Le soufre et le moisi
de François Dufay

critiqué par Jlc, le 19 novembre 2006
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Deux coeurs secs
L’après 1944 : Le manichéisme triomphe en littéraire, comme partout. Il y a d’un côté ceux qui ont choisi le bon camp, discrètement - comme Sartre et beaucoup d’autres- ou courageusement –comme Mauriac, Malraux ou Aragon. Le Comité National des Ecrivains décide de qui a le droit ou non de publier ses écrits. Et il y a ceux qui ont choisi le camp des occupants et donc, ne barguignons pas, des nazis : Drieu La Rochelle s’est suicidé, Brasillach est fusillé, Céline a rejoint Pétain et sa cour à Sigmaringen. Les autres sont infréquentables. Paul Morand, diplomate et auteur à succès des années vingt et trente, s’est réfugié en Suisse où il constate « l’immense écroulement ». Jacques Chardonne remâche, dans un silence bougon, son amertume de voir la vie littéraire se faire sans lui. Ces deux écrivains qui se ressemblent peu (Chardonne dira plus tard aimer chez Morand « le contraire de ce que je suis ») vont nouer « une amitié sur le tard ». Isolés et ignorés, ayant besoin l’un de l’autre, ils scellent un « pacte de survie » et, s’ils se voient peu, s’écrivent presque tous les jours, ratiocinant sur un monde qu’ils ne comprennent plus. Nous sommes à une époque où le téléphone est une rareté et la lettre encore un genre littéraire.

François Dufay raconte très bien comment ces deux réprouvés vont revenir brillamment sur le devant de la scène littéraire avec le concours de quelques jeunes gens. En effet tout change avec l’apparition de Roger Nimier. Ce jeune écrivain est brillant, séduisant et Chardonne va tomber sous le charme avant que Morand ne voie en lui quelqu’un qui lui ressemble et qu’il appellera plus tard « mon fils ». Nimier est vite rejoint par Jacques Laurent, l’auteur de « Caroline chérie », Antoine Blondin, Kléber Haedens, Michel Déon et François Nourissier. Ces jeunes écrivains humiliés par la défaite de 40 veulent en tourner la page. Bien que se disant apolitiques, ils sont en fait de droite, parfois antisémites. Désinvoltes, ils ne respectent rien et traitent, par exemple, Sartre et Simone de Beauvoir de « Bouvard et Pécuchet existentialistes ». Bernard Frank, dans un article des Temps Modernes qui lui vaudra de se faire virer par Sartre, les qualifie de Hussards en raison de leur « goût de caracoler, leur anti-intellectualisme et leur élégance un peu brusque ».

Les deux compères vont « instrumentaliser » ces jeunes gens, l’un pour revenir dans le jeu littéraire, au moins à droite, l’autre pour pouvoir publier à nouveau. Pourquoi les Hussards vont-ils chercher à réhabiliter ces vieilles gloires ? Pour Dufay, ils sont éblouis de pouvoir approcher ceux qu’ils ont lus avec passion au temps de leur adolescence. D’autant que, remarque l’auteur, la plupart sont orphelins et se voient en « descendants » de leurs grands hommes, pourtant peu portés sur la paternité. Goût de la provocation aussi dans un milieu littéraire encore cadenassé. Besoin de différence ou de revanche enfin et quand Nimier fonde la revue « La Parisienne », il dit vouloir en faire la revue de Chardonne et Morand. Et eux, « éperdus de gratitude que justice leur soit rendue » vont couvrir d’éloges les oeuvres de ce « petit clan de revanchards ».

C’est Bernard Frank qui résumera le mieux la situation : « Chardonne et Morand, ces vieux messieurs exquis, avaient quelque chose sur la conscience. A se faire pardonner. Rien d’horrible en fait. Leur insouciance. Sous l’occupation ils s’étaient sentis libres. Plus libres que jamais ». Cette admiration réciproque va pourtant se ternir. Les Hussards ne tiennent pas leurs promesses initiales. Nimier n’écrit presque plus, Laurent est plus chroniqueur qu’écrivain, Nourissier se rapproche d’Aragon, Blondin boit et Déon, soit disant le moins doué, est loin. De nouveaux disciples, Matthieu Galey, Jean-Louis Bory, Jacques Brenner charment de leurs compliments ces vieux messieurs qui, hier exquis, se montrent ingrats en niant que les hussards les aient sortis de l’ornière, voire des goujats comme Chardonne avec Galey.

Nimier se tue en voiture en 1962, signe du crépuscule pour Morand qui écrit après la visite à l’hôpital de Garches : « Nimier, c’était le printemps que je regardais pour la dernière fois ». Les autres s’éloignent mais l’amitié épistolaire entre Chardonne et Morand survit à des rivalités (la volonté et l’échec de Morand d’entrer à l’Académie Française) ou à des oppositions (Chardonne retourné par une lettre de de Gaulle qui reste pour son ami « le révélateur de sa lâcheté » en 40, à Londres). Seule la mort de Chardonne en mai 68 y mettra un terme que Morand essaiera de combler en commençant, ce jour là, son « Journal Inutile ».

François Dufay a le talent pour nous faire vivre cette époque de notre vie littéraire. Très documenté mais loin des anecdotes et des détails sans objet, bien construit et très clair, nourri d’entretien avec les quelques survivants, ce livre est très vivant, jamais méchant mais souvent d’une grande cruauté involontaire tant est grande la vanité et parfois la vacuité des hommes, fussent-ils de très grands écrivains. Ainsi Chardonne m’apparaît-il aujourd’hui beaucoup moins naïf qu’il a parfois été décrit pour expliquer son voyage en Allemagne en 41-42. Ce sentiment de liberté sous l’occupation évoqué par Bernard Frank est indécent. Son besoin de se justifier après coup est pitoyable, son comportement envers son fils inadmissible (ce que Nimier lui fera sentir). De même on ne peut qu’être écoeuré quand on apprend que, pour se faire élire à l’Académie, Morand et sa femme, antisémites notoires, vont tenter de faire parler les morts en revendiquant leurs interventions auprès de l’occupant pour sauver des juifs. Des juifs qui n’en sont jamais revenus.

Que reste-t-il de l’aventure des Hussards ? La réhabilitation de Chardonne et Morand, ce qui n’est pas rien, comme aurait dit Chardonne. Pour le reste, bien des talents gâchés sauf celui de Michel Déon, « le moins doué », qui va se révéler comme un des tout premiers romanciers de notre temps. Le seul à avoir réellement bâti une œuvre, avec peut-être, mais à un moindre degré, François Nourissier.

Si vous êtes intéressé(e) par l’histoire littéraire, je vous recommande ce livre qui m’a appris bien des choses et me conduit à porter un regard différend sur des écrivains que je connaissais moins bien que je le croyais et admirais plus que peut-être je devrais.

J’ai toujours souhaité pouvoir lire un jour la correspondance Chardonne Morand, conservée à la bibliothèque de Lausanne et qui était sous embargo jusqu’en 2000. La lecture de ce livre m’en rend moins désireux, craignant de voir davantage encore s’abîmer l’admiration exclusivement littéraire que j’avais pour l’un et l’autre, inquiet de trouver, parmi quelques merveilles de style, trop de ragots de deux vieillards qui ont mal vieilli. Mieux vaut rouvrir « L’épithalame », « Vivre à Madère » ou les nouvelles de Paul Morand qui sont des splendeurs de notre littérature, bien loin, très loin de la petitesse de ces cœurs secs.