Un album de silence
de Françoise Lefèvre

critiqué par Sahkti, le 30 juin 2008
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Une fois les enfants partis...
C'est Sabine Bourgois qui m'a fait connaître et apprécier Françoise Lefèvre. Elle encore à qui je dois cet excellent conseil de lecture. Françoise Lefèvre est un auteur qui mérite d'être lue et relue tant ses mots respirent la sensibilité et la justesse.

Tout au long de son oeuvre, Françoise Lefèvre parle d'elle, évoque sa vie, à travers des biographies discrètes ou par la voix des protagonistes de ses romans. Une femme qui donne beaucoup d'elle même, a supporté encore plus et qui pose un regard déterminé sur la vie. Une femme dont j'aime les mots, vifs, brûlants, terriblement tourmentés et en même temps magnifiques.
C'est à un nouveau travail de mémoire que se lire ici Françoise Lefèvre, mère de quatre enfants, qui évoque les siens dans ces bonnes feuilles, notamment la plus jeune, violoncelliste de son état.

Oscillant entre carnet intime et récit de fiction, ce livre offre de beaux moments sur le ton de la confidence; le lecteur partage de réels moments d'intimité avec F.Lefèvre et peut lui aussi cheminer sur le sentier du temps qui passe et de la mémoire qui joue des tours. C'est un souci récurrent chez l'auteur que ce passé et ces souvenirs qui risquent de ficher le camp un jour ou l'autre. Comment les conserver? En les mettant sur papier mais les références et priorité d'un jour ne sont plus forcément les mêmes dix ans plus tard. C'est là aussi une des difficulté de l'exercice dont l'auteur a conscience et qu'elle tente de disséquer.
Bachelard et sa pensée sont là pour l'aider et l'inspirer.

Au final, encore une merveilleuse lecture de Françoise Lefèvre dont la douceur et le réalisme me plaisent à chaque fois. Quelle force de caractère et quelle générosité chez elle!
"Ecris bien ! N'oublie pas de sourire dans ta tête !" 9 étoiles

... dit la petite fille à sa mère, qui s'en souvient.
Alors, justement, cet extrait, où l'on sourit :

"Elle édifie une inquiétante pyramide de tous ces produits, puis s’avance en ondulant pour me redire sur le ton de la confidence : vous êtes vraiment belle comme ça, TOUTE RELOOKÉE ! Vous aviez l’air si fatiguée en entrant. Maintenant, on dirait une star ! C’est incroyable ! Il faudrait juste abandonner vos vêtements sombres. Vous êtes encore trop jeune pour vous habiller en noir ! Si, si ! Et puis il faudrait raccourcir vos jupes peut-être et porter des talons. Je suis sûre que ce serait plus sexy ! Montrez-moi un peu vos jambes. Mon Dieu, madame, quel dommage de les cacher. Tenez, regardez dans les magazines ce qu’on nous prépare pour cet été. Les orangés, les vert pomme, les parme. Je vous verrais bien en rose. Tenez, pink fashion. Laissez-moi essayer sur vos lèvres. Oh madame, ça vous rajeunit de vingt ans ! Vous n’êtes plus la même. Oubliez tout ce noir. Choisissez la gaieté. Le succès. Imposez-vous dans la lumière ! L’éclat ! La couleur. Dans la rue, on se retournera sur vous ! J’essaie de lui dire que c’est précisément ce que je ne veux pas. Non par modestie. Mais parce que j’aime l’ombre. J’aime l’ombre infiniment. La lumière à travers les feuilles des arbres. Ces taches de lumière mouvantes qui dansent sur les visages ou sur les pages du livre qu’on tient ouvert. J’aime le murmure des sources cachées. Le silence. La solitude. L’effacement. Chaque jour, je m’exerce à disparaître. Comment le lui expliquer ? Mais elle n’écoute pas. Elle cherche des yeux une nouvelle cliente. Une nouvelle proie. Elle a repris son micro et de sa voix monocorde continue à soliloquer sur la jeunesse qui fout le camp, les crèmes-miracles qui vous aident à la retrouver. L’attraction terrestre, etc. Revenant vers moi, d’un geste autoritaire, elle me désigne à nouveau la pyramide de produits qu’elle a édifiée. Elle en parle comme d’une ordonnance. Elle pose sa main sur mon bras, enfonce ses griffes dans ma peau et me demande d’une voix langoureuse : Avez-vous la carte du magasin ? Non. Ses griffes s’enfoncent davantage. Il me semble qu’autour de mon poignet se referment les serres d’un oiseau de proie. Elle murmure à mon oreille : Montez vite au quatrième. Là, ils vous donneront gratuitement la Carte Mortella. Il y a beaucoup d’avantages, vous savez, à posséder la Carte Mortella. Vous pouvez payer en dix fois. Vous pouvez emporter tout ce qui est devant vous. Votre budget n’en souffrira pas. Puis elle me quitte pour aborder une nouvelle passante."

Françoise Lefèvre, Un album de silence, p. 71 à 73, Le Mercure de France, 2008.

Feint - - 60 ans - 19 octobre 2008