Etre écrivain, création et identité
de Nathalie Heinich

critiqué par Christian Adam, le 27 janvier 2008
( - 50 ans)


La note:  étoiles
De la difficulté qu'ont les écrivains à mener une « double vie »...
Tout écrivain qui réfléchit aux conditions de production de son propre art, à sa situation sociale et à l'avers et au revers de sa vie qui, pareille à une pièce de monnaie, ne vaut pas très cher sur le marché de l'accomplissement personnel ; bref, une vie facilement interchangeable pour une autre, que rien ne distingue d'autres vies ordinaires, en apparence du moins, devrait lire le livre brillant de Nathalie Heinich, Etre écrivain. Nombreux sont les écrivains qui sont comme des radeaux à la dérive et qui se reconnaîtraient volontiers dans cette description de l'écrivain suisse Ramuz dans son Journal : « Mais tel je vais dans l'existence, incapable de me réaliser. Je me cherche avec désespoir ; les années s'écoulent, je ne me trouve pas. Où suis-je ? J'ai la sensation de ne pas exister ; j'erre à la poursuite d'une ombre. Ce que je parviens à saisir ne me satisfait jamais. Et, quand je m'arrête et que je me regarde, je ne me reconnais pas » (Journal, 10 mars 1902, cité par Heinich). Comment faire en sorte que le chemin vers soi, c'est-à-dire vers une oeuvre quelconque, soit franchi de manière authentique quand l'existence est fissurée de l'intérieur ? Comme le dit Nathalie Heinich (que nous citerons abondamment par la suite) : « Pouvoir, à tous moments et en toutes circonstances, se mettre à écrire sans être arrêté par la nécessité de "faire autre chose pour vivre", c'est la marque par excellence du créateur, le gage de son authenticité en même temps que son privilège » (27). Dans quelle mesure ce privilège appartient-il de façon générale aux écrivains et quelles stratégies ces derniers mettent-ils en oeuvre pour s'en prévaloir ? Telle est la question délicate qu'explore ce livre dans son analyse fine et nuancée des conditions sociales de la vie d'écrivain et dont on s'inspirera pour entamer une réflexion personnelle et libre sur ce qu'implique justement être écrivain...


Pouvoir indexer son temps de travail non pas sur des besognes ahurissantes de monotonie mais sur une capacité à intérioriser sa vie pour en faire rejaillir quelque chose de beau et de raffiné, cela appartient-il aux écrivains en propre ? Faut-il évoquer le credo de Kafka qui, dans son Journal, considère que « tant que je ne serai pas libéré de mon bureau, je serai perdu purement et simplement (..) il s'agit seulement de tenir la tête haute aussi longtemps que possible pour ne pas sombrer ». Et pour ne pas sombrer, quoi de mieux qu'une oeuvre vraie, donc libre d'attaches, résultante d'expériences riches et roboratives, de plongées édifiantes en soi et dans le monde ? Nous ne savons que trop bien qu'il est loin le temps où il était possible de mener une existence où la vie et l'oeuvre faisaient un, celle-ci s'inscrivant dans une temporalité totale, et où l'activité de création était placée sous le signe d'une lente incubation nourrie par un temps éminemment singulier, un temps autodéterminé... Or ce vieux rêve d'une vie vouée exclusivement aux incursions dans les régions à haute densité de l'Art, il faut en revenir hélas... Rien de plus difficile que « d'être à soi et rien qu'à soi », comme le souhaitait tant Montaigne. Reste à savoir comment négocier le compromis entre "gagner sa vie" et "réussir sa vie" : « comment, et jusqu'où, sacrifie-t-on ses ressources matérielles au profit d'aspirations artistiques, exigeant la qualité littéraire de l'oeuvre autant que la cohérence de la personne ? » (Heinich, 34) Cette question de la "cohérence de la personne" est particulièrement pertinente dans plusieurs cas, en ce sens que les conditions matérielles de la vie de certains écrivains rendent parfois improbable l'exigence d'une unicité personnelle dont jouissent les artistes qui vivent leur art à temps plein. Loin de cet idéal, certaines vies d'écrivains souffrent, à l'inverse, d'une discontinuité au sein même de leur écoulement, d'un clivage identitaire tel qu'il faudrait, pour se consacrer sérieusement à une vie-artiste, pouvoir mener continuellement une vie dédoublée, fracturée, oscillant entre un mode contraignant, hétéronome, aliénant, unidimensionnel, celui qui est voué à la "chose publique", et un mode plus personnel, axé sur l'élargissement de ses possibilités créatrices. Voici ce que dit Heinich à ce propos : « Dans un monde particulièrement soumis à la tension entre des principes hétérogènes, comme l'est le monde littéraire et artistique, c'est la capacité de construire une cohérence entre ces principes qui fait, pour l'essentiel, la compétence identitaire permettant au sujet de s'orienter, sans se perdre lui-même, entre des valeurs incommensurables ou contradictoires » (51). Voilà, on a la caution de la sociologue : à nous donc de faire en sorte que les valeurs qui ont cours dans la sphère professionnelle - sphère de "l'inauthenticité" (nous ne mâchons pas nos mots..), où il est difficile de mettre en cause les normes de comportement qui y sont associées - et les valeurs qui circulent dans le monde artistique, modelables à volonté, ouverts au jeu et à l'imagination qui fabrique sa propre loi, sans lignes de conduite, rôles, ou consignes tracés d'avance, à nous donc de faire en sorte que ces deux univers obéissant à des logiques antithétiques, voire inconciliables, puissent trouver en nous de quoi mettre à l'épreuve cette compétence identitaire. Quant à savoir si cela est possible...


