Darius
avatar 29/07/2021 @ 22:47:26
Le soleil envoyait sa faible pâleur ce matin du 13 juin 1923 lorsque Lucie pointa le bout de son nez. Sa mère Victorine était vautrée sur le lit où elle mettait au monde son 9ème enfant.

« Pffft que des filles » se lamentait Emile, son mari. Qui donc allait lui donner un coup de main à la ferme ?
Il jeta un coup d’œil dégouté au paquet emmaillotté et se rendit à l’étable s’occuper de ses vaches.

Les autres gamines rigolaient et se réjouissaient d’avoir un nouveau bébé pour s’amuser. Mais Emile en avait assez. Toujours à travailler pour nourrir une famille qui s’agrandissait d’année en année. Il aurait tellement voulu sortir, voir des copains, aller à la piscine, tirer à la sarbacane, mais avec cette famille nombreuse, toutes les minutes de sa vie étaient importantes.

Il rentrait fourbu, lessivé et n’aspirait qu’à une chose, se coucher auprès de sa femme Victorine. Mais celle-ci le dédaignait et il se demandait ce qu’il avait fait pour qu’elle soit aussi distante avec lui.

Victorine, elle, en avait assez. Chaque fois, c’était pareil, un nouveau gosse apparaissait comme par enchantement. Qui donc avait affirmé que la femme avait l’instinct maternel ? Si les deux premières, Jeanne et Berthe avaient été accueillies avec bonheur, le reste n’était plus que corvée. Elle n’en avait jamais parlé à Emile, mais les deux suivantes, Simone et Sophie, elle s’était arrangée pour que leur vie soit raccourcie. Lorsque Simone était décédée, elle avait arrangé un lit tout propre, avait habillé sa fille tout de blanc, avec de jolis rubans dorés sur sa chevelure noire. On aurait dit une princesse. Elle avait fait venir un photographe qui l’avait photographiée sur son lit de mort et avait distribué les photos aux alentours. Tout le monde s’extasiait sur cette mère parfaite qui enterrait sa fille avec autant d’honneur et de respect. Ah ! S’ils avaient su la vérité ! Pour Régine, elle avait fait moins de tralala, mais le respect envers elle était toujours bien présent.

Pour les deux suivantes, pas de chance, ne voilà t’il pas que c’était des jumelles !! Marie et Mathilde. Mais Victorine s’amusa quand même à les habiller pareil et à essayer de les reconnaitre, tellement elles étaient semblables. Jusqu’à Emile qui se trompait régulièrement.

Puis vint Juliette qui ne ressemblait à aucune autre pour qui Victorine se prit d’affection car elle sentait qu’elle lui ressemblait au plus profond d’elle-même. Et l’avenir lui donna raison. Juliette eut aussi une ribambelle d’enfants pour qui elle eut peu de tendresse. Qui se dispersèrent au bout du monde et dont elle n’eut plus de nouvelles.

Lucie, par contre, la neuvième fille lui manifesta un dévouement et un amour sans limite. Jusqu’à sa mort, elle aima et adora sa mère et clamait partout que celle-ci était la meilleure mère du monde, alors qu’elle s’était fait la malle en les abandonnant lâchement.

Un beau soir, Emile rentra chez lui, s’étonna de voir la table vide, les lumières éteintes et les filles qui se disputaient. La maison était sens dessus dessous, les oreillers volaient dans tous les coins, la vaisselle n’était pas faite, le garde-manger était vide, tout comme les armoires à vêtements de sa femme. Il n’en revenait pas. Qu’avait -il bien pu se passer ?

Il était tellement occupé par la ferme qu’il n’avait pas vu venir l’orage. Sa femme Victorine s’était fait la malle ? Mais pour aller où ? Le couple n’avait pas d’amis, du moins c’est ce qu’il croyait. Il y avait bien le curé qui passait de temps en temps pour voir si tout allait bien, s’ils allaient assister à la messe, si les petits étaient bien baptisés, s’ils allaient faire leur communion. Puis il y avait le facteur qui s’asseyait juste pour boire un petit pékè, l’eau de vie locale. Ou pour jouer un couyon avec un collègue de passage, ce jeu de cartes qui distrayait Emile mais qui n’intéressait pas Victorine. Et c’était tout. Leur univers s’arrêtait là. Ou l’instituteur des gosses. Mais celui-ci ne se mêlait pas aux paysans.

