La maison de rendez-vous
de Alain Robbe-Grillet

critiqué par B1p, le 24 juillet 2008
( - 50 ans)


La note:  étoiles
différentes versions de la même soirée
Une soirée est donnée dans la demeure de Lady Ava, quelque part à Hong-Kong ou dans son voisinage.
Les invités se massent dans les salons, certains soulevant des coupes de champagne autour des buffets. D’autres s’égarent dans les allées du jardin déjà sombre, d’autres encore assistent aux représentations dans le petit théâtre où se jouent les grandes scènes de la vie et de ses désillusions, entre trafics supposés de filles aux chairs tendres, échanges d’enveloppes contenant une poudre blanche de nature inconnue, et Lady Ava elle-même, mise en scène de façon à ce qu’on ne sache réellement si ceci constitue un dernier baroud d’honneur aux portes de la mort ou si ceci est appelé à se répéter indéfiniment.
Toujours, quelque part, à Hong-Kong ou Kowloon, la servante énigmatique – Kim ou l’autre des jumelles ? – qui promène le chien de Lady Ava, à moins qu’elle ne se rende à un rendez-vous. Chez Manneret, peut-être, en haut d’un escalier rectiligne sans possibilité de dissimulation, qui s’enfonce progressivement dans l’ombre. S’agit-il de son père ou de son amant ? Est-il pourvoyeur de filles ou de drogue ? Essaye-t-il sur la belle Kim les drogues expérimentales issues d’un laboratoire secret ou prête-t-il sur gages à l'occidental qui court les rues en espérant trouver l’argent pour affranchir sa belle maîtresse, prisonnière des griffes de Lady Ava ?
L’occidental – Américain ? – a-t-il quelques remords suite au suicide du fiancé éconduit, mort dans sa voiture le long des quais ou est-ce la fiancée elle-même qui a commis le meurtre, quelque part dans les allées assombries du jardin de la résidence de Lady Ava ?

Nul ne le sait vraiment.
C’est que Robbe-Grillet tresse comme à son habitude un récit bien étrange, mais ô combien envoûtant : des personnages, donc, se croisent. Dans des circonstances jamais totalement différentes, mais jamais identiques. Les vérités se recouvrent, les événements sont revisités, sans que jamais on puisse démêler le vrai du faux, le rêve de la réalité. A moins que tout cela ne constitue que les diverses interprétations de la même soirée, ou de la même nuit, sans que jamais personne ne puisse dire ce qui s’est passé, ni même si un meurtre a réellement été commis.

Comme d’habitude, le pouvoir d’envoûtement de Robbe-Grillet est vertigineux. Pourquoi cela fonctionne-t-il, me demandais-je à la lecture ? Parce que, peut-être, Robbe-Grillet allie le flou à la plus grande des précisions dans les versions des événements : on a l’impression d’assister à une démonstration mathématique qui n’aurait aucune thèse à démontrer. Les termes sont précis, alignés en sachant très bien quels indices ont déjà été disséminés pour brouiller les pistes et pouvant donc, à tout moment, les brouiller encore plus.
C’est aussi une espèce de démonstration magistrale des diverses possibilités auxquelles est confronté le romancier en cours d’élaboration d’une histoire. La particularité de Robbe-Grillet est qu’il ne choisit pas entre les diverses versions possibles mais qu’il les livre enchevêtrées les unes aux autres par un réseau complexe de liens entre réalité et représentations, la réalité n’étant elle-même que la représentation d’une autre réalité, qui nous échappe et nous échappera toujours.