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Lobe
avatar 03/11/2020 @ 13:22:16
Ce matin dans la barre de recherche, j’ai tapé p, r, o, c, r, é et automatiquement ma requête a été complétée : procréation médicalement assistée. J’ai appuyé sur la flèche entrée, qui évoque un demi-tour. Une voie sans issue ? La première sortie était une annonce sponsorisée. Elle disait « ICSI, DPI, programmes de don d'ovocytes, technologies modernes. Don mitochondrial, faible taux HMA, grossesse tardive, vingt ans d’expérience. Tout compris. Personnel expérimenté. Succès assuré. » J’ai fermé l’onglet.

Je suis sortie. Une fois installée sur le divan de M. Racines, je lui ai raconté. Il ne m’a rien dit. J’avais lu la semaine dernière que son rôle d’analyste l’obligeait à le maintenir à cette position : ses interventions doivent être à la bonne température pour que je puisse continuer à m’explorer. J’ai visualisé les acronymes que je n’avais pas décodés. Et derrière, est-ce que vous avez compris ce qui vous a poussé à pianoter p, r, o, c, r, é ? ai-je entendu M. Racines demander. Même si ses lèvres n’avaient pas bougé, je savais que c’était cette question qu’il posait.

Ce soir quand je me suis couchée, j’ai pensé aux têtards dans l’étang de l’enfance, ceux qu’on allait chercher au seau avec mes sœurs. Je savais pourquoi je pensais à eux. Je pensais à ce qu’il faut pour faire un enfant. Il faut une rencontre, et il faut un amour. Il faut être deux, et les bons. Il faut un têtard et un nid. J’ai rallumé la lumière, pris mes aquarelles dans la table de chevet. J’ai mouillé le papier, mélangé le noir et le brun, j’ai ébauché une mare grouillante de têtards.

Au petit-déjeuner, j’ai installé une application de rencontre sur mon téléphone. Je savais que c’était ainsi que les gens faisaient quand ils se sentaient prêts à rencontrer l’amour. J’ai chargé une photo prise par Louis pendant notre été adelphe, neuf ans auparavant. J’avais les cheveux mi-longs, le teint hâlé, l’air confiant et ouvert. Elle était très bien. J’ai hésité et ajouté une autre photo, prise un an plus tard, où mon visage de trois-quarts se découpe dans un coucher de soleil un peu dramatique. Je n’avais presque pas de clichés plus récents. Pour la description, je suis restée mesurée, sans ostentation, vaguement drôle.

Je suis allée à l’hôpital, à la pause de midi j’ai mangé rapidement en appelant mon père. Il m’a parlé de son souhait de se rapprocher de Manel et Sarah qui se sont installées près de la côte avec leurs époux. Depuis la mort de maman, l’appartement me pèse, a-t-il précisé. Même si c’est son discours habituel ces deux dernières années, j’ai raccroché un peu troublée. Je doute qu’il sache que l’appartement ne le laissera pas s’en aller.

Le soir venu, j’ai répondu à différents hommes qui m’avaient contactée. J’ai transféré la photo de l’un deux à Louis en lui demandant son avis. Il m’a renvoyé un emoji rieur et m’a dit que depuis son installation au Québec, il n’avait plus d’avis sur les gringalets à l’air malhonnête de notre vieux monde. J’ai souri, j’ai tu toutes les voix qui montaient en moi. J’ai repris le dessin des têtards, j’ai ajouté une grande lune dorée au-dessus, une lune ronde et pleine.

J’ai rêvé. Je faisais du rangement dans la salle de bain, puis me dirigeais vers la penderie. Quand je l’ouvrais, il y avait sur chacune des étagères des boites de Pétri alignées, de toutes les couleurs. Celles qui m’intriguaient le plus étaient fluorescentes ou irisées. Elles étaient remplies de bulles qui lentement gonflaient et éclataient, et ce crépitement m’apaisait tant que je me sentais m’endormir. Je glissais au sol, il était couvert d’une mousse crêpue, tendre, que mes larmes faisaient grandir et fleurir de champignons gris argenté. Est-ce que je sais ce qu’il faut pour faire un adulte ?

