Rannoch Moor : Journal 2003
de Renaud Camus

critiqué par VS, le 17 avril 2006
(Yerres - 57 ans)


La note:  étoiles
Voyages topographiques et littéraires
Voici le dix-huitième tome du journal de Renaud Camus. C'est finalement toujours la même surprise: comment, en écrivant jour après jour depuis dix-huit ans, l'auteur réussit-il chaque fois dans un même mouvement à nous conter éternellement les mêmes agacements, les mêmes inquiétudes, les mêmes déplorations, et à nous entraîner toujours sur des chemins neufs et de nouvelles découvertes, à nous donner encore et encore envie de lire, de voyager, de voir, de goûter, de juger?

Chaque tome a sa tonalité propre. Ce journal est le plus serein, le plus calme, le plus tranquille depuis des années, malgré les problèmes de santé (problèmes en grande partie esthétiques, il est vrai) et les éternels problèmes d'argent; peut-être, tristement, parce que l'auteur semble prendre son parti d'un certain nombre de faits: il est trop tard, le paysage français est irrémédiablement abîmé, il est bien tard, ses livres ne sont ni connus ni reconnus, il est si tard... Allons, courons encore la terre sur les traces de ce que nous avons aimé, ne nous laissons pas abattre, proclame irréductiblement ce journal qui ne cèdera jamais.

Et nous voilà en Ecosse. Quarante ans plus tard l'auteur met ses pas dans les pas de ses souvenirs d'étudiant et nous entraîne, mêlant descriptions de jardins, de maisons, de châteaux, de souvenirs, partant à la recherche d'une vieille dame ou d'un rocher, mettant la même passion à se faire expliquer la vie de Tristam Shandy et les péripéties de ses tombes qu'à retrouver la logeuse de ses vingt ans, donnant son avis sur tout, des rideaux qui assombrissent les manoirs à la manie des femmes de chambre de vous chasser à coups d'aspirateur dès neuf heures du matin. Il y a une énergie inépuisable chez cet amoureux des ciels et des soirs (espéréphile, nous dit-il), et les plus paresseux finissent par se laisser tenter: peut-être, oui, finalement, peut-être, un séjour en Ecosse...

L'autre grand thème de ce tome de journal est les livres, les livres écrits, les livres en cours, les livres à écrire, les livres lus. Renaud Camus nous laissera un témoignage irremplaçable sur les rapports entre un auteur difficile, car exigeant sans être populaire, et ses éditeurs, soucieux à la fois de s'assurer d'un auteur dont ils sentent la valeur et de ne pas prêter le flanc à des attaques judiciaires. On admirera au passage la technique très particulière de Renaud Camus qui, de journal en journal, finit toujours par réussir à écrire tout ce qu'il voulait écrire, nous rapportant dans le journal 2003 ce qu'on l'a obligé à couper (ou au contraire ce qu'on l'a obligé à rajouter) dans le journal 2000, et sans doute nous préparant déjà dans le journal 2005 tout ce qu'il n'a pu écrire dans le journal 2003... Cette obstination est très drôle pour le lecteur et fait naître l'admiration. Pensée émue cependant à l'intention des éditeurs qui font courageusement face à ce bloc inamovible...

La grande nouveauté de ce tome de journal est le commentaire suivi de lecture. Renaud Camus déplore depuis longtemps de ne pas lire suffisamment et surtout de ne pas lire "sérieusement", de feuilleter, de s'éparpiller. A son habitude il décide de faire face en s'attaquant à la racine du problème: l'emploi du temps. Désormais les matinées seront consacrées à la lecture, et c'est pour nous, lecteurs, un merveilleux cadeau. De Hobbes à Platon en passant par Sterne et Tocqueville, nous sommes invités à une promenade à travers les livres comme s'il s'agissait de villes et de monuments, Renaud Camus s'interrogeant sur tout, un détail de traduction, un mystère de publication (mais quel peut bien être le véritable découpage de "Tristram Shandy"?), reprenant ses dictionnaires de grec pour lire Platon et étant bien proche de se perdre avec délice dans les dédales philologiques où il nous entraîne. Tout le charme de ses lectures est qu'elles ne sont ni pédantes ni effrayantes: de même que Renaud Camus sait montrer le détail d'une voûte ou d'un paysage depuis toujours devant nos yeux et invisible, il interroge le texte simplement et met en évidence des étrangetés ou des imperfections que nous n'aurions pas osé relever nous-mêmes.

Voilà un tome parfait pour découvrir le journal de Renaud Camus, un tome généreux qui donne envie de se lancer sur les routes et dans les lectures, un tome qui expose à merveille la matière, au sens premier, du journal : réflexions littéraires et architecturales côtoient les remarques les plus triviales à propos du quotidien ou de la santé et les rêveries les plus lointaines de paysages que l’on a ou l'on aurait aimés. Ainsi se mêlent les impressions, les pensées et les actes dans le tissu des jours.