Petite philosophie de l'ennui
de Lars Fr. H. Svendsen

critiqué par Christian Adam, le 10 mars 2008
( - 50 ans)


La note:  étoiles
De l'ennui en tant qu'il ne nous nuit pas...
Rares sont les philosophes à avoir approché le phénomène de l'ennui en le considérant comme une des réalités fondamentales de la condition humaine et en l'exprimant selon les diverses tonalités qu'il suppose. Si on excepte les réflexions fort pénétrantes de Pascal, de Schopenhauer ou de Cioran, on s'aperçoit que la réalité de l'ennui a plutôt été l'affaire des écrivains et des poètes comme Pessoa ou Beckett. La philosophie ne sait trop bien comment s'approprier cet objet de réflexion qui échappe à ses instruments d'analyse et de pensée rationnelle. C’est le pari de cette Petite philosophie de l'ennui que de cerner le thème de l'ennui aussi bien dans sa dimension historique que phénoménologique. Il ne s'agit surtout pas de l'examiner dans le style de la philosophie analytique qu'écarte moqueusement dans son introduction l'auteur : « Que le lecteur ne s'attende pas à trouver des phrases du genre : "Pierre s'ennuie si et seulement si..." » (12). Pour autant, ses réflexions ne sont pas d'une grande innovation sur le sujet : l'originalité de cet essai se limite plutôt à avoir rassemblé, bien que de façon forcément sélective, quelques-unes des interrogations classiques sur la question, allant de Pascal à Cioran en passant par Thomas Mann, Schopenhauer et Nietzsche. Il faut le reconnaître : les moments forts du livre qui font réfléchir le plus résident dans les citations empruntées aux maîtres de l'ennui comme Pessoa, Cioran, ou encore Nietzsche, plutôt que dans le commentaire qu’en fait l’auteur. L'auteur lui-même l'admet lorsqu'il présente son projet de la manière suivante : « Au fond, j'aurais aimé écrire un texte entièrement constitué de citations mises bout à bout [..] mais il se trouve que j'avais aussi mon mot à dire ici et là » (14). (On s'étonne soit dit en passant que cet auteur ignore ce qui s'est écrit de plus profond et de plus éloquent sur l’ennui, et qu'il ne cite nullement dans son essai. Nous voulons parler du livre intitulé simplement L'Ennui publié en 1913, du grand psychologue oublié Émile Tardieu, élève de Théodule Ribot : ce livre, complètement méconnu aujourd'hui, est un chef-d'oeuvre absolu, d'une écriture magnifique et colorée, émaillée d'innombrables références littéraires, témoignant d'une pénétration inouïe à chaque page, et en même temps faisant preuve d'une rigueur et d'une subtilité analytique sans pareille. Malheureusement, par on ne sait quelle injustice impardonnable de la part des éditeurs français, cet essai est devenu introuvable aujourd'hui. Espérons qu'un jour les maisons d'édition auront le flair et la jugeote pour ressusciter des oubliettes ce livre exceptionnel et extrêmement intelligent d'Émile Tardieu.) Ceci dit, malgré cette lacune essentielle de méconnaître le livre insurpassable d'Émile Tardieu (le livre de Svendsen pâlit en comparaison...), le philosophe norvégien n'a pas moins réussi à faire un travail de mise en forme assez singulier et à articuler ensemble les différents exemples littéraires et philosophiques rapportés dans son essai pour tenter de saisir l'essence caractéristique de l'ennui. Et pour un sujet aussi insaisissable, il faut le remercier de ce beau travail, d'autant que d'une part ce n'est pas un sujet "divertissant", et que d'autre part les publications sur le problème de l'ennui ne pullulent guère.

