Martin1

avatar 12/05/2021 @ 08:54:12
Près des cimes blanches de la Norvège, vivait un roi dont l’histoire nous est contée par les bardes de ce lieu. Je ne connais pas au juste les frontières de son royaume ; elles semblent aussi vagues et éphémères que ces lignes que les enfants tracent dans la neige pour décider des dimensions de leurs forts. C’était un territoire dans la taïga, peuplé d’ours bruns et de gloutons ; on y croisait, si l’on était chanceux, de ces grands monstres de bois et de chair, les élans, qui barbotaient sans joie dans des étangs glacés, leur immense ramure empêtrée dans les algues, et qui s’écartaient des ornières pour fuir les humains.
Dans la taïga glaciale, les conifères recouvraient l’ubac ombreux, et se dressaient, robustes, drus, jamais perturbés par la valse des saisons, exaltant avec arrogance la longévité de leurs aiguilles et la dureté de leurs écorces. Et entre ces seigneurs des biomes nordiques, quelques hameaux humains plantaient leurs piquets et leurs peaux mortes, à la faveur d’une clairière sans faune et silencieuse. Et comme il y avait un fatras de hameaux connexes parlant le même idiome, il se trouvait bien quelque contrée ici qu’on pût nommer royaume, bien qu’il comptât plus de cônes que de tentes, plus de bois vert que de bois d’œuvre, plus de pins que d’hommes.
Dans l’un de ces foyers vivait un armurier d’excellence, aussi versé dans la forge que dans l’affût. Il venait de réaliser une magnifique flèche, un chef d’œuvre du genre, qui lui fit une sorte de réputation aux alentours. Le roi, qui le reconnaissait comme le plus grand armurier du royaume (et du reste, le seul), lui rendit une visite heureuse, tout en éloges. Mais le maître des lieux n’articula aucun mot devant lui. L’éminent visiteur crut bon de l’interroger sur l’endroit où il avait pu trouver un bois si beau et si sombre.
L’armurier, qui était resté jusqu’ici dans le silence, lui fit cette réponse : « Taillée dans un bois plus lourd que l’ébène. Pointée d’un métal plus fin que l’argent. Empennée d’une plume plus chatoyante que le paon. Ici-bas et l’heure venue, cette flèche vous trouvera et vous transpercera la chair.» Le roi, offusqué, bafouilla quelques mots et s’éloigna, sans oublier cette scène étrange. Pendant cent jours et cent nuits, sur sa couchette duveteuse, il rêva de sa mort sanglante, horrifique. Il se voyait nu, submergé par des insurrections, écharpé par des assassins sans nombre, transpercé de part en part par cet objet terrible. Tantôt on l’achevait sur un poteau de supplice ; tantôt un obscur vagabond lui tirait dans le dos et il tâtait du doigt, incrédule, cette saillie tranchante qui traversait son torse. Finalement, un matin, il mit fin à ses tourments et décida de partir. Sans prévenir ses valets, laissant son sceptre d’ambre gris, son maigre gouvernement et la conduite des solennités à son fils aîné, il fuit loin de ce royaume et de sa flèche maléfique. Enveloppé d’une pelisse de peau d’élan, muni du seul ami dont il ne pût démentir la loyauté – c’était son épée – il partit dans la nuit, quand la neige n’a plus de blancheur à donner. L’air était si froid que la lame de son épée lui réchauffait son mollet.