Tel est l'enjeu pour certains artistes d'aujourd'hui, les moins privilégiés du moins, qui doivent faire face à certains compromis impliquant l'argent, le temps, l'oeuvre, les obligations, etc., et qui doivent accepter les divers empêchements que leur impose le quotidien. A ce propos, Heinich cite le cas d'un écrivain (anonyme) qui accepte cela et l'assume pleinement, quoique avec un certain pincement. Il dit : « Donc il faut composer. Et accepter de composer c'est du même coup accepter un affaiblissement de ses potentialités créatrices. Alors personnellement j'ai choisi de composer » (53). De même, nous devons composer avec les servitudes de la "chose publique", avec la nécessité d'occuper une fonction sociale, mais du même coup accepter d'être écartelé dans notre identité propre. Peut-on nier que le métier extra-artistique qui nous dénature, mais qui nous rapporte un certain revenu, de quoi nous assurer le minimum de confort, finisse par façonner une identité qu'on n'a pas choisie ? Le masque professionnel qui finit inévitablement par déteindre et nous coller au visage... D'où la nécessité de s'en protéger par des tentatives de démarcation qu'assure d'une certaine façon l'art, façon de ne pas réduire sa vie à son job. C'est à cette condition, nous pensons, que le partage reste clair entre, d'une part, notre moi social, fragmenté, condamné à la dispersion, et d'autre part, notre moi profond et cohérent, filtré du mensonge social, auquel on peut se confier intégralement dans la liberté de l'oeuvre d'art. La zone artistique est une zone trouble - admettons-le - un entre-deux impur, agressé continuellement par les dettes et les charges publiques que l'on doit à la société, mais il faut aspirer à y séjourner de toutes ses forces, en faire l'enjeu de sa vie...


