Avec Aragon, 1970-1982
de Francis Crémieux, Jean Ristat

critiqué par Jlc, le 20 mai 2006
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Le "Mentir/vrai"
N’est-ce pas ce « mentir/vrai », titre d’un de ses derniers livres, qui caractérise le mieux l’œuvre et la vie d’Aragon ? L’enfant à qui l’on fit longtemps croire que sa mère était sa sœur, le surréaliste provocateur et génial, le fou d’Elsa, le communiste constant, le romancier du monde réel, le chantre de la France résistante, l’ami de Picasso et Matisse, l’auteur de ce chef d’œuvre qu’est « La semaine sainte », avant de devenir cet « homme masqué » à la télévision, le « scandaleux » à la fin de sa vie, tous sont Aragon mais qui est donc Aragon ?
Première réponse : « Il faut toujours mettre Aragon au pluriel ».
Et pourtant « l’œuvre est une seule, longue et interminable phrase ; prose ou poésie, peu importe ».
Déjà le Mentir/vrai.

A la mort d’Elsa Triolet, compagne d’Aragon pendant quarante deux ans, le jeune poète Jean Ristat devient, douze ans durant, le compagnon puis l’exécuteur testamentaire de l’écrivain. Sali, humilié, « liquidé », il entend rétablir la vérité, sa vérité, dans ce livre d’entretiens avec Francis Crémieux qui réalisa, pour la radio, à l’automne 1963, une série d’entretiens d’Aragon, restés justement célèbres.

Jean Ristat donne d’Aragon une image en kaléidoscope tant le personnage est changeant et il faut du temps pour démêler le vrai du faux dans des épisodes de la vie de l’écrivain comme, par exemple, son intervention auprès de Brejnev ( ?) pour faire libérer le cinéaste russe Sergueï Paradjanov. Il est capricieux, mystérieux, jaloux et séducteur, dérangeant, d’un humour grinçant (à une jeune admiratrice suédoise qui lui dit « Maître, que vous êtes beau », Aragon ne dit rien, enlève son dentier et éclate de rire). Mais il est aussi attentif, affectueux, soucieux des autres (l’intervention auprès de Pompidou pour les locataires de son immeuble), généreux (trop ?) et surtout il reste le rebelle, même lorsqu’il reçoit la légion d’honneur, et ce créateur perpétuel. Ainsi du travail énorme sur « L’œuvre poétique complet »
(« j’appelle poésie cet envers du temps »)
qui est bien plus que la compilation chronologique de ses poèmes mais une mise en mouvement de l’ensemble de sa poésie avec des textes introductifs qui sont souvent de véritables et déchirantes révisions de ce qu’il fut.

Ristat parle aussi beaucoup, et bien, de cette époque du début des années 70, quand Sartre, Picasso, Malraux, Mauriac vivaient encore, de cette époque, « les circonstances » disait Aragon, où le rôle et l’influence du Parti Communiste Français étaient considérables, où le débat intellectuel était vif, souvent violent quand « la littérature était aussi une façon de faire de la politique par d’autres moyens. »

Il parle de la vie quotidienne, tombant rarement dans l'anecdotique, de cet Aragon intime qu’il voit tous les jours et de leur relation amoureuse
(« tu es le seul qui ressembles à ce que je fus à ton age. »).
Il le fait avec beaucoup de pudeur et de tendresse. Bien sûr, il n’élude pas les questions sur la sexualité (la bisexualité) d’Aragon qui le conduit, après la mort d’Elsa (Elsa qui, aux dires d’Aragon, ne lui aurait dit qu’elle l’aimait que la veille de sa mort), à rechercher la compagnie de jeunes hommes. La presse, les anciens amis parlent de déchéance. Ristat parle de grandeur tragique d’un personnage de Shakespeare ou Marlowe. Plus encore que le désir, c’est la recherche de sa jeunesse perdue qui le fait aller toujours un peu plus loin.

Il y a aussi ses aveux : « j’ai gâché ma vie » dit-il en parlant de son appartenance au parti, « je me suis raté » après un accident de la circulation. « Il allait à la mort, le sachant. Hâtant sa fin ». Pourtant c’est le même qui dit "Je ne peux pas mourir. Celui qui meurt oublie". Encore ce mentir/vrai.

A l’inverse d’Aragon qui, dans « Pour expliquer ce que j’étais », n’explique rien et se dérobe, Ristat explique mais ne tente jamais de justifier. Aragon n’a pas besoin de ça.

S’agissant d’entretiens, ce livre a la structure d’une conversation, c’est à dire qu’il n’en a pas toujours et part parfois dans toutes les directions. Par ailleurs certains évènements, comme la relation avec Roger Garaudy, sont évoqués de façon trop allusive pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque ou l’ont oubliée. Il en est de même pour certaines personnes qui sont citées mais dont on ne sait rien. En revanche la qualité des questions de Francis Crémieux et la sincérité des réponses de Jean Ristat en font un livre vivant, souvent très intéressant, particulièrement pour ceux qui, comme moi, ont une admiration profonde pour Aragon sans vouloir démêler l’œuvre de la vie. Car c’est sa vie d’homme qui aussi a fait son œuvre dans laquelle le partage entre l’autobiographie et l’imaginaire est particulièrement difficile à apprécier.
« Rien n’est égal à ce qu’on rêve et rêver c’est bien notre honneur. »

Crémieux relativise bien un peu l’intérêt du livre quand, après la lecture d’un poème d’Aragon par Ristat, il dit : « Ca rend très humble cette lecture parce qu’on se dit : mais qu’est-ce qu’on a à discourir autour de la vie et de l’œuvre de cet homme alors qu’il faut seulement la lire et la faire lire, la faire connaître. »
En réalité, lire ces entretiens, auxquels sont annexés des conversations de Jean Ristat avec les Aragon, Elsa et Louis, ne peut que donner envie de retrouver Aragon à qui revient le mot de la fin :
« Pourquoi écrivez-vous lui demandait Crémieux en 1963 ?
« Pour apprendre.

Encore le mentir/vrai ?