Lucien
avatar 19/10/2005 @ 14:13:47
Extrait du même texte, écrit voici près de sept ans, que "Et le verbe se fit chair", cet hommage à la tourterelle de Mopp, aux oiseaux en général et à un vieillard que j'ai connu autrefois :

Ils ont quitté les chemins asphaltés. Le sentier se traîne entre deux rangées de charmes têtards très vieux, très tordus, très creux, repaires de chouettes myopes et de chauves-souris, cachettes introuvables pour les jours d'école buissonnière.
Ils arrivent en vue des ruines de l'abbaye. L'ombre du sous-bois, un timide soleil d'automne… un mur de pierres moussues où s'agrippent des lierres… un croquis d'arcs romans découpé sur le ciel. A quelques mètres, quatre piliers de rondins, deux parois de planches, un toit à peine pentu.
– Il est là…
– Qui ?
– Le vieux François. Nous avons rendez-vous.
Assis sur un banc adossé à l'une des parois, un très vieil homme les regarde arriver, rend son baiser à Isabelle, serre la main de Lucien.
– Alors, François, ils sont au rendez-vous ?
– Ça se pourrait bien. Un peu de patience, beaucoup de calme, beaucoup d'attention, tout est là. Et surtout, du silence… Asseyez-vous …
Il leur désigne un deuxième banc, sur l'autre paroi, un peu dans l'ombre. Isabelle et Lucien s'assoient, se taisent. Qui faut-il attendre dans le silence ?


Le vieux François. Quatre-vingts ans ? Quatre-vingt-cinq ? Un visage de boxeur, nez cassé, sourcils blancs sous le chapeau marron ; la carrure forte dans une veste kaki, un pantalon de velours, des bottes de caoutchouc. Les mains robustes, tavelées de brun, veinées de bleu, semées de poils blancs, plongent dans un sachet de graines, en répandent quelques-unes sur le sol de la cabane, puis sur les bords recourbés du chapeau. Les vieilles mains se posent sur les cuisses.
Et puis, une sorte de crépitement doux, un " ti ti ti " léger, comme trois coups frappés pour un lever de rideau, et en même temps des va-et-vient timides, des bondissements prudents…
Elles sont deux sur le seuil, à observer d'un œil de perle noire l'intérieur obscur du refuge, petit corps penché, tiré vers l'avant par le citron du ventre, joues d'ouate, capuchon noir… Lucien les a bien reconnues, les mésanges charbonnières. Il en a vu souvent durant les classes vertes de l'école primaire. Egrenant leurs " ti ti ti ", elles griffent les premières graines, commencent à grignoter…
Feulement plus doux, silhouette plus courte, plus craintive, casquette bleue brodée de blanc, courtes ailes de turquoise, un tout petit oiseau s'invite à son tour au festin.
– Mésange bleue… souffle Isabelle.
Les éclaireuses continuent à rythmer de notes aigrelettes le silence du sous-bois, attirant bientôt d'autres voltigeurs dont Isabelle murmure les noms à Lucien :
– Mésange à longue queue… accenteur mouchet… rouge-gorge…
Celui-là, il l'a bien reconnu. Un lointain hiver, encore tout enfant, il avait tenté d'en apprivoiser un qu'il nourrissait régulièrement sur l'appui de fenêtre de sa chambre. Il avait pleuré comme s'il perdait un véritable ami quand le chat des voisins avait croqué ce frêle compagnon, nimbant la gorge rouge d'un carmin plus foncé.
Roulade inquiète, aiguë, sonore, un minuscule oiseau, petite queue dressée dans une boule de plumes fauves, impose soudain sa présence.
– Troglodyte mignon...
– L'adjectif n'est pas de trop…
Une quinzaine d'habitants du bois sont à présent les hôtes du refuge des hommes, où le vieux François n'a toujours pas bronché… Le garde-manger du sol est presque épuisé… une mésange plus hardie que les autres a repéré le chapeau garni de graines... hésite un instant, volette autour du vieil homme sans déclencher plus de réactions que si elle ondulait autour d'un tronc, d'un tas de bois, d’une souche.
Juchée sur le feutre, elle picore de plus belle… bientôt rejointe par les autres affamés qui, en quelques instants, forment au vieux François une coiffe vivante, bruissante, gourmande…
Lucien retient son souffle. Le vieux François est magicien. Il est dans la nature comme un animal, comme un arbre, comme une pierre…
Pierre ? Pas tout à fait. Voici que la main droite glisse, puise quelques graines dans le sachet, les dépose au creux de la gauche… une mésange bleue, un peu à l'étroit sur le chapeau, vient de se poser sur le banc, hésite quelques instants, entreprend l'ascension de la patte ridée, suit la ligne de vie tracée comme un sillon dans la terre d'un champ, déniche la graine grasse, la griffe, l'agrippe, la grignote, y fraie un chemin à son bec… et le vieillard déplie un doigt, effleure le dos bleu, frôle les quatre grammes de vie qui se repaissent de l'amande minuscule, de la chaleur d'une main d'homme et de la douceur d'une caresse…


Le soir est venu. Etendu sur son lit, Lucien écoute un disque … la prédication aux oiseaux… l'hommage du vieux Franz Liszt au vieux François d'Assise...
Dans les notes qui s'égouttent dans l'aigu, qui sèment dans l'ennui de la chambre un recueillement comparable à la paix, dans les trilles multipliés, dans les arpèges fragiles, Lucien voit resplendir le sourire de François, celui qui caresse les oiseaux…

Mentor 19/10/2005 @ 14:23:27
C'est superbe Lucien, enchanteur.
Ne serait-ce que pour ça:
la ligne de vie tracée comme un sillon dans la terre d'un champ
Je relis, c'est trop beau.