Toute la nuit, Emile se creusa les méninges pour savoir ce qui était arrivé à Victorine. Les filles étaient muettes et n’en savaient pas plus. Après deux jours d’attente, il fallut se rendre à l’évidence : Victorine était partie. Reviendrait-elle ? Il sentit confusément qu’il n’en serait rien et qu’il serait bien obligé de signaler sa disparition aux autorités. Le 3ème jour il se rendit à pied au commissariat de police.
Cela lui prit sa journée car sa ferme était située loin de toute habitation et le village proprement dit était à 6 km à pied de son domicile. C’est en arrivant là-bas qu’il s’aperçut que tout le monde était déjà au courant. Et qu’on lui jetait des regards moqueurs. Cela ne le rassura pas du tout sur l’issue de cette disparition inquiétante.

Cyclo
avatar 30/07/2021 @ 14:21:28
Bien trouvée, cette idée d'une mère qui n'en peut plus de mettre sans arrêt au monde des filles... Et ce mari qui n'en peut mais, de n'avoir pas d'enfant pouvant reprendre la ferme... ça sent bien les années 20 du siècle dernier, sans la pilule ni la contraception...

Lobe
avatar 30/07/2021 @ 14:40:52
Ca commence presque comme un inoffensif récit de la ruralité du siècle passé, et puis... voilà que des infanticides viennent se faufiler sous nos yeux, tels quels, pas du tout à mots couverts. Ca fait froid dans le dos, mais l'histoire continue tambour battant, mêlant les époques, avance rapide ou ralenti selon les épisodes. Ca se finit d'ailleurs sans qu'on ait le dernier mot des destins d'Emile et Victorine, ce que j'aime bien, le contraste entre être omniscient sur les actes de la mère au départ, et qu'elle disparaisse sans crier gare à la fin. Est-ce que Darius, toi tu sais où s'en est allée Victorine ?

Tistou 30/07/2021 @ 22:01:52
Eh bien ! C'est rude la campagne wallonne (les Ardennes ? je ne sais pas pourquoi j'ai pensé à "En son absence", d'Armel Job). On se débarrassait aussi facilement des petites filles venues trop nombreuses ?
On reste effectivement sur une fin ouverte, disons semi-ouverte, peut-être pour te ménager une suite ?
Mais au fait. La piscine ? C'est là que serait partie Victorine et il ne faut pas le dire ?!

Pieronnelle

avatar 31/07/2021 @ 16:56:24
La piscine est bien évoquée même discrètement...
J'en frissonne encore, j'avais du mal à continuer...
Ce bonhomme qui se demande comment sa femme peut faire autant d'enfants !!! Et des filles inutiles par dessus le marché ! Il s'en passait des choses à ces époques là, aiguilles à tricoter ou noyades dans les étangs...mais qu'est-ce qui a pu te conduire sur ce chemin Darius ?
Et la fin ouverte oui, mais bon pour moi elle est pessimiste car je ne vois pas une mère abandonner ses enfants...mais cependant les "regards moqueurs" laisse penser que Victorine a pu gentiment se faire la malle ,accompagnée ou non...
Sombre , mais édifiant sur les conditions de vie des femmes à ces époques...

Darius
avatar 31/07/2021 @ 17:12:01
Oui en fait étant donné que c’est moi qui ai fixé la date à savoir 1923 qui est la date de naissance de ma mère je me suis inspirée de sa vie .

il y a bien eut 10 filles à la queue leu leu dans sa famille donc après Lucie ma mère une de plus .. c’est vrai qu’il y a eu 3 décès mais je ne dirais pas qu’ils étaient suspects c’est moi qui ai inventé .. ni même l’abandon de ses enfants par Victorine …
mais c’est vrai que je ne la trouvais pas très gentille cette grand mère et qu’au contraire ma mère adorait sa mère ..

voilà pour la disparition j’ai bien sûr inventé pour coller aux contraintes demandées .. et je n’ai pas la suite, c’est laissé au lecteur

Magicite
avatar 01/08/2021 @ 05:17:42
C’est dramatique de façon anodine, le tout emmené avec facilité, l’époque bien retranscrite par des détails.
L’ensemble évoque une saga familiale, cela donne l’impression que le récit pourrait continuer et s’étaler dans toutes les directions, sur chaque personnage, sur des générations.
Je voit facilement les années s’écouler à la suite pour Victorine, pour la famille restante père et filles. Pour la ferme et son entourage, sa région et les voisins, commérages et interactions.
Pour le passé quand Emile et Victorine était jeunes mariés, se sont rencontrés...
Il y a assez avec tout ce qui est dit pour aspirer à une suite des événements, pour inspirer d’autres histoires. Un tour de force en un texte si court.

Magicite
avatar 01/08/2021 @ 05:30:28
ma mère je me suis inspirée de sa vie ."

je comprends mieux, ce que je voulais dire par "dramatique de façon anodine " pour mieux dire c'est informatif/réaliste sans s’appesantir sur le pathos ou ressentit des personnages et pour cause, digéré par le temps.

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