Encore une citation d'un écrivain rapportée par Heinich dans laquelle l'on se reconnaît volontiers : « Ce que je fais dans la vie, c'est professeur, et ce que je fais parce que c'est ma vie, c'est d'écrire » (52). Mais nous persistons à croire que cela induit une désarticulation profonde due à des journées coupées en deux comme une poire, celles-ci étant clivées entre un boulot d'une part, et un "jardin de silence", d'autre part. Mais la question qu'il faut se poser est la suivante : croit-on qu'il soit aisé de refaire du silence dans sa vie et de pouvoir ruminer les vraies pensées qu'on aimerait cultiver lorsqu'on est en registre artistique, plutôt que d'être sous l'emprise des pensées-parasites toujours associées au boulot, c'est-à-dire l'évocation de mille et un détails insipides qui ne méritent normalement pas un grain d'attention ? Mais l'esprit humain est ainsi fait qu'il ne lui appartient pas d'interrompre, quand bon lui semble, donc par un décret de la volonté, le cours spontané des idées se chevauchant par association et qui, en l'occurrence, l'entraînent loin de là où il aimerait déployer véritablement sa vigueur. On ne peut toujours harnacher ni cadenasser les idées de piètre compagnie qui nous viennent sans en avoir été invitées pour aussitôt leur céder la voie aux fulgurances de l'Art. Ca ne se passe pas ainsi. L'expérience de "surgissement" qu'implique le fait de laisser libre cours à sa propre inventivité, le fait aussi de se laisser guider par l'inspiration en quête de trouvailles inédites ouvre l'espace imaginaire à une façon de faire qui est intempestive, aléatoire, marquée en tous points par « l'imprévisibilité, l'absence de standardisation ou de routine » (188) ; l'inspiration étant, de ce point de vue, à être conçue comme une « expérience intime sur laquelle le sujet n'a pourtant aucune prise : indécidable, non programmable, elle est indépendante de toute volonté » (188). N'est-ce pas Flaubert qui avertissait qu' « on ne choisit pas ses sujets : on les subit » ? C'est dire combien ça peut jaillir de soi dans les moments les moins attendus, hors du cadre régulier qu'appellerait une telle normalisation, voire bureaucratisation du travail de l'artiste. S'il y a bien une activité qui se démarque dans son essence de toute assignation à des heures fixes, régies par un calendrier réglé et invariable, c'est l'écriture. Certes, il ne s'agit pas de minimiser le rôle joué par l'opération de mise en forme, de retour sur le "premier jet" que le même Flaubert appelle « les trente-six heures olympiennes », où il s'agit de travailler avec « une rage de style au ventre », ou encore le labeur d'artisan qui a fait admettre à Claude Simon qu'il travaillait « avec beaucoup de peine, comme un ouvrier, ou plutôt comme un artisan : en me mettant à la table tous les jours, à la même heure. Et sans abandonner quand ça ne marche pas » (cité par Heinich, p.291) C'est aussi Jules Renard qui disait qu' « en littérature, il n'y a que des boeufs. Les génies sont les plus gros, ceux qui peinent dix-huit heures par jour d'une manière infatigable. La gloire est un effort constant.» Justement… Mais inversement il convient de souligner le caractère erratique de l'inspiration, bien évoqué par Nathalie Sarraute : « Ca vient ou ça ne vient pas. Quelquefois ça vient tout seul. Quelquefois il faut attendre des jours pour que se produise quelque chose qui se mette à vivre » (192). Encore une fois, il y a quelque chose qui va à l'encontre de la pente naturelle de l'esprit dans cette transition artificielle, dans ce passage forcé et contraint du moment de la routine besogneuse au moment où il s'agit de s'arracher à l'inertie gravitationnelle produite par cette dernière afin de se recueillir et se pencher sur de riches pensées : en l'occurrence, les réflexions que nous inspire en ce moment le livre que nous venons de lire, Etre écrivain, de Nathalie Heinich...


Heinich montre comment le fait de ne pas pouvoir consacrer entièrement son temps à l'écriture peut être jugé par certains écrivains dits "puristes", « comme une marque d'infamie, signalant un rapport "pas sérieux" à l'écriture, synonyme de dispersion, de manque d'exigence, de désacralisation, de désinvestissement, d'inauthenticité » (59). Ce n'est pas le point de vue de Heinich bien sûr, car elle ne fait que brosser un tableau neutre et objectif des différentes postures possibles par rapport à l'écriture. Mais ce qu'elle cite concorde assurément avec notre conception de la littérature. Pourquoi ? Parce que nous tendons à croire que toute forme d'écriture qui ne fonctionne pas à plein régime a très peu de chances d'être justement "sérieuse". Un emploi du temps qui n'est pas régi uniquement par le "goût de l'absolu" que représente l'écriture ne peut donner lieu qu'à de l'à-peu-près, ressortissant à une conception qui consiste à considérer la littérature comme un "luxe", ce qui nous accule, au pire, au statut de "dilettante" et d'"écrivaillon". Ou alors il faudrait, dans le meilleur des cas, plusieurs vies pour réaliser une oeuvre quelque peu réussie. Ainsi l'écrivain suisse Ramuz : « Il faudrait à ceux qui comme moi parviennent si tardivement à la connaissance d'eux-mêmes une vie double en durée pour se réaliser complètement » (cité par Heinich, p.88). Et pour se réaliser complètement, parvenir à une connaissance de soi-même qui soit multiforme et approfondie, encore faut-il du temps, du temps, et encore du temps, cette denrée rare dont profitent les élus et les héritiers, ces bourgeois qui n'ont à vivre ni de leur plume, en sacrifiant au goût du public, ni à assumer un "second métier", de façon à subvenir aux besoins matériels de base et à préserver ainsi l'indépendance de leur oeuvre par rapport au marché. Exemple de "nanti" de la littérature ? L'écrivain de la génération du Nouveau Roman Claude Simon, qui avouait avoir « de vagues ambitions, appelons ça des vélléités » (87) : « Et puis, ajoute t-il, j'étais un privilégié : je n'étais pas dans l'obligation de gagner ma vie... J'ai hérité à vingt et un ans d'une certaine fortune » (87).

