2666 de Roberto Bolaño

2666 de Roberto Bolaño
( 2666)

Catégorie(s) : Littérature => Sud-américaine

Critiqué par Stavroguine, le 21 novembre 2008 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 8 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 7 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (12 176ème position).
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Troublant labyrinthe

2666 est un livre monstre. De par sa dimension, de par son ambition. C’est un puzzle dans lequel on se perd, attendant, à chaque nouvelle partie, une réponse, réponse qui ne viendra pas, ou seulement à moitié, jamais définitive.
Les parties se répondent et pourtant, on est loin d’un roman à cinq voix. Il n’y a, tout au long de ces milles pages, qu’un seul narrateur. Simplement, ou, plutôt, originalement, le roman conte cinq histoires différentes. Toutes sont liées. Par Archimboldi, par les meurtres de Santa Teresa. Mais toutes ont une existence propre, distincte des autres. Il faut à ce titre saluer le courage de l’éditeur et des descendants de Bolaño qui ont accepté de livrer cette œuvre immense en un seul paquet, limitant ainsi l’accessibilité du roman, plutôt que de céder à la logique commerciale de publier ses cinq parties successivement, quitte à nuire à l’ensemble, à la cohérence de l’œuvre.

De quoi parle-t-elle cette œuvre ? Tout d’abord, de Benno von Archimboldi.
Benno von Archimboldi. Un patronyme étrange qui ne vous dit rien et qui, pourtant, restera solidement ancré dans un coin de votre esprit tout au long de ces milles pages. Benno von Archimboldi, un obscur écrivain allemand, aussi talentueux que mystérieux, à la recherche duquel partiront quatre critiques littéraires et, surtout, le lecteur. Cette quête – ou serait-ce une enquête ? – nous mènera jusque dans le désert du Sonora, à Santa Teresa, au Mexique, non loin de la frontière américaine. Santa Teresa où, depuis dix ans, des centaines de femmes ont été assassinées. D’abord violées, puis tuées. Et retrouvées. Mortes. Dans le désert, dans une décharge publique. Des pauvres filles, des gamines, des ouvrières de maquiladoras, des barmaids, des putes. Des meurtres, eux aussi, tout à fait mystérieux. Des meurtres qui ridiculisent la police mexicaine, ridiculisent le consul américain. Des meurtres qui font se rencontrer, encore, des journalistes et des députés et des psychiatres et une fille magnifique et aussi un coupable tout indiqué. Lui aussi mystérieux, et pourtant étrangement familier.
Finalement, une part du voile sera bien levée. Mais tellement plus restera dans l’ombre. Comme s’il appartenait au lecteur de pousser l’histoire plus en avant. Ou – pourquoi pas ? – se laissait aller à relire une fois encore les milles pages qu’il vient de dévorer. Car finalement, c’est le lecteur qui mène l’enquête, qui patauge, qui recoupe les éléments de ce gigantesque puzzle, relève les indices, les incohérences, se perd en conjonctures, se perd dans les personnages, est baladé, est émerveillé, pantois devant cette œuvre géniale dont il ne parvient pas toujours à discerner toutes les ficelles mais dont il ne peut que reconnaître la maîtrise parfaite.
Au-delà d’une histoire à la construction alambiquée, 2666 est aussi un brassage des genres littéraires et un puit d’érudition. On y passe du vaudeville au thriller, en passant par un récit de guerre, une chronique familiale… C’est aussi, peut-être surtout, un ouvrage sociologique admirablement hétéroclite. On y découvre la vie infernale des ouvrières mexicaines dans leurs maquiladoras, on y découvre les œuvres de Duchamp et celles d’Arcimboldo. On y découvre, aussi, des cultures et des rapports humains torturés, une omniprésence du sexe et de la violence et un manque flagrant d’amour.
Enfin, il y a un style. Un style des plus plaisants, souvent sobre et au cœur duquel surgit, parfois, une phrase de cinq pages, parfaitement claire, limpide, qui vient, juste, couper le rythme, rappeler à l’ordre notre attention distraite.

Finalement, 2666 est un labyrinthe dans lequel on se perd, dans lequel, évidemment, on traîne, où, parfois sans bien saisir comment, on finit toujours, cahin-caha, par trouver son chemin. Un labyrinthe monstrueux, mais un labyrinthe regorgeant de trésors, et à l’architecture en tous points magistrale.

