Immersion
de Alain Fleischer

critiqué par Jlc, le 15 décembre 2005
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Une gamme infinie de reflets
Alain Fleischer est un artiste aux multiples talents: écrivain, photographe, cinéaste, musicien peut-être. Mais il ne veut surtout pas être perçu comme un "créateur multidisciplinaire" et, pour lui, "il faut qu'un livre se donne tous les moyens de la langue et de la littérature pour refuser de devenir un film."

Immersion est un roman qui ne peut devenir un film tant il est gorgé de mots, tant il utilise tous les moyens de la littérature et même si les images en sont une des composantes essentielles.

David Fischer est à Venise pour photographier le cimetière juif du Lido et rencontrer Avidgor Sforno, vieil aristocrate vénitien, spécialiste jusqu'à l'obsession, du "Marchand de Venise" de Shakespeare. Il souhaite en effet l'interroger sur l'histoire de cette femme, revenue des camps de la mort à Venise, en 1948 pour découvrir qu'elle a été remplacée dans le coeur et la vie de son mari et de la cité puis disparaitre en Argentine.
David croise, dans le hall de son hotel, Véra, nageuse praguoise, en qui il reconnait une femme qu'il a jadis aimée, Stella. Mais Stella s'est noyée il y a vingt ans à Buenos Aires. Son corps n'a jamais été retrouvé. Véra a une soeur (un double?) Sara.

Qui sont ces femmes? Quel lien, s'il y en a un, peut-il les unir? Pourquoi Vera et Sara s'appellent-elles Fischer comme le narrateur? Quel est le rôle de Sforno et de son biographe attitré? Et sommes nous en train de lire la relation d'un fait ou l'invention d'une histoire?

Je ne vous en dirai pas plus, vous laissant tout au plaisir de la révélation et de l'immersion dans cette histoire.

Le ivre est composé de quatre parties, chacune reprenant le nom d'une opération photographique: le bain d'arrêt - ce moment entre fixation et révélation de la photo-, la révélation, les prises de vues et l'immersion. C'est dire l'importance des images dans ce livre de mots, à la virtuosité époustouflante. C'est un véritable jeu de miroir.

Ce roman sait mélanger tout à la fois la poésie de l'écriture -le passage sur Triest est tout à fait splendide-, l'humour et l'ironie -tels qu'ils apparaissent lors de l'inauguration de la biennale-, le poids de l'Histoire -et le retour à la vieille Europe-, la puissance imagée et la beauté mystérieuse et le sens de l'intrigue.

Il y a quelques jours, Harold Pinter écrivait, pour son discours du prix Nobel: "Quand nous nous regardons dans un miroir, nous pensons que l'image qui nous fait face est fidèle. Mais bougez d'un millimètre et l'image change. Nous sommes en train de regarder une gamme infinie de reflets. Mais un écrivain doit parfois fracasser le miroir - car c'est de l'autre côté du miroir que la vérité nous fixe des yeux."

C'est dans une gamme infinie de reflets qu'Alain Fleischer nous immerge magnifiquement et totalement.

Une de mes plus belles lectures de l'année avec "Shalimar le clown" de Salman Rushdie et "Le royaume des voix" d'Antonio Munoz Molina.
Un sublime tourbillon spectral 10 étoiles

Ce roman tisse avec tendresse des liens entre la vie et la mort, la terre et la mer, le passé et le présent. La devise réécurrente du livre, imputée au Prince juif de Venise, Avigdor Sforno : "Toujours on meurt de ce que l'on a pas vécu et toujours vivre est survivre de ce dont on n'est pas mort" ; or, l'intrigue montre qu'on est finalement condamné à vivre ce que l'on est, en série, en boucles, d'où cette série d'apparitions, de flashbacks : sa vie est une sorte d'histoire sans fin. La preuve en est que Vera se laisse séduire et sait instinctivement se comporter comme le faisait Stella vingt ans plus tôt.
La seconde partie de la devise vaut surtout pour le Prince lui-même, puisqu'il est hanté par son passé, et par le passé en général. Il est amusant de noter la manière dont il en veut à Shakespeare d'avoir dépeint Shylock dans Le Marchand de Venise : enfin un qui pense comme moi à ce sujet.

Le roman se passe à Venise : la ville serait propice à ce genre d'apparitions spectrales, à d'éternels retours et recommencement. L'auteur le décrit : cette ville rattachée aux fonds par la vase comme des racines est un vaste interface entre deux mondes, omniprésents dans le roman, la terre et la mer, la vie et la mort. Aussi, Stella est morte noyée et Vera est nageuse.
J'ai particulièrement apprécié l'importance des images, des reflets et du vocabulaire photographique. La description de la Biennale comme tombeau des vanités et royaume du superficiel n'est pas sans faire sourire, c'est un bon moment de littérature.

C'est un très bon roman, captivant, mystérieux et envoûtant ; il faut dire qu'il y a beaucoup d'ingrédients qui me conviennent, que j'ai décrits plus haut. En tout cas, je suis très heureux de terminer mon année littéraire par ce livre, et rends hommage à la personne qui me l'a offerte.

Veneziano - Paris - 46 ans - 31 décembre 2005