Boléros à La Havane
de Roberto Ampuero

critiqué par Gobu, le 9 novembre 2006
(Messancy (Arlon) - 70 ans)


La note:  étoiles
Cuba Libre
Boléros à la Havane

De Roberto Ampuero

Qu’est-ce qu’un Cuba Libre ? Un breuvage paradoxal, une mixture presque contre nature : rhum plus Coca. La fierté des Caraïbes mixée avec le symbole de l’american way of life. Le roman de Roberto Ampuero « Boléros à la Havane », paru en 1997, a cette étrange saveur de paradoxe. L’auteur, Chilien d’origine, a fait ses études dans la patrie révolutionnaire des Barbudos en treillis vert olive, avant d’être contraint de fuir le Chili tombé entre les griffes des tortionnaires du général Pinochet. Eternel exilé, il vit désormais aux Etats-Unis.

Son héros, le détective privé Cayetano Brulé, lui ressemble. Cela tient au climat de Valparaiso, hivernal même en été, qui rend l’homme pensif, froid et peu causant, alors que celui de Cuba, estival même au milieu de l’hiver, le rend électrique, chaleureux et expansif. Comme le dit le héros lui-même, les caribéens ne valent rien en dehors des Caraïbes. Fils d’un trompettiste de mambo ayant fui la misère et la répression de Cuba sous la dictature de Battista dans les années 50 pour tenter sa chance à New York, Cayetano Brulé a rallié le Chili d’Allende en 1971 par amour pour une bourgeoise révolutionnaire. Le coup d’état de 73 et la terrible répression qui s’en suivit provoquèrent la rupture du couple ; sa femme s’enfuit à l’étranger avec le joueur de charango d' un orchestre folklorique. Pour gagner – péniblement – sa vie, il se souvint du diplôme de détective obtenu par correspondance dans une école américaine, et s’installa avec un improbable associé d’origine japonaise, Suzuki.

C’est alors qu’il végète entre filatures de couples adultères, flicages d’employés indélicats et abus de fritures huileuses et de spiritueux décapants, que son passé cubain le rattrape : on le convoque tous frais payés à la Havane. Le généreux client, Placido del Rosal, un chanteur de boléro sur le retour, veut connaître l’origine de 500 000 dollars qu’il a trouvés dans sa valise dans un hôtel de Miami. C’est une somme qui ne tombe pas du ciel comme ça. Ou alors de la poche de gens qui entendent bien remettre la main dessus. Et ne lésinent pas sur les moyens pour y parvenir. Cet argent sent mauvais, et ceux qui l’ont perdu encore plus.

Le cadre de la tragédie – car c’en est une – est planté. Il n’y manque encore que l’instrument du Destin, la femme fatale, qui, comme chacun sait, n’intervient que pour faire chuter le héros de son piédestal et le mener à sa perte. Elle s’appelle Paloma Matamoros, chante elle aussi le boléro au Tropicana « le plus grand cabaret du monde », et possède en apanage la beauté, la jeunesse et la fougue qui font le charme vénéneux des mulâtresses des Caraïbes. N’en disons pas plus. On déflorerait l’histoire. Chemin faisant, on croisera au passage le Chef, mystérieux commanditaire de tout-puissants barons de la drogue, le Suisse, implacable tueur aux regard de glace et aux cheveux pâles qui ressemble comme un frère jumeau à l’officier russe qui engrossa jadis la belle mulâtresse, et toute une flopée de personnages secondaires imprégnés de ce fatalisme joyeux et suicidaire caractéristique d’une Amérique Latine encore en quête de sa destinée.

Car bien d’avantage que le détective au foie déglingué, le crooner vieillissant au timbre de velours ou encore la sulfureuse égérie du Tropicana, c’est tout le petit peuple de Cuba qui est le héros de cette saga à la fois misérable et grandiose, qui trépide au rythme des maracas et des congas, embaume le parfum entêtant des Cohiba Lanceros – le cigare préféré du vieux Commandante Fidel – et baigne dans l’atmosphère glauque et torride d’une île enchantée où n’en finissent pas d’agoniser les fantômes d’Hemingway, de Che Guevara et d’un beau rêve d’indépendance et de souveraineté que le dieu dollar achève de disperser aux vents mauvais de la mondialisation libérale. Qu’on ne s’y trompe pas : Cuba n’est Libre que sur la carte des cocktails des bodegas. Et peut-être sous la plume flamboyante de Roberto Ampuero.