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Une enquête philosophique

10 étoiles

Critique de Phil SMT (, Inscrit le 19 septembre 2020, 63 ans) - 20 septembre 2020

Roman monstre, issu d'autres romans et engendrant d'autres romans, roman de roman, à la fois ouvert et fermé, sorte de haïku tentaculaire et labyrinthique de plus de mille pages où tout est permis et envisageable, entre digressions et mises en abyme, 2666 est une épopée inquiétante, hantée par un trou noir intellectuel qui interroge les liens entre création, littérature, Histoire et réalité, inspiré en partie du livre Les os dans le désert de Sergio González Rodríguez.
Tenter de saisir le réel pour le perdre, lutter pour accéder au livre absolu, littérature presque quantique et multiverselle, ce livre est une énigme sans solution, à la recherche de la théorie unificatrice de tous les univers écrits : dans un monde qui s'épuise de travailler à sa survie, on frôle la révélation, mais athée, la cause perdue d'avance, celle qui nomme tout et n'y croit pourtant pas. Car Roberto Bolaño ne croit pas en l'art, y compris littéraire, pas plus qu'en ses critiques ou dans les prétentions de ses auteurs, et l'ironie à ce sujet dans 2666 est aussi jubilatoire que dévastatrice, sorte d'ultime effort de l'auteur pour sublimer le silence.
Quatre professeurs de littérature ont en commun la fascination pour l'oeuvre de Benno von Archimboldi, un énigmatique écrivain allemand de renommée internationale, exilé au Mexique. Sur ses traces, ils se rendent en pèlerinage à Santa Teresa, incarnation fictionnelle de Ciudad Juarez, la ville des femmes assassinées en série… 2666 est une enquête philosophique qui avance sur les cadavres de notre civilisation, sa perte et sa déliquescence, en un immense travelling le long des ruines d'une culture qu'invoque la trahison d'une bavarde littérature contemporaine et de son terrible et vain simulacre de salut.

Incroyable fourre-tout

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 6 juin 2016

« 2666 » présente la particularité d’avoir été le dernier roman et surtout d’avoir été publié de manière posthume.
« 2666 », en outre, est un énorme ouvrage, aux cinq parties très distinctes, reliées entre elles par un fil des plus ténu, voire pas de fil du tout. Cinq parties qui pourraient aussi bien être cinq romans distincts sans que beaucoup soit perdu (en terme d’interconnexion). Voici d’ailleurs ce qui est spécifié, en « Note des héritiers de l’auteur » :

« Face à la possibilité d’une mort prochaine, Roberto laissa des instructions selon lesquelles son roman 2666 devrait se publier en cinq volumes qui correspondraient aux cinq parties de celui-ci.
…/…
Au lendemain de sa mort, après la lecture, l’étude de l’œuvre et du matériel laissé par Roberto qu’en fit Ignacio Echevarria (l’ami qu’il avait désigné pour être consulté au sujet des problèmes littéraires), surgit une autre considération, d’ordre moins pratique : le respect de la valeur littéraire de l’œuvre … »