Il rejoignit une troupe de marins danois qui s’embarquait pour courir la Baltique. Comme le roi du Danemark voulait mettre fin aux pirateries incessantes qui harcelaient ses côtes occidentales, il recrutait, de force comme de gré, des centaines de matelots pour hisser et affaler les grandes voiles à la poursuite des brigands. Le fuyard s’engagea, car l’équipage manquait d’un gabier. Bien qu’il n’eût aucune expérience dans la matière, il tâcha d’acquérir quelques rudiments.
Depuis neuf jours il écumait la Baltique. Il s’appliquait à appeler les haubans et les espars par leur nom ; à donner aux nœuds de cabestan le nombre exact de torons, et à apprendre les façons les moins dangereuses qui existent pour ferler la voile autour des vergues du mât. Il craignait surtout la chute, car perché sur le mât, par temps déchaîné, elle était presque toujours fatale. Le roi, maugréant quelquefois, trouvait quelque mérite à longer les marchepieds et à enjamber d’un saut ces grandes pièces de bois. Et lorsque quelqu’un s’égosillait : « Hissez le foc à tribord ! », le vent emportait ces mots vides comme des cendres d’hommes, loin de leur sens et de leur destinataire, les noyant dans tant de pluies assommantes qu’on ne savait plus très bien si ce bruit grinçant venait d’un homme ou d’une coque. Car seul, le gréement des navires, tantôt loffant et tantôt abattant, louvoyant dans les embruns, penchant sa quille et gîtant son mât, lui seul savait parler le langage de tumulte des vents marins. Le seul interprète que les hommes avaient trouvé pour parler au dieu des mers, était un croisement troncs d’arbre.
Mais la première rencontre fut malheureuse. Les pirates éperonnèrent le navire corsaire et l’abordèrent en hurlant, grâce à une espèce de corbeau qu’ils accrochaient au bastingage. Tandis qu’ils éventraient l’équipage, et qu’ils renvoyaient à Dieu, par leurs flèches, toute âme restée imprudemment sur le pont, le roi se recroquevilla sous une malle à cordages, et attendit que cette tempête – d’un autre genre – passe comme les autres avaient passé. Mais après quelques minutes, une flèche fendit l’air, et il sentit près de son oreille le murmure suraigu d’un projectile de mort, lequel passa à cinq centimètres de sa tête, avant de perforer une toile. L’instant fut court, mais il suffit. Le roi avait cru reconnaître, dans cette fraction de seconde, la flèche de l’armurier, et son empennage fabuleux. Quelques heures plus tard, sortant de sa cachette, il fut miraculeusement épargné, car les pirates avaient encore besoin de quelques otages pour diriger le voilier vers le port depuis lequel ils dirigeaient leurs méfaits.
Comme il apprenait vite et qu’on lui avait confisqué son épée, les pirates se décidèrent à lui faire confiance et il continua sa formation de gabier. Il devint un aussi fidèle serviteur de la flibuste qu’il ne l’avait été de la course ; mais la différence, c’est que les corsaires connaissaient de plus beaux chants marins.
Néanmoins ses cauchemars nocturnes avaient repris depuis l’abordage du navire. Il se voyait, hagard, en guetteur d’équipage, au sommet du mât, dans le nid-de-pie, cette espèce de panier d’où l’on guettait les menaces à l’horizon (du moins celles qu’un œil pouvait voir). Mais dans son rêve, le nid-de-pie était devenu le seul endroit du navire où l’on pût trouver le silence, comme une sorte d’île dans une île, une intimité secrète avec ce vent terrible que ceux d’en-bas accablaient de reproches.
Alors il voyait un oiseau aux rémiges parfaites, arborant les couleurs qu’il avait déjà vu dans la flèche de l’armurier. Mais dont il découvrait maintenant la majesté de glace, la tête riche en crête et en caroncules, les ailes lourdes de pigments et de structures polychromes, renvoyant tant de couleurs contraires qu’on se demandait à combien d’oiseaux de toute race ils les avaient dérobées. Mais cet oiseau fixait le roi d’un œil de globe, et lui disait de nouveau : « Taillée dans un bois plus lourd que l’ébène. Pointée d’un métal plus fin que l’argent. Empennée d’une plume plus chatoyante que le paon. Ici-bas et l’heure venue, cette flèche vous trouvera et vous transpercera la chair. »
Après trois semaines de large, ayant mouillé sur une rade en Finlande, l’équipage remarqua qu’au matin un gabier manquait à l’appel.