Le temps est donc une ressource vitale pour alimenter la création artistique. D'abord, pour avoir une vie qui ne se résume ni ne se réduit à un métier plat et fastidieux, lequel finit à la longue par rendre "normal" ce qui, en principe, devrait scandaliser toute personne qui tient à régler sa vie sur un effort de connaissance de ses propres limites et dont l'oeuvre d'art servirait de médiation. Ensuite parce qu'il faut du temps pour consigner çà et là des notes grapillées pour un usage ultérieur, du temps pour aiguiser son savoir-faire, du temps pour laisser mûrir des intuitions naissantes, amener à pleine maturation ses références mentales et ainsi "devenir qui l'on est". C'est donc un travail qui nécessite une disponibilité d'esprit constante, qui exige que l'on soit "tout entier à ce qu'on fait" : n'est-ce pas d'ailleurs la marque de toute passion, exclusive par définition, qui suppose une application soutenue et univoque à son objet ? La passion artistique a en effet ceci de particulier qu'elle entraîne une véritable « captation », un investissement total dans l'objet auquel on est prêt à tout sacrifier, de sorte que toute parenthèse obligée hors du temps sacré de l'art est conçue comme une dissipation et une perte de soi : « cette captation, affirme Heinich, rend particulièrement insupportable toute contrainte extérieure qui viendrait s'y opposer et, notamment, tout assujetissement à une activité professionnelle » (99). Dans la mesure où l'écriture est un processus permanent rendant factice tout « découpage standardisé des moments de la vie, entre-temps du travail d'écriture et temps hors du travail » (100), les compromis nécessaires que l'on doit faire sont « générateurs de violents conflits internes » (99). La folie qui consiste à croire qu'il est possible de "segmenter" son activité de la sorte relève par conséquent de rien de moins que d'une pure erreur de psychologie d'autant plus grave que les deux activités entre lesquelles on oscille mettent en oeuvre des schèmes de pensée et d'action profondément incommensurables. Imagine-t-on un salarié trimant à temps plein et en même temps se réservant parcimonieusement, nécessité oblige, des moments insulaires de création pendant lesquels il fignolerait au burin ce qui deviendra son oeuvre ? Ceci représente, au mieux, un acharnement salutaire à vouloir se garder de l'enlisement professionnel, et au pire, un mirage de la pensée... Or pour peu que l'on considère que toute oeuvre de qualité ne fleurit que dans des conditions optimales : cénacle intime dans lequel se réalise une reconnaisance mutuelle, insertion dans un milieu favorisant le commerce d'esprits de la même trempe, solitude aménagée sans contraintes extérieures, temps intégralement dévolu à l'oeuvre, distillée patiemment avec un soin monomaniaque, etc. ; pour peu que l'on considère donc ce que nécessite la vie d'un écrivain pour faire advenir l'essence de ce qu'il est, il apparaît dès lors dérisoire de vouloir l'amputer de sa dimension vitale qu'est l'unité de la vie et de l'oeuvre, lesquelles devraient être soudées l'une à l'autre sans coupures ni interférences. Car tout le monde sait, comme le note perspicacement Heinich, que « l'écrivain qui n'est pas en train d'écrire n'en est pas moins, virtuellement, en état de travail, forgeant des phrases dans sa tête, élaborant la construction d'une intrigue, ruminant les pages qui viennent d'être écrites ou prélevant dans ce qui l'entoure une matière à utiliser » (100-101). En quoi l’activité d’écrire est un travail à plein temps que vient perturber et freiner dans son développement et sa cristallisation l’autre travail…

