Pièges à poésie de Marcel Peltier

Pièges à poésie de Marcel Peltier

Catégorie(s) : Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Kinbote, le 15 janvier 2008 (Jumet, Inscrit le 18 mars 2001, 65 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (3 061ème position).
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Exercices de réalité

Marcel Peltier n’a de cesse depuis le début de son parcours littéraire de déjouer la poésie commune, celle qui n’a que l’apparence de la poésie. S’il titre son dernier recueil: "Pièges à poésie", il faut y voir malice.

« Silencieux.

Mes pièges
à poésie. »

Signale l’auteur, façon de dire que ces appâts rivalisent de discrétion avec l’objet - le réel - qu’ils veulent saisir. Qui veut à tout prix capter le réel le condamne au repli, au chiffonnement au risque que bien vite « le temps se fige ». Dès lors, tout essai dans ce sens pourrait s’appeler (à l’instar des Exercices d’admiration de Cioran) des « exercices de réalité ».

« Chaque vague.

Un instant
de lune. »

Dans ce haïku / senryû *, c’est la singularité des choses qui est pointée. L’unicité d’un geste dans l’air. D’une action dans son mouvement. Et une seule lumière pour l’embras(s)er, un seul éclat! Le réel ne se répète pas, sauf peut-être, et à un temps t’, dans le cadre de l’expérimentation scientifique.

« Eclaircies.

Phares des moissonneuses
dans la nuit. »

Ce qui apparaît d’abord à la lecture de ces haïkus / senryûs, qui dérogent aux règles établies (fruit d’un travail accompli dès « La vie ordinaire », et avec, depuis les « Senryûs du silence », cette ligne blanche, caractéristique de l’écriture de Marcel Peltier, qui représente un silence, césure entre les deux éléments du haïku), c’est un souci de ne pas faire coller la réalité à ce qu’on serait en droit d’attendre d’elle. Clément Rosset, ce « spécialiste » du réel, a écrit : « La fausse sécurité est plus que l'alliée de l'illusion, elle en constitue la substance même. »
Ce qui arrive n’est jamais à l’image de ce qu’on espérait.

« Fumée
au-dessus du village.

Pas un indien. »

L’instant n’est pas soumis au temps du conditionnel, même si celui-ci peut, « en attendant », faire office de prétendant au trône. Le réel est ce qui contrecarre toute certitude (comme le moustique, cité par Peltier, dont « on ne sait jamais où il va atterrir ») et, si ce réel vient s’inscrire dans une attente, ce ne peut être que le fait du hasard. Sauf si le réel est à la solde de la volonté, de l’imaginaire ou de toute autre forme de fantasmagorie...

« Bougies
brûle-encens.

L’arbre à souhaits. »

Le réel alors n’est-il pas contraint, en liberté surveillée, sous contrôle? L’expérience nous apprend que cela ne dure pas, que le réel reprend toujours ses droits et va, s’opposant aux désirs - trop humains - de lui faire prendre une direction donnée… Marcel Peltier le sait qui ne donne à voir, à ressentir que l’improbable ou l’impossible, qui surviennent cependant et créent l’étonnement, le désarroi voire l’effroi, tous porteurs de sensations, d’émotions non convenues.

« Mes empreintes sur
le clavier.

Je n’ai tué personne. » **

Quand ce réel répond à nos aspirations, c’est l’apaisement, la satisfaction de croire qu’on a eu raison, tout en n’étant pas dupe de l’illusion entretenue.

« Comme hier.

Le rouge-gorge
familier. »

S’il ne sert à rien d’enfermer le réel dans de vaines espérances, dans des leurres anciens, en tuant le mystère, toujours dissimulé dans ses creux, la contrainte de la forme (une des constantes du travail de Marcel - ses pièges à poésie), elle, provoque l’avènement de l’inattendu, du beau par effraction… jamais éloignés du tragique.

« Eparpillement de plumes.

Les restes
d’un pigeonneau égorgé »

La grandiloquence ne sied point au réel qui se montre volontiers trivial. Il n’a guère besoin d’être qualifié, d’où le peu d’adjectifs dans cette poésie matérialiste qui œuvre au plus près des choses.

« Mon trou de chaussette.

Pareil
depuis jeudi dernier. »

Barthes a écrit que l’écrivain est un pense-phrases. Cette définition m’est revenue à la lecture de ces textes. En parfois cinq mots, Marcel nous décrit une fugitive impression qu’il porte à la connaissance d’autrui et qui, sans lui, serait restée lettre morte.