Et c’est ainsi que le lecteur se retrouve avec un pavé d’un peu plus de 1000 pages, mais surtout, se retrouve à gloser d’abord, en compagnie de critiques littéraires européens sur la recherche, non pas du temps perdu, mais d’un auteur mythique mystérieux et dont on a peu ou pas de données : Benno von Archimboldi. Nous sommes en Europe dans cette première partie intitulée ; « la partie des critiques ». Il est question, de manière allusive, du Mexique et du Sonora, province au nord du pays et plus particulièrement de Santa Teresa, où des meurtres de femmes se produisent en masse.
La seconde partie, «la partie d’Amalfitano », nous localise plus intensément à Santa Teresa, avec Amalfitano (chilien !!) et sa fille Rosa. Amalfitano qui a perdu la mère de Rosa, Lola, et qui se demande bien un peu ce qu’il fiche à Santa Teresa (et nous aussi un petit peu par la même occasion !).
La troisième partie (la partie de Fate) nous englue toujours un peu plus dans ce maudit Santa Teresa où ce ne sont pas par dizaines que des jeunes femmes sont tuées après avoir été violées mais plutôt par centaines comme nous le découvrirons dans la quatrième partie. Fate est un vague journaliste américain d’un vague magazine américain « Aube noire », qu’on envoie dans le Sonora pour couvrir un match de boxe entre un boxeur américain et un autre mexicain et qui met le nez à cette occasion dans cette invraisemblable accumulation de meurtres. Dans cette partie, nous retrouvons fugacement Amalfitano et Rosa, et nous entrevoyons Haas, un personnage qui va être personnage important sinon principal dans la quatrième partie.
Quatrième partie (la partie des crimes), très longue, par le nombre de pages et par son côté obsessionnel ; c’est une longue litanie de toutes ces femmes et filles martyrisées et mises à mort puis balancées dans des décharges, dans le désert, dans des arrière-cours, … Une partie étouffante, dont on ne reprend souffle au cours de la lecture que par des passages consacrés à l’enquête par des policiers mexicains, passages nous permettant de comprendre que jamais les enquêtes n’aboutiront et que toujours les meurtres se poursuivront. La litanie de ces meurtres est particulièrement pénible et sa lecture m’a irrésistiblement évoqué « Le dahlia noir » de James Ellroy. Même impression d’évoluer comme dans un cauchemar éveillé d’où l’on ne peut raisonnablement sortir et où nos gestes et déplacements se font à vitesse réduite.
Cinquième partie (la partie d’Archimboldi), où l’on reboucle la boucle en quelque sorte, mais pas vraiment en réalité … Archimboldi donc, cryptique écrivain allemand qui va finir par se rendre au Mexique in fine (mais vraiment la toute fin, les deux dernières lignes !). Nous évoluons au cours de cette partie en Allemagne dans la période de la guerre et de l’après-guerre. Il en est même difficile de conserver à l’esprit tout ce qu’on a pu lire avant tant tout est – ou parait – dissocié. Dissocié sauf ces fameux petits fils ténus …
Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que la lecture de « 2666 » est pénible ou fastidieuse ! C’est au contraire très prenant mais il est difficile de considérer que tout ceci forme un tout. Passer d’une partie à l’autre efface en grande partie ce que vous avez pu lire le chapitre d’avant.
On ne peut s’empêcher de se demander si, de son vivant, Roberto Bolano l’aurait publié ainsi ou aurait opéré quelques « points de suture » ? Il semblerait que non, pourtant, Roberto Bolano semblant considérer, à l’heure de sa mort, que l’état du roman était quasi définitif …
Une œuvre étonnante et ouvrant – laissant ouvertes – quantités de questions …
Imaginez un ouvrage qu’on créerait en torsadant cinq brins, de multiples façons … L’œuvre se fait, les brins sont imbriqués les uns dans les autres mais au bout du bout les cinq brins ont chacun leurs propres extrémités, leurs entrées et leurs sorties. « 2666 » aussi …

Une bête à cinq têtes

8 étoiles

Critique de ARL (Montréal, Inscrit le 6 septembre 2014, 38 ans) - 29 juillet 2015

Après deux mois de lecture, j'ai finalement terminé les 1345 pages qui composent "2666" de Roberto Bolaño. Par moments j'ai pensé à l'abandonner, je me suis découragé, j'ai trouvé que ça ne menait à rien... Mais quelque chose m'a toujours fait continuer, une sorte de souffle dans l'écriture qui l'empêche d'être pénible, même quand la recherche de sens n'est pas fructueuse.

Pour la petite histoire, le défunt Bolaño avait donné comme instruction de publier les cinq parties de "2666" indépendamment, mais sa succession a jugé de bon de passer outre ses directives et de faire paraître un unique pavé. Les cinq sections du roman peuvent en effet être lues seules. Les références sont présentes mais minimales. Ceci dit, l'oeuvre est conçue comme un tout et le réel plaisir provient des subtils échos entre les différents récits.

"2666", malgré sa structure expérimentale, n'est pas un livre difficile. Chaque section raconte sa propre histoire dans un style clair et accessible. Là où ça se complique, c'est dans la propension de Bolaño à se lancer dans de longues, très longues digressions à des moments peu opportuns. Par exemple: vous commencez à accrocher sur le récit d'un personnage. Ce personnage en rencontre un autre et paf, Bolaño se lance dans l'histoire de ce nouvel individu sur 150 pages avant de revenir à la trame principale. Au départ ça va, mais rendu à la page 800, on commence à s'impatienter.

Les cinq sections étant très différentes, à peu près tout le monde y trouvera son compte à un moment ou un autre... mais peu de gens seront enthousiastes tout le long. J'ai trouvé certains passages tout simplement géniaux, alors que d'autres me donnaient l'envie de les sauter tout simplement (envie à laquelle j'ai résisté mais de peine et de misère). Il faut également savoir qu'aucune des sections n'est fermée. Cinq histoires, cinq fins ouvertes. Certaines personnes trouveront cela terriblement frustrant.