Sans oublier par ailleurs que l'apprentissage ne se fait pas du jour au lendemain, « car apprendre, écrit Heinich, c'est incorporer des ressources, des compétences que l'on ne possédait pas et qui peuvent fort bien s'ajouter au don, avec lequel on est né » (65) : « l'expérience du "devenir écrivain" représente donc typiquement l'actualisation d'une nature déjà présente mais invisible » (65). De ce point de vue, le génie est conçu comme « celui qui, par ses oeuvres, parvient à donner son actualisation maximale à la puissance qu'il portait en lui » (66). Faire porter au jour les virtualités cachées qu'on abrite en soi suppose une pratique régulière de l'écriture qui permet d'affiner, par exemple, la façon dont on aborde ses thèmes de prédilection, en mettant vingt fois sur le métier les tours et les procédés par lesquels s'édifie et se caractérise un style personnel. Ce scrupule de ciseleur éprouvé devant l'oeuvre, dont les contours inchoatifs se dessinent, prennent forme et se détachent lentement de l'état de contingence qui marque leur état initial a bien été ressenti par Valéry : « Je travaille fort lentement et ce travail si peu expéditif, je voudrais pouvoir le ralentir encore. (..) Manie de n'accepter de soi-même rien qui ne fût longuement étudié, fait, et refait un nombre infini de fois, comme dans le temps où le temps ne coûtait rien, les artistes consumant leur durée à parfaire leur ouvrage...» Il ne suffit donc pas uniquement d'être doué, il faut en outre se faire la main et rendre visibles les facultés qu'on porte en soi de manière latente. Cela se fait grâce à des exercices quotidiens qui accaparent tout notre atelier créatif, et par lesquels on affûte nos moyens d'expression. Une citation de Jack London est particulièrement éloquente à cet égard : « Ne flânez pas en sollicitant l'inspiration ; précipitez-vous à sa poursuite avec un gourdin, et même si vous ne l'attrapez pas vous aurez quelque chose qui lui ressemble remarquablement bien. Imposez-vous une besogne et veillez à l'accomplir chaque jour ; vous aurez plus de mots à votre crédit à la fin de l'année » (cité par Heinich, 30). Un autre témoignage d'un auteur dramatique anonyme rapporté par Heinich exprimant quasiment la même idée d'avoir des "mots à son crédit" est encore plus parlant. Il s'agit de mettre en évidence cette fois la dimension cumulative résultant de cette assiduité appliquée à son art qui crée de l'étonnement, et du coup, de marquer le côté imprévisible qui en découle : « Les moments forts, c'est quand vous voyez sortir quelque chose, comme si ça sortait de la main de quelqu'un d'autre. Ca c'est inexplicable ! (..) Même au niveau du vocabulaire, vous sortez des mots dont vous n'avez jamais su qu'ils étaient dans votre tête ! Je ne sais pas d'où ça vient, mais ça sort » (écrivain anonyme, cité par Heinich, 194).

