Bluewitch
avatar 29/09/2004 @ 20:39:47
Ronflements, bruits de tangage, gémissements et grognements. C’était ça, la liberté. Dans les soupirs de ses compagnons de cabine, dans les rires de ces joueurs de cartes audibles dans toute la coursive. Enfin, elle y était.
L’odeur à l’intérieur de la cabine était nauséabonde, à la fois sûre et doucereuse, mais ce coin de troisième classe était l’essence même du paradis. Elle avait le vent en poupe, comme ce Titanic sur lequel elle avait embarqué, peut-être miraculeusement… Cette troisième nuit à bord et les précédentes avaient été les plus délectables de son existence.
Finies les heures mornes à servir les dockers dans ce pub miteux, à subir humeurs grivoises et mains rudes. Finis les matins sans aurore, cette mansarde souillée où elle coulait ses jours d’orpheline sans le sou. Fini, le « payement » de loyer exigé par cet oncle à la cinquantaine grasse et chauve. En nature, bien sûr… « T’es mignonne, la petite, t’as de la chance d’avoir quelqu’un de la famille qui veuille bien souffrir ta maigreur et tes manières de sauvageonne. Tu sais que ta mère et moi, on n’avait plus rien à se dire et c’est une veine que j’t’offre un toit. Alors sois pas ingrate, hein ? Tu voudrais pas que ton joli p’tit cul se retrouve au froid… » Etait-ce vraiment un choix ? Non, évidemment…C’est pour ça qu’elle avait trouvé ce boulot. Histoire de mettre de l’argent de côté et de disparaître.
11 Avril, enfin. Quitter Queenstown. Ses bagages étaient ficelés depuis la veille. Et voilà que ce vieux cochon de Will « Tenthless » Aggerty (il lui manquait un doigt) avait surgi et exigé des adieux en règle.
- Allez, Delia, tu vas pas faire un caprice. Déjà que t’abandonnes celui qui t’a hébergé pendant un an, j’dis rien, mais on peut au moins se dire au revoir correctement !
Mais non, c’en était trop. La lampe à huile sur la table de chevet. Son oncle un peu sonné. Grognements, injures. Il trébuche sur son sac et se fracasse le crâne contre cette poutre porteuse qu’elle-même avait si souvent maudite. Plus de respiration. Pâleur. Du sang partout. Fiche le camp, Delia.
C’est ce qu’elle avait fait. Voulu faire. Elle avait attrapé son sac et quitté la pièce. Et là, un homme en costume trois pièces, planté en haut des escaliers. Croisement de regards, celui de l’autre, si clair, se posant sur la flaque sombre et son visage change. Il la dépasse, voit ce qu’elle était en train de fuir mais lorsqu’il se retourne, elle n’est déjà plus là.
Trois nuits plus tard, allongée sur sa couchette, ces images toujours en tête, elle y repensait avec un mélange de soulagement et de frustration, comme si quelque chose n’avait pas abouti. La crainte du lendemain, sans doute. L’Amérique, une terre d’espoir. Mais ce qu’elle espérait surtout était de ne pas se trahir, pas plus que ses espoirs.
Elle n’avait cessé de déambuler sur ce fameux navire, vecteur de rêves et pourtant si symbolique de cette cruelle réalité où toute place n’était pas égale à une autre. En même temps, elle évitait le contact avec les autres, sa propre compagnie lui étant juste tolérable.
Etrange, comme depuis son séjour sur ce navire elle avait repensé à son enfance. A ces images brèves où ils étaient trois, ses parents et elle. Comme lorsqu’elle eut l’âge de treize ans, et que son père cessa de faire partie du tableau familial. Pour son travail, lui avait dit sa mère. Mensonge. Et cette conviction n’avait cessé de s’intensifier les années passant, au même rythme qu’elle voyait sa mère dépérir de chagrin. Elle s’était sentie ridicule dans cette situation si commune et si facile. Et puis par un mauvais hiver, sa mère s’était éteinte, c’était à plus de deux ans de là. Delia n’avait que ses dix-neuf ans, ses vêtements et quelques pièces. S’espérant moins seule lorsque son oncle vînt la chercher, elle avait vite compris que son futur ne s’annonçait pas moins pathétique.