La meilleure façon de lire "2666" est sans doute de se laisser porter. Se permettre d'être parfois concentré, parfois distrait, sans chercher à faire une première lecture trop intellectuelle et analytique. C'est le genre de livre qui peut être apprécié sur tous les plans et c'est ce qui en fait la richesse. Il peut être lu à coups de 10 minutes dans le métro ou décortiqué dans un cours de 45 heures. Il est peut-être plus facile de l'aborder comme cinq petits romans, comme on combat l'hydre une tête à la fois.

Une complexe et sulfureuse traversée

6 étoiles

Critique de Veneziano (Paris, Inscrit le 4 mai 2005, 46 ans) - 29 avril 2012

Ce roman-fleuve, qui tient quelque peu du pensum, a le mérite de faire réfléchir sur le recul à prendre sur ses sources d'inspirations, sur la manière de les approfondir. C'est pourquoi j'ai apprécié l'histoire de la quête collective d'universitaires de leur auteur fétiche, celle du philosophe du pays dans lequel il réside, et la toute dernière, fort énigmatique.
Le chapelet de meurtres et de rapports de médecine légale représente un livre nauséabond, d'un humour aussi glauque que sulfureux, à vrai dire sordide, que j'aurais pu passer allègrement.
En effet, les parties sont autonomes les unes des autres et peuvent être lues quasi-indépendamment, voire simultanément : elles ont été conçues initialement pour être éditées séparément. Par conséquent, ces histoires se croisent partiellement, sans véritablement se rencontrer, comme il a fort justement été spécifié ici.
Le livre est bien écrit et réussit son objectif, de pousser la lectrice et le lecteur à s'interroger sur les fils tissant la globalité de sa narration. Le caractère parcellaire de la vérité révélée offre la possibilité de terminer le puzzle à sa façon. Paradoxalement, il présente à la fois la possibilité de laisser libre court à son interprétation à partir d'une sorte de dossier, de s'en faire un peu la ou le juge, et, en même temps, l'inconvénient relative de se terminer en queue de poisson, sans vraiment trancher ni même être achevé, malgré son extrême longueur.

Ce labyrinthe est troublant, à la fois passionnant et à maints égards décevant, voire irritant, dans ses aspects les plus morbides, avec un humour qui vient tour à tour sauver et aggraver l'impression, forcément nuancée qui peut être tirée de ce roman à tiroirs.

Un roman ambitieux

7 étoiles

Critique de SpaceCadet (Ici ou Là, Inscrit(e) le 16 novembre 2008, - ans) - 13 mars 2012

Né au Chili en 1953, Roberto Bolaño a vécu quelque temps avec sa famille exilée au Mexique, puis il a mené une vie de bohème, jusqu’à ce qu’au début des années ’80, il s’établisse avec sa compagne dans les environs de Barcelone.

D’abord et avant tout poète, Bolaño s’est tourné vers la fiction essentiellement par nécessité de subvenir aux besoins de sa famille. Sa première œuvre de fiction, La pista de hielo (La piste de glace) fut publiée en 1993, soit trois ans après la naissance de son fils. D’autres romans et nouvelles suivront jusqu’à sa mort en 2003, dont ‘2666’, qui, à l’instar de quelques autres titres, fut publié à titre posthume.

Ce roman est constitué de cinq parties qui, suivant le dessein de l’auteur, auraient dû, mais n’ont pas été publiées séparément. Ces parties ne sont toutefois pas entièrement indépendantes les unes des autres, étant reliées entre autres, par certains thèmes communs, par des personnages communs ou par le lieu où une partie de l’action se situe.

Brièvement, ce livre parle de littérature, de la seconde guerre mondiale, des meurtres de femmes de Ciudad Juarez (Mexique) mais il aborde aussi de nombreux autres sujets.

Ainsi, au long de la lecture, au fur à mesure que l’on parcourt chacune des parties, on cherche un sens, une direction, au récit, alors qu’il n’y en a pas. Car ce roman n’est pas construit autour d’une histoire ou une trame principale ou d’un message précis, mais il comporte plusieurs histoires, sous-histoires et de nombreux fils qui tournent autour ou mettent en scène d’innombrables personnages évoluant dans diverses circonstances.

