Le sacre de Napoléon : 2 décembre 1804
de José Cabanis

critiqué par Jlc, le 13 mars 2008
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Comediente..tragediente
Romancier qui eut son public, c’est assez tard que José Cabanis se tourne vers la biographie puis l’histoire. «Le sacre de Napoléon », écrit à la fin des années soixante, est aujourd’hui réédité dans la collection « Les journées qui ont fait la France » et il permet de redécouvrir cet écrivain un peu oublié.

Une documentation solide, une argumentation qui se tient, même si on peut la discuter, un style vif, le verbe souvent incisif, le sens de la formule, un réel talent pour peindre une société font de sa lecture un agréable et instructif « bonheur du jour » pour reprendre le titre d’un autre de ses livres..

Pour Cabanis, le sacre n’a été qu’un simulacre, « une grande illusion et un échec » car « on ne crée pas de toutes pièces une tradition ». Pour l’expliquer il va se faire portraitiste, peintre d’une époque et d’une société avant de commenter le tableau de genre que David laissa de l’évènement.

Le coup d’état du 18 brumaire stoppe la Révolution mais ne fait pas un retour en arrière. On met fin aux désordres du Directoire car le pays ou plus exactement les nouvelles classes possédantes ont besoin d’ordre pour prospérer et c’est ce que Bonaparte va très bien percevoir.
Les émigrés reviennent et Paris redécouvre les fêtes et plaisirs que prodiguent industriels, banquiers, acquéreurs de biens nationaux et anciens révolutionnaires nantis. On réorganise la justice, on reprend en main l’éducation, on prépare le code Napoléon, cette bible des possédants, on distribue les places dont tous sont si avides et le Premier Consul a l’habileté de les offrir comme une faveur et non comme un droit restitué. Même l’Eglise est requise car il s’agit de la faire passer du statut d’opposante à celui d’auxiliaire maîtrisée. Ne serait-ce que pour qualifier les désertions si nombreuses de péché mortel ! Bonaparte est clair : elle seule peut « faire supporter aux hommes les inégalités de rang parce qu’elle console de tout ». Le concordat sera signé non sans quelque opposition tant de prêtres que de révolutionnaires abasourdis. Le romancier perce sous l’historien et Cabanis est au meilleur quand il décrit cette société cupide, cynique et servile. On voit la théorie de l’auteur : Bonaparte a servi la classe possédante pour en être mieux servi en retour. Il a été le sauveur de la bourgeoisie révolutionnaire devenue la classe possédante. Et d’ailleurs, quand bien plus tard les forces de l’argent « se dérobèrent, il tomba ». Ce jugement doit certainement être nuancé car Bonaparte, c’est aussi un stratège militaire exceptionnel, un administrateur remarquable et un sens de l’Etat au dessus des querelles de boutiques.

De ce monde frelaté, le portraitiste sait saisir quelques figures éminentes : Joséphine « femme légère dans tous les sens » qui trompa Bonaparte et en fit la risée de Paris quand il était en Egypte ou en Italie avant de le vouloir fidèle pour garder la position qu’il lui avait faite. Voici les trois consuls, Cambacérès « qui savait toujours trouver une justification juridique aux changements les plus arbitraires », Lebrun dont les liens à l’Ancien Régime rassurent et enfin Bonaparte dont l’auteur trace le portrait dur d’un homme d’exception mais qui fut d’abord un tyran. Ni rancunier, ni arrogant, bien qu’ayant une absolue confiance en lui, il est attentif et veut savoir. Il cherche d’abord à convaincre avant, plus tard, de se contenter de contraindre. Il ne fut jamais mieux lui-même que parmi ses soldats, « dans le péril » où il suscite admiration et dévouement, surtout chez les plus modestes. D’autres le disent sans cœur ni sensibilité et Madame de Staël l’exécute d’un trait vengeur, elle qui attendit tant un signe de lui : « Quelque chose de dédaigneux quand il se contient et de vulgaire quand il se met à l’aise ». Il ne faut oublier ni la famille du Premier Consul, remuante, insupportable, capricieuse, ni les intellectuels de ce temps : Chateaubriand tout prêt à se mettre aux ordres du nouveau régime en écrivant « Le génie du Christianisme » avant d’obtenir en 1803 un poste à Rome. Et enfin toute la cohorte des soldats et des parvenus que Bonaparte va récompenser avant que bien d’entre eux ne le trahissent.

Le 24 décembre 1800, jour de l’attentat de la rue Saint Nicaise, est une date charnière car elle révèle la fragilité du régime. Que serait-il advenu si le Premier Consul avait été tué ? « Disposant de tout, décidant de tout il est responsable de tout ». Indispensable, il se veut héréditaire. Sans barguigner, Tribunat et Sénat se chargent d’habiller juridiquement l’affaire. Mais dans sacre il y a sacré et il faut donc une onction sainte. Qui mieux que le pape pour la donner ? Et l’on voit Pie VII qui n’est pas le médiocre qu’on n’a trop souvent dépeint se prêter à ce simulacre pour défendre les intérêts de l’Eglise, en France et en Europe. Le trône et l’autel sont à nouveau réunis « pour enchaîner le peuple ». Mais Napoléon s’est trompé. Ce n’est pas parce qu’il appelle les autres rois et empereurs « mon frère » ou « mon cousin » et parle de Louis XVI en disant « mon oncle » qu’il acquiert cette légitimité qui lui fait défaut. Se disant incarner le peuple, celui-ci ne saurait s’opposer à lui. Et c’est ainsi que se fabriquent les dictatures, le XX° siècle le démontrera tragiquement.

Le récit détaillé de la cérémonie vaut moins que le tableau de David dont il n’est que le commentaire obligé, éclairé et détaillé. Mais le travail du peintre en ce qu’il est aussi une œuvre politique voulue par l’Empereur - qui en fut d’ailleurs fort satisfait : « Quelle vérité ! Ce n’est pas une peinture, on marche dans ce tableau. » - a une autre ampleur par sa signification. Rien ne manque dans le récit, des toilettes et habits, du rôle de chacun, des festivités qui suivirent et vous saurez tout, de la crise des sœurs envers Joséphine, du mariage secret ou du nom du chef d’orchestre qui officia à la réception à l’hôtel de ville. On pourrait parodier Sacha Guitry qui proposait de restituer à l’œuvre d’art « la place immense qu’elle occupe dans l’Histoire du monde ». Il prenait pour exemple le portrait de François 1er par Clouet mais on peut faire de même avec le tableau de David : « Lorsque vous regardez ce tableau magnifique, vous ne dites pas « quel grand homme ! », vous dites « quel grand peintre ! » car il faut admettre enfin que le sacre de Napoléon par David joue aujourd’hui un rôle plus important que celui de Napoléon lui-même ».

José Cabanis montre aussi qu’à cette occasion il n’y eut pas un débordement de ferveur populaire et, pour lui, c’est à Sainte Hélène qu’est née la légende qui n’est pas une contre vérité mais « dit seulement ce qu’il aurait pu être en d’autres circonstances » Et « la fortune se retirant, il devint humain ». C’est manifestement trop tard pour changer le regard de l’historien sur cet homme légendaire certes mais qui fut d’abord un tyran conduisant son pays au ban de l’Europe.

Une comédie de gloriole surannée qui se termine en tragédie des désastres de la guerre. Ce n’est pas un hasard si le livre s’achève sur la confrontation entre le tableau de David et celui de Goya « Tres de mayo ». Et la question reste posée de savoir quelle fut pour la France la journée la plus importante entre le 2 décembre, le 21 mars 1804 date de l’exécution du duc d’Enghien et ce 3 mai 1808 ?