Perturbation
de Thomas Bernhard

critiqué par Pereperot, le 20 décembre 2005
(PLOERMEL - 71 ans)


La note:  étoiles
Une perturbation qui a du bon
Se retrouver avec Thomas Bernhard c'est un bonheur de chaque instant ; Le parcours de ce médecin et son fils à travers les Alpes autrichiennes nous fait grimper de suite à la réflexion sur l’éternel sujet : l'homme dans tous ses états.
Nous suivons docilement cet infatigable connaisseur de l’âme humaine . et comme le dit Thomas:" il me restait toujours moi ma tête mon cerveau et des livres pour la contemplation" à la fin de cette magnifique lecture;
A lire si vous croyez pouvoir faire changer votre façon de voir le monde.
La traversée des apparences de notre monde quotidien, hanté par la violence et la folie 9 étoiles

Ce roman, composé en deux parties très distinctes, décrit la longue tournée d’un médecin de campagne autrichien, accompagné de son fils qui joue le rôle d’un narrateur neutre et détaché, dans les tréfonds de la misère humaine. Le récit commence sur l’appel nocturne des gendarmes pour un meurtre d’ivrogne commis sur la femme d’un aubergiste et s’achève sur l’extraordinaire monologue (qui constitue la moitié de l’ouvrage) du prince Saurau, enfermé en son château dans une solitude qui l’a fait sombrer dans les spéculations métaphysiques et la folie… Entre-temps, le médecin aura également visité un riche homme d’affaires diabétique, qui s’est pratiquement emmuré vivant dans un pavillon de chasse où il se consacre à l’écriture d’un ouvrage philosophique, et assisté à la lente déchéance d’une vieille veuve, brisée par la vie (elle dévoua sa vie à un fils idiot et frustre, dont les rares visites lui font plus de mal que de bien) et presque abandonnée de tous. Ces visites aux malades, que le père inflige à son fils étudiant en ingénierie pour lui montrer la dureté du monde, sont entrecoupées de courts arrêts pour saluer des amis, notamment un notaire juif, nommé Bloch, aussi cultivé que détesté de son voisinage.

Le ton de cet étrange roman, qui n’est sous-tendu par aucun schéma narratif et ne s’inscrit dans aucun genre romanesque, est cruellement âpre. Le propos de l’auteur semble avoir été de dresser une galerie de portraits révélant la détresse et la misère de l’âme humaine engluée dans une réalité sordide qui n’ouvre aucune issue. Du plus humble paysan au riche aristocrate propriétaire terrien, tous sont malades, amers et captifs d’un quotidien d’où sourd une violence atroce, à la fois physique et psychologique. Seule l'évocation récurrente d'une famille d'ouvriers, où les parents semblent sincèrement aimer et prendre soin de leur enfant malade, apporte une lueur d'espoir et d'humanité dans le discours du médecin, qui apparaît à la fois désabusé et écoeuré par l'omniprésence de la maladie et de la tristesse, une tristesse mortelle contre laquelle nul ne peut rien, encore moins la médecine... Thomas Bernhard (qui n'a jamais caché son aversion envers son pays) décrit la campagne autrichienne comme une mosaïque d’hommes et de femmes en état d’asphyxie, écrasés par une mélancolie existentielle qui les rend inaptes au bonheur et les pousse au suicide. Y compris dans la famille du médecin, qui peine à véritablement communiquer avec son fils (celui-ci s'interroge sur la perte des illusions de jeunesse), et dont la fille s’enferme dans sa chambre et dépérit de solitude et de neurasthénie…

La lecture est parfois un peu pénible car l’écriture est minutieuse et clinique. Un peu comme dans certains romans de Samuel Beckett, l’atmosphère du récit est étouffante et dégage peu d’empathie. Néanmoins, il s’agit d’un tour de force littéraire, notamment la seconde partie construite sur l’intarissable monologue du prince Saurau, dont la folie est d’une logique qui semble défier le lecteur et s’apparente, par un mélange de radicalité métaphysique et d’oralité théâtrale, à certains délires que je n’avais jusqu’à présent lus que chez Dostoïevski.

Eric Eliès - - 49 ans - 14 janvier 2018


Un univers de souffrances et de mort 10 étoiles

Un jeune homme dans la vingtaine accompagne son père médecin lors des visites que celui-ci effectue dans la région des Alpes autrichiennes. Il fait donc connaissance avec la misère humaine sévissant parmi la population. Mais l’apothéose de ce périple est la visite du château de Hochgobernitz habité par le vieux prince Saurau et sa famille. Le vieillard vit reclus prisonnier de ses pensées. Ses proches n’arrivent plus à communiquer avec lui et le croient atteint de démence. Le prince apprécie la compagnie du médecin qui est pour lui un auditeur patient et attentif. Les deux hommes effectuent de longues promenades sur les murs extérieurs de la forteresse, promenades qui permettent au vieil homme d’exprimer ses pensées et philosopher sur le monde et l’humanité souffrante. Sa principale préoccupation est son fils absent, parti étudier à Londres et le sort du domaine après sa mort. Il craint la désagrégation de cet héritage laissé par son père et dont il a fait le centre de son existence. Il s’inquiète également du sort de ses sœurs et filles qui, privées de sa protection, devront faire face à une existence dure et amère. Il raconte au médecin son enfance et son parcours de vie et se laisse aller à un long monologue mystico-philosophique voisin du délire.

Un livre hallucinant, très dur, très noir, un autre chef-d’œuvre du grand écrivain autrichien que fut Thomas Bernhard dont la prose incisive et lucide agit comme un lame de rasoir sur le cerveau du lecteur et le plonge dans un univers de souffrances, d’obscurité, de folie et de mort.

« Dans la Bundau, il fait froid, l’hiver y règne en permanence, ce sont expressément des créatures hivernales qui vivent dans la Bundau. L’existence, ai-je pensé, cher docteur, l’existence ! C’est une région qui ne souffre qu’un minimum d’existence. C’est un noir verdâtre qui règne là, un vert noirâtre, une obscurité si profonde qu’elle exclut même le suicide. La pensée, chez ces gens-là, est constamment en train de se noyer, le désir de vivre en train d’agoniser, tout gèle et surgèle alternativement. »

« C’est par pur cynisme, sans nul doute, et en vertu d’une absence de scrupules à peine imaginable que les enfants sont conçus et propulsés dans le monde par leurs parents. Quand nous cherchons un homme, dit le prince, c’est comme si nous passions notre temps à le chercher dans une immense morgue. »


Dirlandaise - Québec - 68 ans - 22 novembre 2012