Le ciel se dégageait et les premiers rayons du soleil d’Avril apparaissaient sur la « promenade » réservée aux troisièmes classes. Cet ironique espace de délassement où elle aimait se rendre tôt le matin lorsqu’il était encore peu fréquenté, pour rattraper toutes ces aurores manquées.
Il faisait froid et elle se concentra sur les nuages de sa respiration. Tiens, ça ressemblait à quoi ? Une orchidée. Trois secondes et puis plus qu’un souvenir. Seconde respiration… Un chien à deux têtes ? Marcher.
Elle quitta le plein air et s’engagea dans les escaliers. Longeant les cabines des stewards, des cuisiniers, prenant un escalier, en descendant un autre, du pont E où elle dormait au pont C ou D, elle parcourut tout ce qu’il était possible de parcourir, rapidement, bizarrement pressée d’être plus loin, un peu plus encore. Puis il y eut cette porte. Pont C. La bibliothèque de seconde classe. Elle n’avait pas vraiment le droit d’être là mais tant pis. Quelques personnes seulement et une atmosphère feutrée qui semblait mettre tout le monde à égalité. Si on ne la prenait pas, elle reviendrait… Elle effleura de la main les premières tranches, fermant les yeux, ne s’intéressant pas encore aux titres, écoutant juste la musique de ses doigts, sonnante comme la pluie dans les arbres, touchant, sentant. L’odeur était rassurante. Bruits de pas, chiffonnement de pages, toux légère. Elle entendit presque un sourire dans le soupir d’un lecteur solitaire.
Et puis un poids, une gêne. Elle se retourna. Il était là, l’homme au costume trois pièces et au regard clair, les yeux fixés sur elle, baignés de certitude sur son identité. La pièce seule les séparait, il n’avait pas encore ouvert la bouche et elle demeura figée. Elle ne pouvait se détourner. Elle ne l’avait jamais vu, avant. La trentaine, cheveux sombres, il ne ressemblait en rien aux habituelles fréquentations de son oncle.
Lorsqu’il sembla vouloir bouger, Delia quitta la pièce, sachant qu’elle n’y reviendrait pas. Elle bouscula le groupe de passagers attroupés devant l’ascenseur et s’engouffra dans les escaliers qui menaient vers le pont B. Elle s’engagea sur la promenade, fut bloquée par la délimitation avec celle de première classe, fit demi-tour et s’engouffra dans le fumoir. S’apercevant que l’endroit n’était pas la meilleure cachette, elle redescendit pont C, puis pont D, traversa restaurant, galerie, office, prit un escalier en spirale et descendit encore. Cabines exiguës, salle des machines. Plus bas. Insubmersible voulait-il dire insondable ? Y avait-il un seul endroit sur ce navire qui garderait pour elle une part de secret ? Un endroit qui lui laisserait un souffle jusqu’aux côtes américaines ? Si lointaines… Coursives, mess, pièces de stockage,… elle longea, traversa, chercha. Retourner à sa cabine ? Il devait connaître son nom… Au fond, tout au fond, peut-être…
Elle atteignit les chaudières, les réserves à charbon, ces hommes noirs, irréels, effrayants. Regards étonnés, amusés, dérangeants. Ricanements. Chaleur épouvantable. Non, elle ne pouvait pas rester là, quelle stupidité !
Faisant le chemin inverse, elle tenta de retourner sur ses pas, mais tout finit par se ressembler, les coursives, les pièces, les gens. Marasme, confusion, elle ne savait plus où elle en était, si ce n’est qu’elle courait, laissant ses pieds prendre le dessus, les larmes de frustration aussi. Pourquoi cet échec de plus ? Elle avait mal aux jambes, ignorait depuis combien de temps elle courait, son souffle ne lui appartenait plus, cherchant cet air qui n’était pas davantage le sien.
On la bouscula, une main se referma sur la sienne.
- Delia ?
Elle le fixa. Elle n’imaginait pas une voix si douce.
- Poser une question dont on connaît la réponse est un signe de prétention…
Elle n’en était pas vraiment persuadée mais tant pis. Elle fit un mouvement de recul. Inutile, il la tenait.
- N’ayez pas peur… J’ai cru que je vous avais définitivement perdue quand vous avez filé ce matin. Je sais que votre oncle vous maltraitait, vous n’avez donc rien à craindre de moi. J’étais là de la part de votre père…
-Vous vous moquez, je suppose ?
-Je n’en ai pas le besoin…
-Je n’ai pas de père…
-Pourtant, je suis envoyé par un certain Henry McDermott, de Boston, USA. Je m’appelle Clarence Gibsen. Je suis avoué. Votre père a été gravement blessé lors d’une rixe sur son lieu de travail et son état était critique à mon départ. Mais son employeur lui a versé une confortable somme compensatoire ainsi qu’une promesse de pension pour sa famille. Ses économies lui ont permis de payer mes services afin de vous retrouver et de vous transmettre qu’il désirait que vous le rejoigniez aux Etats-Unis. Malheureusement, il n’avait pas la garantie de vous revoir, en raison de son état, et il m’a chargé de vous confier ceci.

