en faisant mine d’oublier, pour la bonne cause certes, que les maths, c’est aussi l’école de la concision, du raccourci, des méthodes qui nous épargnent des masses de littérature.

Si ce n’est ce léger reproche inhérent au projet initial, on ne peut que louer l’ambition de son entreprise qui donne un livre de référence sur ce sujet complexe, et le rend accessible à tout un chacun à condition d’y mettre un peu de patience, qu’on soit plutôt littéraire ou matheux.

À la sortie de cette lecture, on prend toute la mesure de la continuité de la démarche mathématique qui s’étale parfois sur des siècles et épuise quantité d’énergies humaines et intellectuelles pour parvenir à un résultat incontestable et prodigieux, ici le théorème fondamental, liant, pour faire court, la dérivée à l’intégrale, les concepts d’aire et de vitesse instantanée.

Berlinski fait observer que certaines notions mathématiques sont « contraires à l’intuition » et il rappelle que le concept de nombres négatifs fut le premier à poser problème. Il souligne que l’univers mathématique n’a que peu à voir avec le monde réel même s’il ajoute des objets réels et offre « une représentation de tous les mondes possibles, aussi bien imaginaires que réels ».
Il rappelle cette formule étonnante : « (e exposant i xΠ) + 1 = 0 » qui, en passant, est « La formule préférée du professeur » dans le beau roman de Yoko Ogawa (Actes Sud). Il nous informe que c’est Galilée qui eut le premier l’intuition de l’infini en mathématique et que Leibniz, dans sa définition de l’intégration, se trompait car il « prétendait additionner des aires nulles ». Il marque l’importance de l’invention de la limite qui, rendra possible la définition de la dérivée par Cauchy au XVIIIème siècle. Celle-ci prend appui sur la notion de vitesse instantanée tandis que celle de l’aire sous la courbe représentant une fonction donnée se rapporte à l’intégrale.

« La dérivée d’une fonction à valeurs réelles est intensément locale, car elle prend une vie frémissante en un point et au voisinage de ce point. Le nombre qui exprime l’intégrale définie, par contraste, est censé caractérisé toute une région du plan. L’intégrale définie est un concept global, quelque chose qui transcende totalement les problèmes d’ici et de maintenant, de ceci et d’alors ».
Ou autrement dit : « La dérivée d’une fonction concentre l’esprit en un point ; le paysage qu’elle dévoile est local. L’intégrale d’une fonction permet à l’esprit de contempler une région de l’espace ; le paysage sur lequel elle plane est global. »

Mais sa conclusion est inattendue. Après nous avoir révélé la beauté du théorème fondamental, liant dérivée et intégrale dans une même formule, et précisé la stratégie de la biologie moderne « qui n’est pas de recréer le monde mais de le décrire, avec une indifférence aux causes ultimes et aux éléments irréductibles mais une curiosité passionnée pour les relations, les modes d’influence, la manière dont fonctionne un système biologique », il se montre pessimiste sur l’avenir des mathématiques, « discipline trop complexe » qui, pour lui et à l’exemple du contrepoint au XVIème siècle ou les rites de la cour de Perse est « destinée à disparaître ».

Les allergiques aux mathématiques s’en féliciteront avec le sentiment d’avoir eu raison, les autres regretteront ces longues heures passées à analyser par le menu les éléments d’une démonstration, d’une théorie, d’un problème pour, à la fin, jouir de l’instant de l’illumination comme de la lumière du jour au fond d’un long tunnel.

Un exemple du style de l’auteur :
« C’est la notion de pente qu’on cherche à définir, donc un nombre qui incarne des données relatives au comportement et au changement, mais dans l’étude des courbes, une vieille difficulté revient hanter la scène. La pente d’une droite est un nombre unique et immuable, mais, comme pour la vitesse moyenne, c’est un nombre calculé à partir de deux points. Puisqu’une droite conserve la même pente en chacun de ses points, il s’agit là d’une restriction sans importance Mais la courbure en un point semble trembler sur la même marge d’incohérence que la vitesse à un instant. Le doigt suit l’arrondi de l’épaule puis s’arrêter en laissant une marque en creux dans la chair moelleuse, mais, une fois la main immobilisée, le sentiment de courbure procuré par la caresse disparaît, le point de dépression réduit à ce qu’il est en réalité, une étape le long d’un arc sensuel ; c’est l’ensemble de cette épaule qui donne au libertin l’impression d’arriver à ses fins. »