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Forums  :  Vos écrits  :  Mes racines, maman

Lincoln 26/10/2005 @ 13:10:52
À l’aube du cinquième jour les bombardements avaient cessé. Le fleuve Tigre charriait les débris de la violence des pilonnages. Au loin la coupole du Palais présidentiel, éventrée, fumait encore près du quartier d’Al Karkh. La mosquée Kazimayn avait miraculeusement échappé au souffle dévastateur et plus près de nous, sur la droite, la bibliothèque nationale n’en finissait plus de brûler. Des millions de livres, parfois très rares témoins de l’histoire de ce pays, retournaient à la terre, aux cendres. La rue était bordée d’un enchevêtrement de briques, de poutres et de matériaux informes. Çà et là, quelques témoignages d’une vie récente, une assiette cassée, une casserole, un portrait ou encore une poupée de chiffon. Vers le sud de la ville le crépitement des armes automatiques déchirait le silence de l’aube. Des rafales ponctuées d’explosions plus fortes, comme des coups de tonnerre. Résistance.

L’engin blindé traversa la place, ignorant la statue lapidée du raïs, dictateur déchu, et stoppa à l’angle de la rue. Un soldat descendit d’un pas lourd, laissant au sol des traces qui rappelaient un peu les premiers pas sur la lune. D’ailleurs il eut lui-même cette sensation, la conquête d’un paysage quasi lunaire, le premier homme à… mais voilà, d’autres avaient vécu avant lui ici, certains y demeuraient encore, sous quelques mètres de gravats. Il saisit le micro alors que son collègue avait surgi de l’arrière et s’était placé de dos, arme au poing, en protection. Le haut-parleur juché sur le toit du véhicule résonna :

- “Don’t be afraid, we’re there to help you, to free you from tyranny. We’ll bring you peace”.

Juste après, en écho, une autre voix dans le blindé traduisit cette proclamation en arabe. Malgré le porte-voix le discours s’essoufflait après quelques dizaines de mètres, sans doute à cause des débris mais aussi la fumée et la poussière qui jetaient sur le quartier un lourd manteau feutré.

L’enfant était assis en tailleur un peu plus loin. Près de lui, les ruines de sa maison dormaient. Pas un souffle, toute vie éteinte. Sous les pierres et la terre on devinait un corps, un parent. Le garçon avait vu sa mère la veille pour la dernière fois, il savait qu’elle rentrerait dans l’après-midi. Lorsque les bombes s’abattirent sur la rue, la mère rentrait chez elle… elle ne passa jamais le seuil. Lui, le petit, jouait au parc, c’est ce qui le sauva. Et maintenant il est là, tenant dans sa main ce bout d’étoffe, ce pan de robe qui paraît entre deux pierres. Il le serre si fortement que ses doigts en blanchissent.

Le blindé s’arrêta à la hauteur du garçon. Le soldat, qui marchait depuis le début de la rue, s’approcha et d’une voix forte lança :

- “What’s your name kid ?”
L’enfant médusé écarquilla les yeux. L’homme se posa la main sur la poitrine et continua :
- “My name’s Logan, Lo… gan”.
Il désigna l’enfant :
- ”And you, what’s your name ?”
Le petit crut comprendre et dit :
- “Hichem”.
- “Come on Hichem, follow me !”
Il trouva l’homme bizarre habillé comme ça, on aurait dit un buisson à pattes. Il attrapa quand même la grosse main gantée du GI, regarda le tissu qu’il tenait encore de l’autre main et, lentement, ses doigts se desserrèrent. L’étoffe retomba, presqu’au ralenti, soulevant à peine un nuage de poussière.

