Farfalone
19/10/2009 @ 19:15:36
"C'est malgré moi qu'Autrui me concerne". E.L.

Après "Le déclin de l'Empire Américain", Denis Arcand se penche sur le "devenu" des héros de ce premier film. La temporalité est respectée: comment les menaces ressenties alors, menaces sous-jacentes aux certitudes affichées par les protagonistes, se sont elles concrètisées quelques années après?
Entre les deux il y a le "Onze Septembre", date charnière dans l'histoire de l'Empire; "Pourquoi ne nous aiment-ils pas?" se lamentait Bush junior, avant d'élargir la qualification d'Axe du Mal (l'Empire du dit Mal ayant chu, lui, dix ans avant) à tout "barbare" dont, adaptant la réthorique de Ben Laden (Grand Satan, Petit Satan) il peaufinait la catégorie (petit barbare, moyen barbare, grand barbare, etc...) avouant par là-même leur appartenance à la communauté de l'imprécation et de l'incantatoire.

Film antithètique inauguré par la vision de cet acte qui aurait pu être fondateur d'une prise de conscience: la chute des Tours Jumelles. Mais cette chute sera vécue, intériorisée par les Américains comme un viol, viol du Sanctuaire, mais pas encore comme le prodrome à la Chute de l'Empire. Le Mal c'est, après les Tours, encore et toujours les autres.

Invasion que ce viol du sanctuaire. Barbare car "comment des humains ont-ils pu faire cela à d'autres humains?". La vraie question, qui reste sous-jacente, étant "pourquoi?" Pourquoi en ont-ils été réduits à cela?
Le film de Denis Arcand apporte les prémisses d'une réponse, de sa réponse, à cette question.

On pourrait lui reprocher un côté un peu trop démonstratif: les causes du cynisme du "héros" étant par lui explicitement exposées, chiffres à l'appui.Besoin d'exposer brièvement: telle est mon impression. D'autant plus qu'étant prof de fac, il est rompu, ce personnage à la démonstration et à l'argumentation, et que, colère aidant, sa démonstration est lumineuse: les barbares, c'est nous. Et notre barbarie, destructrice de nos propres valeurs (celles-là même qu'au nom de notre universalisme nous voudrions imposer au reste du monde) finira, lorsque nous auront détruit notre âme, par détruire dans ses âmes multiples le reste du monde. Nier la diversité des mondes qui occupent notre Terre peut nuire gravement à notre équilibre.

Par cette mise en cause de l'Occident clairement exposée sur un lit d'hopital les "invasions barbares" sont envisagées de manière quasi clinique, Arcand, par ce décor d'hopital nous rappellant que nous sommes au chevet d'une humanité mise à mal, soumise au Mal.

Film jouissif, parce que le personnage central est jouissif, râleur, jouisseur et qu'il a du mal à quitter cette Terre: son Royaume à lui aussi est tout entier de ce monde, malgré ce que nous en avons fait, de ce monde. Film festif, touchant, qui m'est attachant parce qu'il montre qu'en l'humain réside tout possible, et surtout la possibilité d'envisager autre chose que ce qui nous est soumis, imposé, donné. "En-visager" l'Autre, lui restituer son être en évitant de le "catégoriser", mais en le regardant et en l'écoutant.

Comme dans le film des frères Dardenne (le Silence de Lorna) l'être humain fut-il -comme ici- rendu cynique par le spectacle du monde ou du fait de son immersion dans ce monde, désabusé, en un mot néo-nihiliste désolé, houellebecquien, quitte cette vie en vivant la certitude qu'il a modifié quelque chose chez ceux de ses semblables qui lui importent (ses proches), non pas en cherchant à les transformer, mais parce que ces autres ont eu envie de faire quelque chose pour lui.

On ne sait pas si son fils, golden boy à Londres sera sauvé: je le vois moi en bonne voie de guérison. On sait par contre que la petite junkie qui l'a fourni en héroïne pour atténuer ses souffrances, le sera, elle, sauvée. Elle a été compatissante. Oh pas de cette compassion à laquelle on nous invite tous les jours, que nos hommes politiques nous manifestent en "se rendant immédiatement sur les lieux du drame". Elle sera sauvée parce qu'elle -sortant de son enfermement- s'est penchée sur lui, cet être de chair, cet autre-moi qu'elle a débarrassé de sa douleur en lui abandonnant la sienne.
Sauvée parce qu'elle a, comme Lorna, perçu en cet Autre un miroir tendu à sa propre souffrance, et que ce partage reconnu comme fondateur de son humanité l'ouvre à la solidarité, premier chemin vers la recomposition d'une société dont "le marché ne serait plus le modèle unique des rapports humains" (Christian Laval: l' Homme économique), espoir qu'elle lui insuffle avant son départ.

Tout comme les solidarités institutionnelles (truculentes et navrantes scènes avec les représentants du syndicat de l'Hopital) la Culture semble à jamais et pour toujours menacée et condamnée par l'utilisation qui en est faite. Une autre institution mise à mal est ici l'Université.Faisant écho à l'interrogation de Claude Simon dans "La Route des Flandres": ("je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l'humanité la disparition sous les bombes au phosphore de (ces) milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité" puisqu'ils n'avaient pas pu empêcher ce déferlement de violence) mais écho aussi au Fahrenheit 451 de Truffaut: (il y aura des livres tant qu'il y aura des hommes capables de les ingurgiter, devenant, contre la barbarie, des hommes-livres et transmettant par leur chair ce qui pour mériter le beau nom de livre était issu de la chair des poètes et des écrivains), Denis Arcand me rassure en quelque sorte.

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