En contrepoint, il importe de signaler que certes, l'on a beau s'astreindre à la confection de son ouvrage en peaufinant tous les traits qui le composent, on a beau s'atteler d'arrache-pied à la mise en valeur de ses ressorts personnels dans l'écriture, à « consumer sa durée à parfaire son ouvrage », à trier le bon grain de l'ivraie de sa production globale, à être rompu à sa maîtrise du langage, et ainsi de suite : mais si au bout du compte la vie n'est pas vécue de telle sorte qu'elle enferme en elle de quoi stimuler la poursuite d'une oeuvre qui est censée la refléter, offrant par là de quoi servir d'échafaudage à un projet qui soit fondé sur une expérience riche et exemplaire, si cette fois la vie elle-même de l'écrivain ne comporte pas l'étoffe nécessaire pour servir de toile de fond au monument artistique qui en tient lieu, alors on se demande bien à quoi rime tout l'affairement virtuose de l'écrivain s'évertuant à faire montre de grande faconde ou à faire étalage de son arsenal stylistique. Pour le dire tout bêtement et sans ambages : il faut tout simplement avoir du vécu et pas seulement du talent sur lequel on se rabat généralement quand le vécu fait défaut. Car comme le dit Emerson : « Le talent seul ne suffit pas pour faire un écrivain. Derrière un livre, il doit y avoir un homme ». L'oeuvre ne vient pas au jour toute armée. Elle plonge ses racines dans un passé ou un présent, autrement dit : dans un champ de pensée et un faisceau d'expériences qui lui confère de la substance autrement que ne le ferait à elle seule l'imagination secondée par l'auxiliaire du style, si élégant et puissant qu'il soit. N'est-ce pas Marguerite Yourcenar qui disait qu'il « est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l'existence des grandes frontières naturelles qui séparent l'infinie variété des êtres » ? Or pour oser parler d'une réalité quelconque, il faut au préalable l'avoir comprise de première main, sentie, connue, vécue à la première personne. C'est seulement alors, au stade de maturité maximale, qu'on peut en livrer une représentation artistique qui sache retraduire toute la profondeur qu'elle recèle. A défaut de quoi, on verse dans la complaisance et les facilités de langage, quand ce n'est pas dans la pure fumisterie. S'exercer à un art sans y mettre du sien, sans le coeur mis à nu, laisser le langage parler plutôt que l'homme, équivaut à un péché contre l'hygiène intellectuelle de base que tout artiste se doit d'observer. Pour abonder dans les mêmes truismes, nous ajouterons aussi que toute écriture se construit à travers une dialectique qui la lie à d'autres formes de vie : lectures, rencontres, voyages, toute figure de l’altérité qui ouvre l'artiste à des sphères plurielles qu'il intègre progressivement avec le temps à son imaginaire et à sa réflexion, dialectique par laquelle il enrichit sa connaissance du monde et qui constitue du même coup un parcours initiatique à travers lequel il part à la rencontre de son identité. « Pour qu'il soit une conscience universelle, dit un poète cité par Heinich, il faut que le grand écrivain ait acquis une dimension, et cette dimension est fonction à la fois de la qualité de son oeuvre et de la qualité de sa vie. Or, actuellement, on a une littérature de fonctionnaires...»

S'il est vrai enfin que toute création part de soi pour revenir à soi, il va sans dire que cela ne se fait jamais sans la médiation des autres. Personne ne fait cavalier seul en littérature. Or comme l'écrit magnifiquement Cécile Wajsbrot dans son Pour la littérature (1999) : « Chacun fait comme s'il était seul alors que nul n'est seul, il y a la littérature, il y a l'histoire de la littérature, mais ce refus de s'inscrire dans une continuité est typique des amants de l'écriture, parce que, dans leur quête impossible d'un regard, dans leur désir de conquête, dans leur fantasme de toute-puissance, ils ne partent que d'eux-mêmes - ils ne parlent que d'eux ». Cela est fort bien, mais ici comme ailleurs, il s'agit pour l'écrivain en devenir de se prémunir contre certaines illusions, de ne pas se leurrer sur son propre compte, car de même qu'il est impératif qu'il maintienne une idée juste de sa propre identité, c'est-à-dire de ce qu'il peut accomplir au niveau individuel et social, les contingences de la vie étant ce qu'elles sont, de même il doit se défaire des fictions personnelles qui flattent outre mesure sa prétendue singularité et sa pseudo-originalité et qui risquent d'entretenir de lui-même une idée d'autant plus mensongère et dupe que l'image qu'il s'en fait émane d'un profond besoin d'être unique et original. En réalité, cela s'origine dans une certaine volonté de puissance qui le pousse à se concevoir sur le modèle d'un créateur incréé, aiguillon sans doute nécessaire à l'éclosion de son oeuvre : « En se voulant solitaire, l'artiste se berce d'une illusion peut-être féconde, mais le privilège qu'il s'accorde n'a rien de réel. Quand il croit s'exprimer de façon spontanée, faire oeuvre originale, il réplique à d'autres créateurs passés ou présents, actuels ou virtuels. Qu'on le sache ou qu'on l'ignore, on ne chemine jamais seul sur le sentier de la création. » (Lévi-strauss)

Ego lector ( Christian Adam )