Charles 19/10/2005 @ 14:59:47
C'est vrai que c'est superbe ! Je ne peux rien dire, un frisson passé dans mon dos, la beauté exprimée, la poésie sans rimes ... quelques mots parmi les plus beaux que j'ai pu lire sur CL... en un mot, je dirais :

Merci

PS : serait ravi d'en lire plus ... le texte entier a t'il été publié ? si oui, donne nous vite les références.

Lucien
avatar 19/10/2005 @ 16:45:58
C'est vrai que c'est superbe ! Je ne peux rien dire, un frisson passé dans mon dos, la beauté exprimée, la poésie sans rimes ... quelques mots parmi les plus beaux que j'ai pu lire sur CL... en un mot, je dirais :

Merci

PS : serait ravi d'en lire plus ... le texte entier a t'il été publié ? si oui, donne nous vite les références.

Merci, Charles. Non, pas publié. Je peux t'en dire plus par courriel, si tu veux.

Charles 19/10/2005 @ 16:49:50
C'est vrai que c'est superbe ! Je ne peux rien dire, un frisson passé dans mon dos, la beauté exprimée, la poésie sans rimes ... quelques mots parmi les plus beaux que j'ai pu lire sur CL... en un mot, je dirais :

Merci

PS : serait ravi d'en lire plus ... le texte entier a t'il été publié ? si oui, donne nous vite les références.

Merci, Charles. Non, pas publié. Je peux t'en dire plus par courriel, si tu veux.


ma foi, j'en serai ravi : tophiv@hotmail.com

MOPP 19/10/2005 @ 19:40:56
Ce texte dépasse la simple description : il montre à quel point, l'auteur, notre Lucien, observe régulièrement les dits-oiseaux ; il parvient à nous faire entrer dans leur intimité.
Beaucoup d'émotion soustendue par la réflexion philosophique...
La même passion que j'éprouve pour les oiseaux...

Barbie.tue.rick 19/10/2005 @ 20:47:25
moi qui ait deux amazones à front bleu (aux ailes non coupées, et qui volent en toute liberté dans mon atelier), j'ai été très sensible à la beauté de ton texte, qui montre que tu connais (et aimes) les oiseaux !!! ;-)))

C'est tellement juste, tellement bien vu et joliment raconté, que ça m'a rappelé un livre (que j'avais trouvé moyen sauf... pour la description de la nature et des oiseaux !), qui est "le merle bleu" de Michèle Gazier.

Barbie.tue.rick 19/10/2005 @ 20:53:02
et j'ai oublié de rajouter... "encore, encore, encore !!!" des textes sur les oiseaux... et sur les chats, si tu as aussi en magasin ! ;-) (j'ai également deux chats à la maison, deux burmese qui font très bon ménage avec mes perroquets ;-))

Saint Jean-Baptiste 19/10/2005 @ 22:57:58
Quelle belle inspiration, Lucien ! C'est superbe, bien écrit, bien raconté.
J'ai surtout aimé la description, tout en poésie, des oiseaux.
La description de l'endroit aussi, je croyais reconnaître les ruines de Villers-la-Ville (un jour décrites par Fée Clo).
Et alors la finale, là ! L'hommage de Franz Liszt à saint François qui sème un recueillement comparable à la paix.. .
C'est sublime, Lucien, un petit joyau, parmi cette flopée de textes Cl-iens, un texte qui fait honneur au site. Vraiment un petit joyau !

Tistou 22/10/2005 @ 10:30:18
Pas grand chose à dire sinon : Magnifique !
En plus étant moi-même très "oiseau" ... J'ai les mêmes à la maison, et puis les merles et les tourterelles qui viennent parfois déranger les petits.
Magnifique !

Tistou 09/12/2005 @ 08:54:13
Puisque parler de Lucien pose souci, laissons le parler lui-même. Avec ce texte enchanteur, tout en finesse et délicatesse.
Tout le monde n'apprécie pas, c'est vrai !

Mae West 09/12/2005 @ 15:37:22
Pas grand chose à dire sinon : Magnifique !
En plus étant moi-même très "oiseau" ... J'ai les mêmes à la maison, et puis les merles et les tourterelles qui viennent parfois déranger les petits.
Magnifique !



Moi non plus, je ne peux rien dire de plus. Ce récit m'avait échappé. J'en ai le souffle coupé. tant de beauté et d'innocence, le paradis terrestre est-il écrit dans les chansons et les plumettes de ces petits cuicuis ? on le dirait bien ...
Merci d'avoir fait remonter ce texte

Tistou 18/04/2014 @ 11:17:18
cf "Dix ans, Vos Ecrits ... 2005, l'année de tous les excès"

Lucien, qui n'intervient plus que ponctuellement après le massacre de fin 2005, à l'occasion des "Dix ans de C.L." la dernière fois en 2010. Alors, en 2014 ?

Pieronnelle

avatar 23/04/2014 @ 18:14:38
Mon rêve, être ce François ! Moi qui parle aux arbres et aux oiseaux , surtout quand un de ces derniers vient s'assommer sur les vitres de ma véranda...
Et ce Liszt à la fin ! Tiens je vais aller me l'écouter...

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