Un courrier… Une écriture irrégulière, non épargnée de quelques fautes. Des mots, des sentiments, des désirs de pardon, d’oubli, de reconnaissance. Et puis un document officiel sur la transmission de tous ses biens et revenus à Delia McDermott, sa fille. « Pour servir et valoir ce que de droit », signé Henry McDermott… Phrase officielle, contrastée. Où toute émotion avait laissé place à l’absence.
Elle se laissa glisser au sol, ses jambes ne la portaient plus et son cœur encore moins.
- Vous avez l’air épuisée…
- Je crois qu’à hanter ce navire depuis trois jours et à courir pour vous échapper, j’ai bien fait dix kilomètres...

Sourires. Une main qui soulève et qui soutient. La malchance avait peut-être eu son compte, finalement. Repue, lassée, lui laissait-elle enfin du répit ?

Elle ne vit pas la journée passer, rien que ce sourire et ce regard clair, si bon messager. Elle laissa la solitude brûler dans un crépitement discret. Elle n’entendit pas le grondement, ne ressentit pas le choc. Elle ne vit plus que ce regard clair, qui ne la quitta pas une seconde, ce regard clair qui restait là, sur le pont, et qui la dévisageait pendant qu’elle s’éloignait vers un avenir dont il serait absent. Elle posa la tête sur les genoux d’une femme assise à côté d’elle dans le canot. La lettre serrée contre elle et le regard clair enfermé à l’intérieur.

Bluewitch
avatar 29/09/2004 @ 20:45:29
Voilà, c'est lancé. J'ai déjà l'impression d'y voir trop de défauts maintenant que je ne peux plus rien y changer! LOL Enfin, c'est rien, ça m'a plu de faire ça!
Quel navire, ce Titanic...

Kilis 29/09/2004 @ 21:23:57
Pourquoi avais-tu toutes ces craintes, Sorcière Bleue? Elle est bonne ton histoire. Elle m'a vraiment tenue en haleine et la fin ne m'a pas du tout décue, au contraire. Chance et malchance jouent au chat et à la souris pour cette jeune Délia. A mon avis, c'est un très bon premier envoi et sûrement pas le dernier... n'est-ce pas?

Bluewitch
avatar 29/09/2004 @ 21:28:06
Merci pour cet encouragement. Je me suis bien amusée avec cet exercice. ;o) Je crois que ce ne sera pas le dernier, non...

Azed 29/09/2004 @ 21:30:41
Elle laissa la solitude brûler dans un crépitement discret : CEST TOP!!!!

Yali 29/09/2004 @ 21:41:06
Sans parler que le terme, la situation, les obligations glissent ici comme un patineur sur une banquise. J'en aime la cadence, les cassures.

Olivier Michael Kim
29/09/2004 @ 21:52:12
J'ai adoré.
Plusieurs points m'ont plu.

Les descriptions et émotions sont bien faites. Il n'y a pas d'envolées trop lyriques, le style est clair sans être trop simpliste. Tu as mis le juste équilibre, ou alors c'est naturel chez toi. Le rythme employé pour la course est très bien, palpitant.
Il me semble qu'une étude du Titanic a été soignée. Tous les détails, les noms employés, font qu'on s'y croit.
L'histoire à rebondissement, le suspens, tout ca m'a plu.

Excellent.

Bolcho
avatar 29/09/2004 @ 22:43:24
Je ne sais pas si "c'est naturel" chez elle, mais c'est habituel. Ses critiques étaient déjà des bijoux, voici qu'elle nous pond une rivière de diamants. Je suis comme les autres: j'attends les prochains textes. Et je suis diablement content,Bluewitch, de te voir apparaître avec une fougue renouvelée et une plume si habile à nous entortiller.

Tistou 30/09/2004 @ 11:22:27
Oui, ça aurait vraiment été dommage que tu ne le fasse pas apparaître. Tu es certainement celle qui a le mieux su faire coller les contraintes, pas très faciles j'ai trouvé, avec une histoire plausible aussi en phase avec le Titanic. Ca c'est pour l'agencement. Question style c'est parfait. On lit sans se poser de questions, sans se dire "tiens ça je l'aurais mis autrement". Une bonne bouffée de nouveauté dans notre monde un peu vicié actuel. Merci Bluewitch.

Bluewitch
avatar 30/09/2004 @ 19:03:29
Merci à tous, ça me touche sincèrement. Je suis bien contente d'être passée par ici...

Benoit
avatar 04/10/2004 @ 18:59:32
Un seul mot : bravo! Tout roule, aucun accroc, l'histoire est bien trouvée, on frémit avec cette pauvre Délia,... Très bon texte!

Tistou 15/04/2014 @ 17:59:53
cf "Dix ans, Vos Ecrits ... 2004, le démarrage"

Le premier texte de Bluewitch, fin Septembre 2004. Bluewitch était sur CL depuis bien plus longtemps. Pas si fréquent sur Vos Ecrits où les participants sont couramment post - 2004 ...
C'était un exercice, Bluewitch a surtout participé aux exos. Quand j'écris "a", j'espère que c'est en fait "participe" !

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