« Devant le miroir.

Le chat gratte
son image. »

La tâche du haïjin consiste à cueillir l’éphémère sur la ligne du temps, à glaner l’insolite sur le terrain de l’ordinaire.

« Eau limpide.

Une feuille morte
s’éloigne. »

Montherlant écrit que : « On veut toujours que ce soit l’extraordinaire qui nous démonte, alors que c’est l’ordinaire qui est effrayant. »

« Sentier
de l’habitude.

Le papillon. »

Dans le haïku suivant, Marcel Peltier nous alerte.

« Paysage.

On y pénétrerait avant
de disparaître. »

Tout en nous mettant en garde contre le danger d’un paysage, il nous invite à prendre nos distances. A ne pas respecter cet avis, le sujet prend le risque de l’aveuglement. On ne voit rien, l’œil sur l’objet de son regard.

« Mon cèdre bien agité
ce matin.

Ma tête intacte. »

L’esprit quiet, on peut appréhender la variété du monde, et ses détails.

« En ce silence.

Apprendre le
nuage. »

Quand, enfin, on a pris son parti de ne rien contrôler, de lâcher prise, on est guéri de l’orgueil, on peut saisir toute la dimension des choses, et leur lumière, dans l’espace-temps qui nous imparti, loin des faux bruits du monde et dans le silence auquel prétend toute poésie digne de ce nom.
On a réussi, temporairement, l’examen du réel.

« Chemin
de la guérison.

Le papillon s’envole. »



* « Un haïku/senryû est en partie haïku, lorsqu'il parle d'environnement, et en partie senryû, lorsqu'il a pour centre d'intérêt l'être humain." (Peltier)

** Ce senryû a été retenu comme coup de cœur du jury du concours 2007 de l’Association Française de Haïku.

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Juste silence

10 étoiles

Critique de Jantoni (, Inscrit le 23 janvier 2008, 78 ans) - 24 janvier 2008

Cette phrase, en exergue : « Entre les mots/le silence est parfaitement juste. » fait supposer au lecteur que chaque poème est un piège à silence – espace sonore et linguistique vide d’où pourrait sortir tout mot, qui les contiendrait virtuellement tous.

Mon trou de chaussette.

Pareil
depuis jeudi dernier.

Ici, le silence de la deuxième ligne blanche semble recouvrir une semaine entière où rien ne s’est passé. Le trou même n’a pas changé. Un silence parfaitement juste. Ce trou est certes banal, vu l’objet auquel il appartient, mais il représente aussi un vide cher au haïkiste familier d’une vision zen du monde.

Recueil.

Tous les feuillets blancs
depuis un an

La forme des textes est très rigoureuse. Une première proposition (1 ou 2 lignes) fermée par un point. La ligne du silence. La seconde proposition qu’on lit comme une réponse, mais qui mène souvent à une autre question. S’est-il écrit quelque chose depuis un an ?
L’intérêt des poèmes de Marcel Peltier est qu’ils sont proches du haïku. Ils en ont la brièveté, la banalité, le côté fragmentaire, l’indécision et surtout le silence. Ils font preuve de cette attention au monde le plus banal :

Sortie du couloir.

Rien
à commenter.

qui est la marque d’un esprit teinté de zen. Et pourtant, il s’en distinguent : pas de 5-7-5, pas de mot de saison, mais la césure, oui, très forte. Il y a des cerisiers sans fleurs, et nous ne sommes pas au Japon.

Cerisiers sans fleurs.

Nous ne sommes pas
au Japon.

Cette écriture est vraiment originale et d’une extrême cohérence. Tout haïkiste peut y apprendre l’art du kireji (la césure).

Sentier
de l’habitude.

Le papillon.

réaction à critique de Kinbote

9 étoiles

Critique de Tathâta (, Inscrit le 20 janvier 2008, 75 ans) - 20 janvier 2008

Superbe critique Kinbote, du livre de Marcel

Très juste ta définition du haïku/senryû, Marcel : c'est exactement ainsi que je conçois le "ku/sen" !

Miam à tes textes !

Enfin l'humour existe toujours dans le haïku
(il se fait si rare) !

: j'ai adoré la fumée sur le village
sans indien !

Daniel
(Tathâta)

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