En dépit de l’envergure de ce projet, l’écriture de Bolaño est soignée de bout en bout et jusqu’au moindre détail. Tous les personnages sont évoqués avec précision, tous les lieux sont décrits avec réalisme et toutes les situations racontées paraissent crédibles.

L’auteur accorde par ailleurs une bonne place aux comparaisons, aux images et aux formes allusives, celles-ci atteignant souvent un haut niveau d’esthétisme, mais s’exerçant parfois au détriment de la clarté. On peut également déceler l’usage de divers procédés tels que l’écriture automatique, la transcription de rêves, la réécriture, ou le ‘clustering’, sans pour autant, comme c’est souvent le cas chez d’autres auteurs, donner lieu à une écriture ‘formatée’.

Eminemment achevé, ambitieux, avec un contenu qui par moments peut sembler lourd et une structure qui part dans tous les sens, ce roman déroutant pourra sembler difficile, voire exiger de certains lecteurs plus qu’ils ne seront prêt à en concéder.

Point de chute !

8 étoiles

Critique de Pendragon (Liernu, Inscrit le 26 janvier 2001, 53 ans) - 6 août 2009

Imaginez cinq lignes parallèles, les mathématiques nous disent qu’elles se croisent à l’infini. Imaginez maintenant cinq lignes qui ne le soient pas tout à fait, mais qui se croiseraient dans un avenir lointain, une espèce de point de chute, un peu trop loin pour les yeux… Verriez-vous la différence !?

2666 est l’histoire de ces lignes qui se croiseront sans doute… un jour… autour de 2666.

Cinq chapitres pour cinq histoires.

Le premier chapitre nous présente quatre comparses, un espagnol, un italien, un français et une anglaise. Ils ont un point commun : ce sont les spécialistes d’un auteur allemand, Benno Von Archimboldi, et se sont donc rencontrés au cours de séminaires divers. Des liens d’amitiés se sont bien vite tissés… et même un peu plus. L’histoire, qui est en fait une non-histoire, est plus une succession de comptes-rendus, de sensations, de philosophies et de psychologies que réellement un récit en tant que tel. On suit les protagonistes au travers de leurs pérégrinations dans leur recherche d’Archimboldi, cet auteur introuvable… On les voit évoluer, on les voit changer, on les comprend… parfois. La fin du chapitre les envoie dans une petite bourgade mexicaine où Archimboldi serait passé, ils y rencontrent Amalfitano, professeur de philosophie qui va les guider au travers de la ville. Ah oui, dans cette ville plus de deux cents femmes ont été assassinées !

Chapitre tout en finesse, en subtilité, en douceur, en effleurement… en survol de relations humaines. Avec une écriture absolument magnifique, Bolano nous propose une analyse extrêmement judicieuse d’un quatuor humain, des relations qui les régissent et du détachement spatio-temporel qui découle d’une passion comme la leur.

Le chapitre suivant nous fait suivre le philosophe Amalfitano, sa vie, ses pensées, ses joies mais surtout ses peines et ses regrets. Ses réflexions sur la vie sont empreintes de nostalgie, de mélancolie, une forme de désabusement assez poussé, acceptation du fatum d’un environnement écrasant. Quant au livre qui pend sur la corde à linge, offert aux éléments, ma foi, quand on y pense, c’est peut-être là l’image la plus nodale que l’on puisse imaginer.

Ce chapitre est plus court, encore moins récitatif que le précédent, c’est une suite de réflexions, une espèce de recul intellectuel par rapport aux choses. Profond.

Le troisième chapitre nous présente Fate, un reporter culturel qui est envoyé au Mexique pour y suivre un match de boxe, ce n’est pas sa tasse de thé, mais son collègue sportif est décédé alors, ma foi, il fait contre mauvaise fortune bon cœur. Sur place, il rencontre des collègues mexicains, une bande de joyeux fêtards qui sortent et s’amusent. Parmi ceux-ci, la fille d’Amalfitano…

Récit court également, plus une tranche de vie qu’autre chose, avec une superbe pirouette au milieu, qui m’a surpris car je ne l’avais pas vue venir, j’avoue. Ecriture plus directe, moins en nuance, moins en réflexion, chapitre court et rapide.