Ils marchèrent ainsi dans ce qui fut la rue commerçante, presque paisiblement, les pas bercés par le ronronnement du moteur Diesel et le grondement d’autres combats qui continuaient, plus loin. Soudain, une rafale claqua devant eux. Hichem vit les balles frapper le sol, soulevant de petites gerbes de terre. Ce fut alors un mouvement de panique, les hommes en uniforme hurlaient en détalant comme des lapins, cherchant au plus vite un abri, les véhicules accélérèrent pour échapper au feu nourri. La guerre était à nouveau là, effrayante. Le GI saisit Hichem par le bras et le força à s’accroupir près de lui derrière un des rares murets encore debout. Il mit son arme à l’épaule et tira, tira sans fin. Les mains sur les oreilles, le petit ne parvenait pas à arrêter ce vacarme. Puis il y eut les odeurs, la poudre brûlée, et les douilles qui rebondissaient au sol en tintant avant de former un monticule. Il se rappelait les mots du traducteur arabe, “pas peur”, “libérer”, “paix”, et autour de lui cet enfer dont il voulait sortir. Vraiment, il n’y comprenait plus rien. Ce soldat qu’il avait cru un instant sauveur portait maintenant à lui seul tout ce déluge d’acier, de bruit, d’odeurs. Alors Hichem bondit de sa tanière, enjamba les ruines, traversa au galop les décombres fumants, ses genoux, ses chevilles heurtèrent les pierres vives… mais il fallait courir, courir, ventre à terre, sans se retourner. Il ne savait plus qui, de son cœur ou du canon lointain, battait le plus fort.

Les détonations de l’embuscade cessèrent lorsqu’il arriva près de sa maison. Il resta encore un long moment essoufflé, la poitrine brûlante, les mains sur les genoux, puis il s’assit en tailleur. Encore quelques respirations et le calme revint en lui. Il saisit alors le morceau de tissu qu’il avait dû laisser tout à l’heure et le serra très fort, si fort que ses doigts en blanchirent. Voilà, il retrouvait ses racines et ne les quitterait plus jamais… il le promit à sa mère.

Saint Jean-Baptiste 26/10/2005 @ 18:24:00
C'est une belle histoire, Lincoln, bien inspirée de la réalité ; et c'est surtout remarquablement bien raconté !

Le rat des champs
avatar 26/10/2005 @ 18:49:03
Lincoln, c'est époustouflant, d'une intensité, d'une humanité extraordinaire. Je n'ai pas assez de superlatifs pour qualifier ton texte. C'est émouvant, superbe. On sent tellement de révolte en toi contre l'injustice et la guerre. Bravo, mille fois bravo.

Arundhati
avatar 26/10/2005 @ 22:37:21
Oserais-je supposer que celui là tu l'avais gardé pour la bonne Bush ?
Je reconnais bien là ta sympathie modérée (comme chacun sait, si l'habit ne fait pas le moine, l'oeuf fait misme...) pour l'idiot le plus puissant de la planète.
Blague à part, tu as su trouver le ton juste pour décrire l'absurdité et le drame sans pathos. Un sujet very beaucoup casse-gueule que tu réussis à rendre fort et émouvant. Un dernier mot : bravo !

Lileene 26/10/2005 @ 22:52:33
Remarquable. Ton texte est bien construit, fait passer de fortes émotions et ta description de cette scène de guerre, notemment vue par un enfant, est très bien maîtrisée et criante de vérité. Bravo

Lincoln 28/10/2005 @ 21:29:26
Je viens de lire vos commentaires qui m'ont touché. Ils ont en effet en commun un sentiment auquel je tenais beaucoup en écrivant ce texte : l'émotion.
Si l'on sait que 2000 soldats américains sont morts en Irak on a moins d'informations sur les 25000 à 30000 civils irakiens qui ont perdu la vie dans cette guerre.
Combien de petits "Hichem" errent dans les rues de Bagdad ?

Lyra will 29/10/2005 @ 12:37:49
C'est un trés beau texte, trés visuel, juste ce qu'il faut d'émotion, et trés bien écrit. Je ne sais pas quoi rajouter, peut-être juste que c'est un texte dont on se souvient un bon moment.

