Goetz et Meyer
de David Albahari

critiqué par Fee carabine, le 26 novembre 2005
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Les visages des bourreaux
Belgrade, à une date indéterminée mais sans doute dans un passé récent, le narrateur, un historien, juif dont presque toute la famille a été exterminée pendant la guerre, s'efforce de retrouver la trace de ses ancêtres, et de comprendre ce qui leur est arrivé. Mais il ne trouve que cendres. Et deux noms, ceux des bourreaux: Goetz et Meyer, deux sergents SS, responsables d'un des camions qui transportaient des prisonniers juifs, les embarquaient vivant, pour ne décharger que leurs cadavres. Ces deux noms, Goetz et Meyer, lancent le narrateur dans une quête obsessionnelle, au péril même de sa raison, une tentative désespérée pour comprendre qui étaient ces deux hommes, et surtout comment ils ont pu faire ce qu'ils ont fait, obéir aux ordres, peut-être distribuer des bonbons aux enfants avant de les embarquer dans les camions, ne pas se poser de questions. Etaient-ils parvenus à "Ne pas voir. Ne pas entendre. Prononcer des mots propres, qui ne tachent pas" selon les mots durs mais très justes de François Emmanuel dans son très étrange et bouleversant récit "La question humaine" (pour des critiques de ce livre, voir: http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/?l=670 ). Ou bien savaient-ils?

Dans ce texte d'une grande force, David Albahari se penche sur certaines des questions essentielles auxquelles le génocide de la seconde guerre mondiale nous confronte: les "petites mains" du génocide savaient-elles ce qui se passait? Avaient-elles choisi de se voiler la face, de se comporter en bon patriote, en bon soldat, et d'obéir aveuglément aux ordres de leurs supérieurs? Goetz et Meyer étaient-ils des malades, ou bien des êtres humains ordinaires qui ne faisaient que leur travail le plus consciencieusement possible? Ce sont ces questions, insidieuses, dont Eichmann est devenu en quelque sorte l'incarnation depuis son procès et les études qui lui ont été consacrées, que David Albahari aborde ici à travers les personnages de Goetz et Meyer.

L'écriture de David Albahari a ceci de particulier qu'elle comporte très peu de respirations, ce qui lui confère une grande force incantatoire, presqu'un pouvoir hypnotique qui amène le lecteur à plonger dans les tourments du narrateur, son impossible deuil et son incompréhension de ce qui - par essence - est incompréhensible, qui confronte le lecteur de plein fouet au tourbillon de ses interrogations. "Goetz et Meyer" est un livre essentiel, qui pousse son lecteur à entamer une véritable réflexion sur le mal et l'ombre qui sommeillent en tout être humain. Et je profite de l'occasion pour recommander à tous ceux qui s'interrogent sur les multiples avatars du mal et ses infinis recommencements "Le rire de l'ogre" de Pierre Péju (http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/?l=9996 ) qui propose également une belle méditation sur ce sujet.