Le roi s’en fut alors dans l’Abbaye de Saint-Sébastien, sur l’île de Gotland, en mer du Nord ; au milieu des offices de tierce, de sexte et de none, il trouvait enfin l’horloge réglée qui trône sur tout havre de paix. Sans doute la règle bénédictine n’était-elle pas complètement observée, car on tenait à une nuit de sommeil de six heures complètes. Mais, parbleu ! on y adorait le même Dieu qu’ailleurs. Le roi apprit le latin, s’immergea dans les Ecritures Saintes, et s’efforça de traduire quelques fragments de Proverbes dans sa langue maternelle. Ce qui ne manqua pas d’intéresser certains moines, dont un missionnaire aventureux de passage, appelé Frère Méthode. Méthode jura de gagner cette contrée glaciale et d’y apporter la chaleur du feu chrétien. Mais ce même frère, après trois ans, revint déçu. « ils sont encore un peu rustres pour la foi chrétienne », disait-il, « Laissons passer une génération. ». Puis il abandonna les ostensoirs de missionnaire pour le vœu du contemplatif. Du reste, le roi fugitif laissait dire, et s’immergeait un peu plus dans ce monde de délices qui attend les lecteurs de la Bible.
Car il contemplait avec Job les parfaits règlements de la nature sauvage, montait avec l’Ecclésiaste les marches du catafalque de l’existence humaine : un temps pour se taire, et un temps pour parler. Un temps pour faire la guerre, et un temps pour faire la paix… Puis bientôt, à ce triste roulis devait succéder un livre étrange que l’on appelle « Sagesse de Salomon ». Il s’arrêta quelques instants sur la douleur lointaine de cet autre roi : « je suis moi aussi, un homme mortel, pareil à tous. J’ai été ciselé en chair dans le ventre d’une mère. A ma naissance, moi aussi j’ai aspiré l’air commun, je suis tombé sur la terre qui nous reçoit tous pareillement, et des pleurs, comme pour tous, furent mon premier cri. J’ai été élevé dans les langes et parmi les soucis. Aucun roi ne connut d’autre début : même façon pour tous d’entrer dans la vie, et pareille façon d’en sortir. » et à ces mots, une eau salée, lacrymale, lui saisissait les paupières sans qu’il ne voulût la retenir.
Mais sa vie de prière touchait à sa fin. En effet, un visiteur éminent venait d’entrer sur l’île, sans même s’être annoncé. Un cardinal in pectore, venu de Rome en personne. La vue de son bâtiment, dont les voiles montraient un chrisme splendide sur fond blanc immaculé, avaient suscité quelque émoi parmi les habitants de l’île. La magnifique procession sidéra les enfants par sa longueur. Des porteurs en aube, derrière l’encens, dressaient vers le ciel un grand reliquaire recouvert d’un drap pourpre. Les thuriféraires entrèrent les premiers dans le cloître, puis la relique passa le seuil à son tour, et le cardinal après elle. Frère Méthode, tout excité, ravi, s’agitait en tous sens comme un vendeur d’indulgences. C’était, disait-il, « la flèche de Saint-Sébastien, la dernière flèche qui le délivra de son martyre ! On dit même qu’elle fut taillée dans le bois de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. ».
A ces mots, le roi vagabond fut pris d’une peur panique. Toute cette supercherie le terrifiait. La flèche de l’armurier l’avait trouvé, elle avait toujours su qu’il était là, et cette vie conventuelle n’était qu’un sursis. Voilà qu’elle avait revêtu l’apparence de cette relique ! Elle était là, oblique, sous ce velours écarlate, échappant à sa vue, mais pointant peut-être dans sa direction. Mensonge que cette relique ! Cette hampe avait été emmanchée il y a quelques années de cela par un armurier du Nord et vendue faussement comme une antiquité sacrée ! Et voilà qu’elle avait retrouvé sa vraie cible ! Diable de maléfice ! En la voyant pénétrer si aisément dans le cloître du monastère, il comprenait avec quelle autre facilité elle pénétrerait, tôt ou tard, dans sa chair de moine indigne. « Simoniaque ! » hurla-t-il en direction du cardinal. « Simoniaque ! Qu’avez-vous amené là ! ». Puis il s’en fut, saisit une embarcation et vogua vers le continent.

