La chambre noire de Damoclès
de Willem Frederik Hermans

critiqué par Jlc, le 3 mars 2007
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Merci à Milan Kundera
« La chambre noire de Damoclès », superbe titre mystérieux, a été publié en France en juin 2006. Une première traduction, en 1962, avait mécontenté l’auteur néerlandais qui avait interdit toute nouvelle parution de ses oeuvres en français. Je n’aurais jamais eu connaissance de cette republication puisque seul un journal suisse que je ne lis pas, « Le Temps », lui consacra une critique. Dans la presse française, rien, pas une seule ligne jusqu’à ce que Milan Kundera découvre ce livre et écrive dans « Le Monde » du 19 janvier un éblouissant article : « La poésie noire et l’ambiguïté ».
Si vous pouvez vous procurer cet article, n’allez pas plus avant dans cette chronique et je sais qu’il vous convaincra vous aussi de lire, toutes affaires cessantes, cet admirable roman.
Si vous ne le pouvez pas, je vais essayer de vous dire pourquoi ce livre est exceptionnel.

Hollande des années vingt et trente. Henri Osewoudt est né deux mois avant terme et en sera marqué toute sa vie. Petit, blond, totalement imberbe, la voix trop haut posée, son père assassiné par sa mère dans une crise de folie, il est recueilli par un oncle dont la fille, plus âgée et bien laide, lui ouvre son lit à défaut de son cœur. Il l’épouse à 19 ans, reprend la boutique familiale, s’occupe de sa mère à sa sortie de l’asile mais fondamentalement ne désire rien et se laisse porter par le cours des évènements si ce n’est qu’il apprend le judo pour pouvoir se défendre. Sa trop courte taille l’empêche de faire son service miltaire. Sa femme le trompe et c’est avec le fils du droguiste, un militant proche des nazis. La guerre éclate.

Tout bascule le 10 mai 1940 quand un lieutenant de l’armée hollandaise qui dit s’appeler Dorbeck entre dans son magasin pour faire développer une pellicule photographique. Osewoudt voit en Dorbeck son double, il est tout à fait comme lui si ce n’est que l’officier est brun, a de la barbe et une voix puissante. Comme le lui dit méchamment sa femme « tu lui ressembles comme un pudding loupé ressemble à…qu’est-ce que j’en sais…à un pudding réussi ». Henri va alors obéir aveuglément aux ordres de ce Dorbeck soit directement, les rares fois où ils se rencontrent toujours très brièvement, soit par des intermédiaires qu’il identifiera au moyen des photos développées. Il va accomplir, en tremblant et en claquant des dents, des actes d’une audace et d’une cruauté folles dont il ne se serait jamais cru capable. Osewoudt n’a pas de références idéologiques. Il est résistant parce que les Allemands ont envahi son pays et peut-être surtout parce qu’il est subjugué par son double et qu’enfin il existe.
Dorbeck disparaît pendant quatre ans avant de se manifester à nouveau en 1944, donnant encore une fois à Osewoudt l’occasion de se dépasser, de vivre intensément, de découvrir l’amour dans le regard et la tendresse d’une jeune juive résistante avant d’être un jour, il en est sûr, reconnu.
Mais la reconnaissance ne viendra pas comme Henri se l’imaginait et telle l’épée suspendue sur la tête de Damoclès, symbole de fragilité du bonheur toujours menacé, toutes les missions qu’il a menées à bien, tous les personnages qu’il a rencontrés, tous les obstacles qu’il a surmontés, toutes les souffrances qu’il a endurées vont, à la libération des Pays Bas, se retourner contre lui. Ce qui était lumière devient noirceur, ce qui était secret devient dénonciation. Osewoudt est-il un héros malheureux ou un imposteur ? Et comme le dit Kundera « les soupçons des vainqueurs, même sans preuve, se métamorphosent vite en vérités ». La fin du roman est absolument superbe.

Ce livre qui n’est pas dénué d’humour est construit de façon tout à fait machiavélique. Tout détail a sa signification, tel point qui parait initialement secondaire peut devenir cinquante pages plus loin capital. La quatrième de couverture parle à juste titre de thriller psychologique car on est tenu en haleine de bout en bout. Mais c’est peut-être bien plus un roman moral où le bien et le mal se confondent parfois jusqu’au vertige, où l’improbable le dispute à l’étrange. On frémit en imaginant Osewoudt manipulé aussi aveuglément non par un officier résistant qui lui ressemble mais par un sosie qui eût été du côté des nazis.
Il y a des pages magnifiques sur la jalousie - quand Osewoudt pense que son amie partirait avec Dorbeck si elle le rencontrait -, sur la loyauté - « renoncer à Dorbeck, c’est le trahir » -, sur l’identité et l’estime de soi - « avant Dorbeck, je n’étais rien ; c’est la première fois que je l’ai rencontré que j’ai voulu quelque chose, juste être comme lui » -, sur la liberté, sur la désespérance ou encore la morale qui ne serait, selon un des personnages, « qu’une hypothèse de travail provisoire [car] toute morale disparaît quand on meurt ».

C’est bien sûr à Milan Kundera que revient le dernier mot : « J’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu ».

Oui, vraiment merci Milan Kundera.