En quoi consiste ce « mot à dire » de l'auteur ? Il se résumerait, entre autres choses, à souligner que l'ennui est le propre de l'homme moderne, que ce « rhume de l'âme » n'a jamais été autant thématisé qu'après le passage à l'époque romantique où l'individu découvre son moi et le néant qui l'habite en quelque sorte. Bien que de nombreuses formes d'ennui existent depuis la naissance du monde, l'ennui existentiel à proprement parler n'a vu le jour que depuis que l'individu s'est affranchi des anciennes tutelles qui l'unissaient à l'ordre du monde. Tout se passe comme si « avant le romantisme, il s'agissait d'un phénomène marginal réservé à la noblesse et au clergé », alors qu'avec le romantisme l'ennui « gagne en quelque sorte ses lettres de noblesse et se démocratise » (30). Dans cette perspective, l'homme moderne, condamné à sa liberté foncière, se voit sommé de choisir ses valeurs et de se frayer un chemin sous la menace de la perte de sens qui guette constamment ses engagements existentiels. L'ennui étant une des caractéristiques de la modernité directement issu du vide créé par le nihilisme des sociétés contemporaines et par le naufrage des repères qui soudaient jadis les individus au corps social, il paraît dès lors naturel de s'ennuyer à l'aube de cette modernité. Et comme plus rien n'est donné d'avance, il arrive que les individus tergiversent et troquent une adhérence pour une autre, en attente de quelque chose qui puisse donner un sens à leur vie. Svendsen parle de la tendance de l'individualisme de l'ère post-romantique à tromper cet ennui par ce qu'il appelle la transgression : « L'ennui et la transgression ont partie liée. Comme si l'unique remède contre l'ennui était de le transgresser de manière toujours plus radicale, parce que la transgression amène le soi au contact de quelque chose de nouveau, quelque chose d'autre que le refrain du même qui menace de le noyer dans l'ennui » (91). Sur ce plan, l'auteur aurait eu intérêt à appuyer plus fort le doigt sur le mal majeur qui touche la vie de nos contemporains. L'analyse de l'ennui qu’il mène, d'orientation plus descriptive, développant à la fois le volet psychologique et culturel de la question, est certes fort instructive, mais elle aurait gagné à être plus critique en se plaçant tout droit dans le fil des grands ennemis du divertissement comme Pascal, qui disait ceci par exemple : « Ennui. Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide.» C'est sur ce potentiel critique sous-tendu par l'ennui que nous allons surtout insister maintenant et tenter de réfléchir dans le droit chemin tracé par Pascal...

Pour conjurer le face à face avec soi que redoutent par dessus tout les hommes et les femmes "branchés" d'aujourd'hui, heureusement qu'il y a les vétilles des technologies de l'information pour les détourner de leur abîme et la frénésie de la société de spectacle pour mettre hors circuit le soliloque de l'âme. Heureusement qu’il y a l'étourdissement festif permanent, l'abrutissement dans les bagatelles du téléphone portable, le renforcement de l'impulsivité aggravé par l'Internet, bref, tout ce qui concourt à infantiliser les individus et à les maintenir à un niveau de maturité intellectuelle embryonnaire, tout ce qui, en bref, conduit à refouler ce que croyait Cioran à juste titre, à savoir que « celui qui ne connaît point l'ennui se trouve encore à l'enfance du monde ». Il est vrai que l'ennui ne se choisit point, mais s'il naît, c'est précisément parce que la vitesse à laquelle tout s'écoule dans notre quotidien oblige, par la force des choses, à se rétracter dans le blasement. Elle oblige aussi à se cantonner dans le quant-à-soi qui permet de prendre un recul salutaire par rapport à l'arbitraire des produits et services culturels que nous impose la société de consommation d'aujourd'hui et qui suintent - dans le pire des cas - un ennui sans fond. Ironie de ces techniques modernes qui, ayant pour vocation de nous seconder dans la chasse à l'ennui, produisent l'effet inverse : en saturant l'espace des besoins du consommateur qu'elle invente de toutes pièces, la société marchande annule le hiatus nécessaire entre notre liberté et ce qui nous est servi, entre nos désirs et leur satisfaction, pour occuper en permanence notre champ mental. C’est que, comme l'a bien compris Pascal, « il n'est pas bon de voir tous ses besoins satisfaits » (cité par Svendsen, 198). C'est l'épreuve de cet hiatus qui, en contrepartie, est donné à vivre à l'homme qui s'ennuie, qui ne choisit certes pas délibérément de ressentir cet état psychologique, mais qui en comprend les vertus parce qu'il voit que l'ennui met à distance les conventions et le conformisme du monde ambiant. Comme le dit si bien Régis Jauffret dans une entrevue, il est bon « de s'ennuyer un peu au cours de sa vie, car l'ennui est plus formateur que le divertissement à tout prix que l'on nous propose dans notre société » (Magazine littéraire, 2001). Eh bien, force est de constater que les industries du divertissement, dans leur effort pathétique de nous « distraire à en mourir » (comme le disait Neil Postman), mandatées de pourchasser "le sentiment du temps qui passe" de nos vies, ne font ironiquement qu'accroître cet ennui, parce qu'elles contribuent à l'uniformisation, à l'indifférenciation et au nivellement de tout et de n'importe quoi. Du coup, comme l'écrit Svendsen : « Dans une culture définie par la pure fonctionnalité et le rendement, l'ennui règne en maître, car la qualité du monde disparaît dans cette pantransparence, dans cette visibilité extrême qui englobe tout » (124). A l'évidence, les sujets vibrionnants et compulsifs des temps hypermodernes s'accrochent à tout ce qui est susceptible de meubler leur solitude et croient découvrir dans l'horizon indépassable de la communication tous azimuts, cette utopie de notre âge fébrile, de quoi exorciser le démon de leur ennui, de leur abandon, de leur insuffisance, de leur dépendance, de leur impuissance, de leur vide...

