La symphonie du loup
de Marius Daniel Popescu

critiqué par Sahkti, le 18 février 2008
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Symphonie roumaine
La Symphonie du loup ressemble à une vaste fresque roumaine, composée de multiples tableaux, de scènes du quotidien, de fragments de vie pris sur le vif et d'autant de destins pour former plusieurs histoires s'imbriquant dans un même récit. Episodes de taille variable, tantôt longs, tantôt très courts, accordant à chaque mot la puissance et le sens qu'il mérite... tout cela forme un ensemble riche, hétéroclite et bigarré à souhait, se promenant le long d'un fil conducteur qui emporte le lecteur du passé au présent, dans le futur aussi car c'est avec les guerres d'hier et d'aujourd'hui que se construit demain, et de bataille, il en sera question dans ce beau récit de Marius Daniel Popescu.
N'oublions pas que nous sommes dans la Roumanie de la dictature, à l'heure où un fils apprend le décès de son père et revit tout un pan d'histoire par la voix de son grand-père. Voix puissante, exprimant la souffrance et le désarroi, un brin de haine aussi face à la folie meurtrière des hommes.
Popescu assène, raconte, trace et dépose sans fin les mots d'un combat, d'un chagrin et d'une lutte, exprimés via une écriture agréable, très stylée, dense et vive.
Un roman qui ne laisse pas indifférent en raison notamment de tout le vécu qu'il transporte et toutes les questions qu'il fait naître à propos de la vie, du destin, de l'espoir et de la désillusion. Une belle découverte grâce aux Editions Corti!
Entre Suisse et Roumanie 8 étoiles

Tu regardais tes bras croisés sur tes genoux et tu regardais tes pieds nus et tu regardais les gens qui passaient dans la rue et que tu reconnaissais à travers les fentes de la palissade. Elle est venue avec de l’eau chaude et elle a versé dans la bassine plusieurs litres d’eau chaude, puis elle est venue avec de l’eau froide et elle a versé de l’eau froide par dessus l’eau chaude et elle a testé de ses mains le mélange d’eau chaude et d’eau froide, puis elle t’a dit «elle est bonne, tu peux commencer», et elle est partie dans la cuisine d’été. Ton père était une sorte de rebelle qui disait tout en face et à n’importe qui. Tu as pris le savon, et, debout, devant la bassine posée sur le tabouret, tu as mis une de tes mains dans l’eau, tu as pris de l’eau dans la paume de ta main, tu as mis l’eau sur tes bras, sur tes épaules, sur ton cou, sur ta poitrine, et tu savonnais chaque partie de ton corps. Tu ne voyais pas beaucoup ton père. Tu le voyais seulement quelques mois par année. Tu voyais l’eau sale couler depuis ton corps dans la bassine en plastique, tu frottais ta peau et tu voyais une couche de mousse grise se former à la surface de l’eau de la bassine et ta grand-mère te regardait depuis le seuil de sa cuisine d’été. Quand elle a vu que tu étais prêt, elle t’a apporté de l’eau froide pour te rincer et elle a versé de l’eau froide sur ton corps à l’aide d’un seau et tu prenais des filets d’eau froide dans les paumes de tes mains et tu laissais couler de l’eau froide sur tes bras et tes épaules et ta nuque, et c’est là que tu as pleuré pour la première fois. Pour la première fois de ta vie, à quatorze ans, tu as pleuré.

Pratiquement tout ce gros et touffu "roman" est écrit à la deuxième personne du singulier, tu, tu, tu, mais ce n'est pas toujours la même personne qui parle. Quelquefois c'est le grand-père , quatre-vingt-dix-huit ans. Il s’adresse ici à son petit- fils exilé en Suisse, faisant resurgir le « pays de là-bas », cette Roumanie de Ceaucescu – dont le nom ne sera jamais prononcé. Le pays du "Parti unique". Et quelquefois c'est le petit fils lui, même, des années plus tard, qui raconte sa vie, en Suisse , avec sa femme et ses filles. Et son métier de colleur d'affiches.
C'est bien sûr sans doute assez autobiographique..
Cette succession de retours en arrière , mais avec toujours la même forme grammaticale rend ce récit très difficile à lire par moments, et il a fallu que je m'accroche.

Mais il y a des scènes si grandioses, en particulier le début, celle de l'enterrement du père au pays du Parti unique dans lequel certains mots ne "devraient pas exister" , ou celle d'un trajet en train suspendu à l'extérieur de la porte pendant des heures, que j'ai trouvé, moi aussi que , même s'il y a des moments très longs, cet écrivain dans sa façon de décrire les faits d'un quotidien actuel et passé , était vraiment à découvrir...

Sur le site de l'éditeur( Corti), un entretien avec l'auteur:
http://jose-corti.fr/titresfrancais/…

Paofaia - Moorea - - ans - 2 novembre 2013


Un roman dur, tendre et profondément humain 8 étoiles

Cette "symphonie du loup" est remarquable. Marius Daniel Popescu a écrit une oeuvre fortement inspirée de sa vie. Le roman se constitue de nombreuses sections. En effet, l'auteur donne essentiellement la parole à son grand-père qui convoque des souvenirs familiaux suite au décès de son fils, le père de l'écrivain. C'est tout un pan du passé qui est ressuscité au travers de souvenirs communs, souvent forts. Parallèlement à ces épisodes passés qui permettent de tisser du lien entre arrière-grands-parents, grands-parents, parents et enfants, l'auteur évoque sa vie actuelle avec ses deux jeunes filles. Le passé et le présent sont mis face à face, la Roumanie de la jeunesse de Popescu est confrontée à la Suisse plus paisible dans laquelle le personnage principal a pu construire son existence. D'un côté l'effacement progressif des êtres connus dans sa jeunesse, de l'autre la jeunesse avec ses filles qui ont l'avenir devant elles.

L'auteur joue sensiblement avec le rythme de ce roman. Les épisodes très courts succèdent à des épisodes longuement développés. L'auteur tisse des scènes ancrées dans la banalité ( jeux de ses filles, certains dialogues ... ) avec des scènes marquantes, voire inoubliables ( scène avec un cheval, enterrement, le personnage d'Argenté ... ). Il y a un vrai travail sur le rythme, même si l'on a parfois l'impression que l'auteur ne fait que compiler des souvenirs, à tort.

C'est la Roumanie sous Ceausescu qui est dépeinte et qui fait froid dans le dos. Derrières ces individus liés par le sang, c'est tout un peuple qui est dessiné ici. Marius Daniel Popescu parle de son monde et des hommes avec sincérité, sans embarras inutile ( découverte de la sexualité, lien avec des membres de sa famille, la saleté ... ). L'on ressent l'humanité de cet auteur quand il évoque ses personnages, sans doute des êtres qu'il a connus.
C'est un beau roman que nous offre Marius Daniel Popescu, un roman qui n'est pas linéaire, qui demande de s'immerger dans cette symphonie en se laissant porter par ce rythme.

Pucksimberg - Toulon - 44 ans - 2 novembre 2013