Chroniques de Billancourt
de Nina Nikolaevna Berberova

critiqué par Sibylline, le 7 décembre 2005
(Normandie - 73 ans)


La note:  étoiles
« Moussiou Renault"
Après la chute de la Russie tsariste, les nobles et les militaires vaincus ont quitté le pays en catastrophe et, après être rapidement passés de l’opulence à la misère noire, se sont retrouvés dans divers pays d’Europe d’abord, puis plus lointains ensuite où ils ont essayé de survivre. Parmi eux, il y avait des «riches» et de simples militaires de base, mais plus ou moins rapidement, tous ou presque se sont retrouvés pauvres. Parmi ces «riches» et ces «pauvres» mêlés, il y avait une frange, plutôt aisée quand elle était en Russie, mais moins réactionnaire que les vrais soutiens du régime tsariste, il s’agissait de ceux qu’on appelait l’Intelligentsia. Nina Berberova en faisait partie.
Quand ces Russes sont arrivés en France, on les a appelés les «Russes Blancs», par opposition aux «Russes Rouges» de la révolution.
Ils sont arrivés crevant de faim et n’ayant pratiquement rien pu emporter avec eux. Une valise, peut-être, quelques bijoux pour les plus riches (voir «Le mal noir» du même auteur), quelques hardes pour les autres. Dans leur malheur, ils ont eu la chance d’arriver en France à un assez bon moment pour eux. La guerre de 1914-1918 venait de se terminer et on s’apercevait qu’on manquait sérieusement de bras dans tous les domaines, de l’agriculture à l’industrie. Ils ont donc pu trouver de l’embauche. Près de Paris, à Billancourt, «Moussiou Renault» avait installé ses usines, entourées de toute une floppée d’autres industries plus ou moins parentes et on avait toujours besoin d’ouvriers. Beaucoup se sont donc installés là. On les payait bien peu et le but principal était de parvenir à se loger, se nourrir et se vêtir. Toute leur énergie y passait, mais, comme le dit Berberova, le militaire russe survivant était un solide gaillard, jamais malade, pratiquement indestructible, travailleur quoique buveur et les patrons les embauchaient volontiers. Peu à peu, au fil des ans, ceux qui ne sont pas morts là ont trouvé de meilleures situations à Paris même et ont quitté Billancourt. La «Colonie russe» s’est fondue dans la population. C’est dans ce microcosme, habitant des baraques de misère près des usines de Billancourt, que Nina Berberova a choisi les modèles dont chacune des 13 nouvelles qui constituent ce recueil racontera l’histoire. Comme elle le dit elle-même dans sa postface, ce recueil vaut surtout pour son intérêt historique, le témoignage qu’il apporte sur la vie de ces gens-là. Il ne faut pas oublier que l’auteur elle-même, à son arrivée à Paris, a connu la plus grande misère.
Intérêt documentaire certain, tant pour les conditions de vie de ce «peuple migrateur» que pour l’ambiance, l’état d’esprit et l’ «âme russe».
L'ESPOIR A BILLANCOURT 9 étoiles

Billancourt : ce mot évoque à coup sûr les beaux jours de la classe ouvrière, les temps de l’industrialisme triomphant . Il fait référence, géographiquement, à l’implantation des usines Renault dans une banlieue située au sud-ouest de Paris qui s’appelait alors Billancourt. Très demandeuse de main-d’œuvre au sortir de la première guerre mondiale, l’industrie française recrute ; par ailleurs, le choc de la révolution russe de 1917 fait s’enfuir les « Russes blancs », parmi lesquels des anciens militaires des armées blanches . Certains d’entre eux, à la recherche d’un nouveau foyer, seront recrutés par Renault, dans ses usines de Billancourt.

Les Chroniques de Billancourt ne sont pas une restitution ni une description complète des conditions de travail régnant alors dans l’industrie des années 30 . Rédigées de 1928 à 1934, elles dépeignent l’adaptation des nouveaux migrants à un environnement étranger, leurs efforts pour entretenir des liens communautaires, pour alimenter de vieux rêves déjà nés avant l’exil de leur bien-aimée Russie. La plupart des protagonistes décrits dans ces chroniques résident à l’hôtel Le Caprice, type d’établissement hébergeant à bon marché les ouvriers à cette époque. Evoquant le déroulement d’un bal du 14 juillet, l’auteure y rajoute une touche d’ironie à propos du comportement de ses compatriotes : « Le complié vestone (prononcé à la russe) pincé à la taille, de couleur bleue ou noire, épousait parfaitement la silhouette cavalière de celui qui le portait . On se sentait tous fiers de croiser un tel complié vestone. »

Toutefois, Nina Berberova ne tombe jamais dans le piège de l’appel trop facile à un folklore exotique ; les personnages décrits souffrent aussi . A propos de Kozlobabine, l’un des membres de cette communauté : « Dieu sait dans quel état il aurait été puisque rien que la vue des lampions l’avait fait pleurer, lui un homme que la vie avait obligé à lutter et quel est, aujourd’hui, l’homme qui n’est pas habitué à lutter dans la vie ? Moi, je n’en connais aucun ! »

Les chroniques sont marquées par l’ironie, sans qu’une douleur sous-jacente à la condition de ces gens, l’exil dans une terre étrangère aux conditions d’accueil très rudimentaires, ne soit jamais complètement absente. « Les années passèrent. Ceux qui avaient été nourris au sein sur la place Nationale furent envoyés à l’école(…) Billancourt changeait, oscillant d’un côté ou de l’autre tel un brin d’herbe entre les mains commerçantes de moussiou Renault.»

La vie de cette communauté, décrite aussi avec tendresse et compassion, pourrait être résumée par une phrase incluse dans la dernière chronique de l’ouvrage : « Telle était notre vie, Billancourt ne croyait pas aux larmes . Par une honnête existence, par notre place en ce monde nous contribuions avec notre travail, nos forces, notre sueur malodorante, notre labeur parfumé d’ail et d’alcool à l’équilibre mondial. »
N’est-ce pas le plus bel hommage que l’on puisse rendre au sort d’un travailleur immigré sur la planète entière ?

TRIEB - BOULOGNE-BILLANCOURT - 72 ans - 23 mai 2012