Ainsi l’homme ne devait seulement abdiquer un royaume et abandonner un équipage, encore fallait-il qu’il brisât ses vœux. Il pénétra dans les forêts danoises et décida de vivre une vie discrète dans un village. Il convola en un tour de main avec une fillette du pays, si laide qu’il pouvait s’assurer sans danger de sa fidélité. Il rendait quelques services de ça de là. Mais, poussé par la faim, il braconnait toutes les semaines. Il ne savait pas ce qui l’avait ramené vers l’archerie, une nouvelle fois, mais les traits qu’il tirait étaient de si médiocre confection qu’il pensait qu’aucune prophétie n’en voudrait. Et de toute façon, il se trouvait du bon côté – celui de l’encoche.
Jour après jour, les passions cynégétiques l’entraînaient de plus en plus loin, chassant la perdrix, le labbe, l’eider à duvet, dans des rapides parfois périlleux. Il longeait beaucoup les rivières, sa femme cuisinait si bien le gibier d’eau. Mais comme ses talents de viseur étaient piètres, il énervait la faune plus qu’il ne l’intimidait. Il abattit un cygne, une fois seulement, mais regretta car l’oiseau était trop beau pour lui.
Son existence de braconnier lui pesait de plus en plus. C’est que cible après cible, la tension de son arc et de son bras ne semblait faire plus qu’un grand muscle vivant, partant de son épaule jusqu’aux extrémités du bois tors. Et sa facilité à sortir les flèches de son carquois sitôt la corde vide, était devenue un incontrôlable réflexe pavlovien. Il n’était plus très sûr de maîtriser ce que faisaient ses bras, et de nouveau la perspective de la mort le hanta.
Un jour, il tomba sur une espèce de souterrain où scintillait un minerai magnifique. C’était là, dans une fosse lugubre, que la femelle du sanglier, fourbue, avait trouvé refuge après une petite matinée de poursuite harassante. Le fugitif, amaigri par la faim, lui tira dans la croupe, mais la laie était si résolu à protéger ses marcassins qu’elle chargea sans manières. Une défense lui entra dans l’abdomen et le fugitif s’effondra, la tête pleine des tintements muets et des chatoiements délicieux de la roche du souterrain. Après un évanouissement d’une heure, il reprit ses esprits. Il retourna, un peu désorienté, vers son foyer où sa femme l’attendait. Il se coucha, et ne sachant que faire de cette blessure, demanda à sa femme de la recoudre avec du fil de lin. Mais cette douce épouse ne savait pas comment s’y prendre, et, à force de trifouilles, acheva d’infecter la plaie. Son mari demanda à prévenir Frère Méthode de sa mort probable, car il était le seul homme qui sût quelle était son origine. Il mourut le matin suivant, avant que le premier oiseau n’ait chanté.
Frère Méthode fit emmener le corps sur un brancard tiré par un mulet, et atteignit le pays des neiges où régnait le fils du défunt. On lui fit la sépulture des rois nivéens ; son cadavre fut allongé noblement sur une barque frégatée, aux dimensions humaines, dont la poupe et la proue étaient superbement ornées. Ses mains furent placées, paumes ouvertes, le long du corps, tandis que son épée reposait sur son torse. Et autour de ses jambes et de ses flancs on entassa quelques fagots de bois sec. La barque flotta pendant quelques instants vers le large. Puis le roi, fils du défunt, saisissant un arc majestueux, embrasa les fagots en tirant des flèches enflammées depuis la plage. L’une d’elles vint se planter dans sa main gauche.

Martin1

avatar 12/05/2021 @ 08:57:49
(((L'île de Gotland est en mer Baltique, pardon, mais dans mon monde imaginaire elle a bizarrement changé de place. Du reste, je n'étais pas sûr en écrivant qu'une île de ce nom existait vraiment.)))

Eric Eliès
avatar 19/06/2021 @ 19:10:29
Joli conte à l'atmosphère mystérieuse et un envoûtante, presque fantastique, sur un roi fuyant une prophétie mortelle mais que son destin finit par rattraper... de manière inattendue ! L'écriture, avec une profusion de détails dans la mise en contexte, et le vocabulaire, minutieux et précis, pour évoquer les différentes étapes de son chemin d'exil (un bateau pirate, un monastère reculé, etc.) m'ont fait songer à celle de deux écrivains belges qui ont beaucoup écrit de contes fantastiques, Jean Ray et Michel de Ghelderode.

Lobe
avatar 26/06/2021 @ 17:40:11
Dans La main gauche de la nuit (Ursula Le Guin) que je lis en ce moment, il y a de courts chapitres sans lien direct avec le récit principal qui font aussi écho à ce texe, que j'ai beaucoup apprécié.

Martin1

avatar 27/06/2021 @ 08:54:54
Bonjour Lobe et merci de ton commentaire. Puis je te demander en quoi ces chapitres t'y ont fait pensé?

Lobe
avatar 29/06/2021 @ 10:23:22
Ce sont de micro-contes dont l'atmosphère ressemble un peu à celle que tu as établie ici, je me souviens en particulier de l'un où un individu puissant s'adresse à des devins en formulant une question qui l'obsède ("quel jour vais-je mourir"), et leur réponse ne correspondant pas à l'attendu (ils citent effectivement un jour du mois, mais sans citer ni mois ni année) le plonge dans de plus grands tourments que s'il en ignorait tout - il y a un certain nombre de péripéties avant qu'il ne tue son âme soeur et se suicide dans la foulée, le jour indiqué par les devins.

Tistou 18/09/2021 @ 23:49:12
Conte élaboré et littérairement mené. Dans lequel il faut réellement attendre les dernières lignes pour y trouver le dénouement annoncé. Un conte quoi. Il ne sera pas destiné aux enfants de par la richesse de sa langue, alors il trouve sa place sur "Vos Ecrits" de Critiques Libres. C'est sa place.

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