Le quatrième chapitre est fort différent en ce sens qu’un paragraphe sur deux est le compte-rendu de la découverte d’un nouveau cadavre, en vingt lignes, dont la substance est en gros : « on a découvert un nouveau cadavre de femme dans le terrain vague derrière l’usine, elle était habillée d’un jeans et d’une blouse mais ses sous-vêtements manquaient. Le corps n’a pas encore été identifié mais il présente des traces de viols anaux et vaginaux multiples. Il présente en outre de nombreuses lésions, coupures et entailles. Les poignets ont été entravés plusieurs heures. La cause de la mort est la strangulation avec rupture de l’os hyoïde. » Sachant qu’il y a eu environ deux cent femmes tuées dans la région, on imagine le haut-le-cœur qui peut résulter de la lecture un peu trop systématique de ces rapports légistes qui, s’ils diffèrent dans leur forme et leur victime, n’en reste pas moins similaires sur le fond. Les autres chapitres constituent l’enquête proprement dite avec les investigateurs divers et leur totale absence de piste ! La nonchalance mexicaine ou le poids de la canicule ? On y rencontre aussi Klaus Haas, actuellement en prison au Mexique, on l’accuse d’être le meurtrier de certaines femmes. Il est allemand, il est grand… qu’est-ce qui lie Haas et Archimboldi ?

C’est le chapitre le plus « vivant » (paradoxalement, je l’admets), c’est, disons, le chapitre qui ressemble le plus à une histoire réelle, une espèce de roman policier… si ce n’est qu’on a l’horrible impression de ne faire que du sur-place, de ne pas avancer d’un iota… ce qui s’avèrera exact comme vous vous en doutez. A noter également que la description de l’univers carcéral au niveau du trafic d’influence est particulièrement réussie.

Le dernier chapitre est le récit de la vie de Hans Reiter, de ses parents, de ses mentors, des personnes qui ont comptées pour lui, ses amis, ses amours. Mais aussi de la guerre 40-45, du front de l’est et du front de l’ouest. La vue que porte l’auteur sur la guerre est froide et désincarnée, directe, vue d’en bas, vue des hommes et de leur misère et non pas vue des généraux au-dessus de leur carte. Il y a un côté « A l’ouest rien de nouveau » dans ce chapitre. By the way, Hans est Archimboldi !

Ce chapitre est plus historique que les autres, il s’agit là d’une espèce de récit événementiel et chronologique reprenant la biographie d’une famille prussienne au travers des événements de l’histoire, mais quel récit !

La conclusion ! OMG, la conclusion !?

Sans vouloir spoiler quoi que ce soit, mais au contraire pour vous aider à la lecture intérieure, profonde et à l’assimilation de cette brique dans son sens le plus primitif, c’est-à-dire dans le plaisir direct d’un embras(s)ement de genres différents et dans l’uppercut de données brutes, comme une littérature expurgées de fioritures, laissez-moi vous dire que :

1) on ne connaîtra jamais le fin mot sur Archimboldi, on connaîtra une partie de sa vie, mais en filigrane, tout au mieux. Les spécialistes du début, eux, resteront ad vitam aeternam sur leur fin
2) les meurtres ne seront jamais résolus
3) Haas est-il coupable de quoi que ce soit ? On ne le saura pas
4) Le chapitre avec Fate termine sur une scène ouverte, pas de fin
5) …

Dès lors, si d’aventure l’envie vous prenait de lire ce livre, lisez-le au premier degré, avec une assimilation des idées et de la philosophie quand elle est présente, avec un arrière goût amer constant quand les meurtres sont évoqués, avec un esprit critique et historien quand l’Histoire est parcourue. Lisez ce livre en prenant ce qu’il offre au moment où il l’offre (et il est généreux, croyez-moi). Vous retrouvez dans ce livre un condensé ou plutôt une réunion des genres et des écritures possibles, sans parler de ce qui peut se lire entre les lignes. Bref, c’est probablement le chef-d’œuvre dans le sens premier du terme de cet auteur chilien, Roberto Bolano qui le considérait d’ailleurs comme tel jusqu’au moment de sa mort, avant la publication du bouquin, qui n’était qu’à 99% terminé à sa publication, précisons-le.

Ce récit est une histoire en boucle car si les mille pages ne faisaient pas si peur, il faudrait relire ce livre à peine fermé pour reprendre ce qui nous a échappé, pour les recoupements, pour la mise en abyme, pour le survol de l’idée générale qui exsude des pages : la déréliction ! L’abandon de soi, le vide, le vacuum de l’existence, le paraître et le non-être, la vie par procuration ou, finalement, l’idée générale que même si la carte n’est pas le territoire, nombre d’entre nous ne vivent que sur la carte…

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