Le rat des champs
avatar 29/10/2005 @ 12:55:54
Pour ceux qui habitent en Belgique, il y a un article intéressant dans "le journal du mardi" de cette semaine. Un GI américain revenu d'Irak a sorti un livre dans lequel il raconte les horreurs de cette guerre. Tous les éditeurs américains l'ont refusé, il sera publié en France. Ce type était persuadé de partir là-bas pour libérer les Irakiens, complètement décervelé par la propagande bushienne. On peut trouver quelques extraits dans ce journal. En gros, il raconte que les soldats américains ont tellement peur qu'ils tirent dans la tête de tous ceux qu'ils croisent: manifestants, opposants, armés ou non. Il en est revenu malade psychologiquement détruit, mettant des mois à oser se regarder dans un miroir. Aux 2000 morts américains, il faudrait ajouter tous ces gens qui ont leur vie détruite à jamais.

Lincoln 29/10/2005 @ 17:29:25
Il en est revenu malade psychologiquement détruit, mettant des mois à oser se regarder dans un miroir.

Bien vu Le Rat des Champs. La leçon du Vietnam n'a apparemment pas suffit !

Tistou 02/11/2005 @ 01:35:34
Très beau Lincoln, un texte fort dans le fond et la forme.
Ton message passe bien, à hauteur de Hichem, qui n'en a pas fini de la vie, le pauvre !
Comme le dit Lyra, un texte qui laisse un souvenir.

Fee carabine 02/11/2005 @ 02:20:14
C'est un texte superbe sur un sujet éminemment casse-gueule en effet. Le risque était grand de tomber dans une forme de manipulations sentimentales, ou bien de virer à la propagande politique. Mais cer n'est pas le cas ici, il y a avant tout énormément d'humanité, et c'est un texte qui donne beaucoup à réfléchir.

Sahkti
avatar 04/11/2005 @ 11:02:10
Si l'on sait que 2000 soldats américains sont morts en Irak on a moins d'informations sur les 25000 à 30000 civils irakiens qui ont perdu la vie dans cette guerre.
Quel optimisme! 30000? Il y en a beaucoup plus et les informations, en cherchant un peu ailleurs que dans la soupe populaire, on les trouve. Mais bon, ce n'est pas ici l'objet du débat et je sais que je suis subjective dans ce conflit. US go home, telle a toujours été ma devise.

Ton texte est bien écrit, bien raconté mais voilà, j'ai du mal avec le pathos dans de tels cas. Pas uniquement parce que c'est facile mais parce que c'est raconté de manière narative, figée, ça manque de sueur et de terreur, de tripes qui se nouent et de poussière qu'on avale. Désolée, j'accroche moins à celui-ci.

Charles 04/11/2005 @ 11:14:16
Bon, je ne sais pas trop ! d'un côté, j'ai envie de dire comme Le rat des champs : superbe, époustouflant ... et d'un autre, je retiens aussi une des remarques de Sahkti sur le pathos ...

et en même temps, c'est dur de dénoncer l'horreur de la guerre sans fleurter avec ce pathos ...

bref, au final, je trouve ton texte très réussi, efficace car gonflé d'émotions (et tout ce qui touche aux enfants m'arrache le coeur depuis que je suis papa ...)


Tistou 22/12/2009 @ 22:51:40
Je le remonte pour que Garance fasse connaissance avec Lincoln. Lincoln qui, dans mon esprit, reste indéfectiblement associé dans mon esprit à Clamence. Les 2 avaient traversé le ciel de Vos Ecrits au même moment comme 2 comètes ... C'est bien de les voir tous deux.

El magnifico
23/12/2009 @ 03:05:52
J'ai trouvé ce texte bien écrit, bien que je n'aime pas la guerre, mais j'aime les enfants, l'amour et la loyauté, pour cela un grand bravo a toi.

Tistou 23/04/2014 @ 17:06:01
cf "Dix ans, Vos Ecrits ... 2006 année de résistance"

Lincoln, apparu en 2005. Resté après la tourmente, jusqu'en 2007 et qui revient ponctuellement nous faire coucou ...

Pieronnelle

avatar 23/04/2014 @ 17:55:13
Un sacré texte ! Touchée !

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