Je me suis réveillée bien après mon alarme. Je me suis préparée pour aller chez M. Racines. Un vent d’hiver soufflait dans la rue, mon foulard a glissé de mes cheveux. Je n’ai rien pu dire, une main immense serrait mon ventre et ma gorge. C’était la main du désir qui n’en pouvait plus de se terrer. J’ai donné mon aquarelle au thérapeute. Il a pris une feuille sur son bureau, a fait un point entouré de trois cercles concentriques. J’ai reconnu le vas bene clausum. Il a sorti de son agenda des gommettes. J’ai collé un point d’interrogation sur le cercle le plus grand, le monde. J’ai mis un autocollant où deux bulles dialoguent sur le second, pour la thérapie. Je me suis sentie étrangement faible en appliquant un point d’exclamation sur le dernier cercle, le plus réduit, celui de la psyché.

Devant le miroir des toilettes du service de gériatrie, je regarde mes yeux, je passe une main sur mon épaule, sur mon ventre. Quand sauras-tu, je murmure à mon reflet. Je rejoins l’équipe d’infirmières, il y a Jenny qui montre des photos de l’invraisemblable touffe de son troisième garçon, Noëlle, qui quittera l’équipe le mois prochain pour partir à la retraite, avec ses projets et ses peurs. Fadila rit en racontant comment elle a surpris son fils avec un filtre d’amour acheté au marché noir de son collège. Il le destinait à une fille de son cours de judo. Il y a un instant de silence pensif, peut-être que toutes nous repensons à nos premières fougues de collégienne.

Je laisse délibérément mon téléphone dans le casier en partant, je ne veux répondre à aucun des hommes de l’appli. Chez moi, j’ouvre le débarras, je fourrage dans les cartons. Je cherche à remonter les années. Les photos de famille. Les étés marocains. Les cousins et leurs questions. Je reprends un vieux carnet. Je retrouve mes mots de l’époque.

Je me suis rebellée. Je suis sortie dans l’avenue, vêtue de bric et de broc, en saltimbanque sans le vouloir, en sale fille branque ont-ils pensé. Ils avaient leur regard de plâtre et de roc, leur regard de vitre opaque ignifugée. Dans ma tête, dans mon corps, dans mes mains, je sentais mes munitions de droiture qui s’éparpillaient. Alors, je me laissais vriller, je m’acceptais tempête et tourbillon, au cœur du tumulte klaxonnant, dans la respiration encore maitrisée de la ville épaisse, assise pesamment sur ses ruines rebâties par leurs mains appliquées. Je dansais. J’étais la seule flammèche exultant, exaltant. Sous mes paupières closes, mes pupilles se dilataient en cadence, et dans ma furieuse chorégraphie je me sentais plus timide que jamais, plus libre aussi, mais le mot de libre devrait briller davantage, sonner plus fort et juste. J’exorcisais le silence des années, le policé, les mots lissés : je hissais le quotidien. Notre chaque jour fait de plomb terni, de marbre poli. Sur la place publique, devant les yeux baissés de mes parents, je dansais, hululant ma joie et éclaboussant ces murs qu’étaient leurs faces.

En splash d’extase, je saute. Je me fais cabri et luciole, je papillonne de mes bras ouverts et ce sont plus que mes manches diaprées qui bouffent dans l’air. Ma voix gargarisée monte portée par l’atmosphère et s’y ébat, se roule et bat en brèche, roucoule, ronronne, se cherche. Je chante des mélodies de goutte d’eau et de pianocktail. Hymnes d’humour et de notes faussées, de notes dorées par le soleil, délassées sous mes dents mutines. J’ahane, j’ânonne. Je suis ivre d’insolence et d’insubordination. Je piaille de joie, et je répète en litanie sonore cet aboiement jouasse. Tant je le dis, tant je bondis, je m’ébaudis. Je suis belle, dis ?

Parce que je te verrai, tu iras hors de la foule amassée, tu iras d’or et de perle dans ton âme cachés. Je te reconnaitrai, le souffle de mon appel te parviendra, nous nous saurons. Pâle, noir opale illuminée, de soufre et de chaleur incarnée, toi seule tu jailliras à ma trace rocambolesque. Nous danserons la valse sans compter nos pas.