Or convenons-en avec Svendsen : « Considérées de plus près, toutes les utopies donnent l'impression d'être d'un ennui à mourir car seul est intéressant ce qui fait défaut » (198). A combler leurs désirs et leurs besoins en tous temps, les individus se trouvent inféodées au formatage des consciences commandé par le contrôle technique qui accapare chacune de leurs minutes, dressés comme des pantins dans leurs moindres goûts et inclinations, et les yeux écarquillés d'émerveillement béat devant ce monde qui bouge et innove sans trêve, sans s'apercevoir un instant qu'ils ne sont que les instruments de cette grande mascarade du déchaînement consumériste : « La quête incessante des plaisirs révèle précisément notre crainte face au vide qui nous entoure [..] L'originalité et l'innovation sont devenues deux valeurs refuges pour échapper à une existence considéré la plupart du temps comme dépourvue d'intérêt.» (38). L'individu hédoniste éprouve une hantise continue d'être soudain confronté au vide et à la solitude qui le guetteraient si d'aventure il se privait des stimulations puériles et crétinisantes que lui procure la technologie moderne. Il s'agit de vivre au maximum, de ne pas se laisser happer par une seule seconde d'ennui, sous peine que la vie ne soit considérée comme ratée et que la mort ne soit redoutée. C'est Adorno qui, à ce propos, disait que « moins les sujets vivent intensément, plus brutale, plus effrayante la mort. » (cité par Svendsen, 76) Mais il serait peut-être temps de retrouver les bienfaits de l'ennui, d'apprendre à ne pas le refouler et d'accéder à la fonction critique à laquelle il introduit, dans la mesure où, comme le dit Svendsen, « faire l'expérience de l'ennui est faire une expérience d'un morceau de réalité [..] il y a dans l'ennui un formidable potentiel [..] L'ennui arrache les choses à leur contexte habituel, les met à nu. Ainsi permet-il une nouvelle configuration des choses et, partant, la possibilité de leur donner un nouveau sens [..] A cause de sa négativité, l'ennui comporte la possibilité d'un renversement positif. » (203-204) Pour peu qu'on sache en tirer parti, il y a dans l'ennui une possibilité de recul et d'éveil qui débouche sur la connaissance de soi. Echapper coûte que coûte à son règne revient à tourner le dos à notre propre nature et à ce qui la fait tiquer. A travers l'expérience vécue de l'ennui se dégage un espace de goûts et de valeurs réfractaires à ce qui est normalement valorisé dans la société. Comprendre ce qui nous ennuie profondément est donc une épreuve paradoxalement enrichissante. Nietzche a donc raison de penser que « celui qui se gare complètement contre l'ennui se gare aussi contre lui-même » (cité par Svendsen, 207). Une vie qui ne fait que cumuler des jouissances superficielles et mettre bout à bout des plaisirs faciles et sans lendemain se condamne à être une vie sans perspective n'engageant aucun examen de conscience existentiel. Or, « nous ressentons le besoin de justifier notre existence, écrit Svendsen, et une juxtaposition d'expériences isolées sans aucune profondeur est tout simplement insuffisante. [..] C'est un devoir que de vivre une vie qui nous tourmente. [..] Il en jaillit une sorte de morale de l'ennui : nous devons prendre le temps de vivre l'ennui parce qu'en lui résonne l'écho de la promesse d'une vie meilleure » (209-210). S'il arrive enfin que certains parmi nous s'ennuient à vivre dans la société qui s'offre à eux, c'est sans doute parce que la version du bonheur qui leur est proposée, voire imposée, ne correspond pas du tout à leur propre quête personnelle et à leurs idéaux alternatifs. A croire que, « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis » (Baudelaire), à croire donc qu'il ne resterait qu'à embrasser la posture cynique et à emprunter le chemin solitaire de l'ironiste revenu de tout, qui s'ennuie à mourir, mais qui, pour prendre sa revanche, s'en remet à la subversion autrement aristocratique de l'ennui cultivé dans un registre supérieur, et que l'excellent Émile Tardieu a décrit de manière sublime : « Celui qui est parvenu à l'ennui regarde de haut un monde qui ne l'intéresse plus. Son âme est lasse, et il est exigeant en fait d'amitié ; déconcertant dans le choix de ses amours ; il sait ce que toutes choses valent, et il peut se passer d'à peu près tout. Il semble que sa vie soit achevée et désormais sans changement possible. Dédaigneux des hommes, les redoutant pour leur sottise, il est d'un abord difficile ; il se défend par sa verve satirique, se fait craindre par la mauvaise humeur ; on l'ennuie, on l'assomme ; il sait d'avance tout ce qu'on peut lui dire. Il ne fait grâce qu'à l'imprévu amusant ou à l'originalité saisissante. Riche de ses dégoûts, apaisé par sa fatigue, il affecte un dédain prodigieux, l'impassibilité du sage [..] Il part de ses lèvres des mots mordants, des traits finement aiguisés, les flèches d'un esprit qui se venge ; il s'excite à ce jeu et son ennui fond en sarcasmes. » (L'Ennui, 1913).

Ego lector ( Christian Adam )