Cette année-là, Louis s’était fait passer avec son sourire tendre pour mon amoureux auprès de mes parents. On avait fait route vers le Sud, planté notre tente au gré des vents. Le premier soir, il m’avait parlé de ses doutes et de ses hypothèses, sur ce qu’aucune fille ne savait susciter chez lui, et nous savions tous les deux qu’il les partageait pour que j’y accroche mon wagon. Une semaine avait passé, à laisser le soleil et les vagues faire leur chemin, mélanger les ingrédients dans mes cellules, préparer le terreau. La rentrée était arrivée, j’avais commencé mon doctorat. C’était peu de temps après, un carnet plus loin, que ça s’était produit.

Toute histoire commence un jour, quelque part, dans une ville froide ou une brousse, entre deux guérites, après le passage d’un camion chargé de marchandises, parfois avant la tombée de la nuit, dans ces minutes hésitantes, ces heures froissées, ces souvenirs opiniâtres. Toute histoire un jour advient, mais qui au moment où ses premières images se donnent peut lever les yeux dessus, et y voir cela : le début d’une histoire. Les protagonistes de l’histoire ne savent jamais, eux. Les témoins peuvent sentir un nodule se former, s’ils sont clairvoyants, désaxés ou flottants. C’est le temps qui se contracte, ou l’émotion, c’est quelque chose qui s’amalgame, qui porte toutes les promesses, qui est prêt à générer de l’amour, de la porosité, des frissons, des vagues, des cascades de mots, des cataclysmes.

J’aimerais savoir quand je l’ai vue. J’aimerais savoir qui nous a vues nous voir. La première fois. La deuxième fois. Les autres fois. La dernière fois. J’aimerais qu’un spectateur monte sur la scène de mon histoire pour raconter ce qui s’est passé sur mon visage. Si quelque chose s’est froncé, s’est tassé, s’est esquissé. Entre les sourcils, dans le pli de mon menton, à la commissure de mes lèvres, un gémissement dans mes iris, une paillette dans mon haleine, quoi, un signe. Si mon esprit s’est distrait des atomes qui alors s’enroulaient à chaque instant dans mes pensées, me tricotaient des nuits de récifs, dans ce quotidien de qui apprend la science en trois ans, le temps d’un doctorat, le temps d’une vie de souris dans une vie d’homme.

Un jour, je lui avais apporté une bouteille d’huile d’olive du village de mon père. Peut-être qu’à ce moment-là, j’avais pensé mettre le doigt dans l’engrenage. Ou plutôt, que j’avais songé à ôter mon doigt : les écrous, les vis, les tuyaux, les câbles et poulies se seraient mis en branle, la machine aurait démarré, très doucement, très précautionneusement, en ronflant et en grinçant. Comme un précipité en chimie, c’était l’instant de mon histoire où un gramme d’attention de plus aurait fait apparaitre une méduse rose et vaporeuse dans le tube. Elle aurait pris, et elle aurait tenu.

Si je n’avais pas eu peur, si une histoire d’amour belle, bulle, une histoire d’amour à deux elles, avait été pour moi possible. Il y a neuf ans je lui ai tourné le dos, je ne lui ai plus rien offert d’autre, ni un sourire, ni une réponse. J’ai abandonné les lieux où je risquais de la croiser, j’ai laissé derrière moi mon doctorat, ai passé le premier concours venu dans le paramédical. J’ai choisi la voix de mes parents, celle d’une société encore frileuse et cadenassée d’inégalités. La voie du divan de M. Racines, la voie froide d’un amour refusé, d’une vie scellée.

Assise parmi les cartons, dans les vies des autres déjà abouties ou finies, les existences réglées au cordeau, je souffle. Peut-être qu’aujourd’hui je suis sur le seuil. Je peux sentir vibrante mon envie de dévier d’allée. En redécouvrir les sigles et les signes. Les yeux ouverts, le voile levé, les bulles de couleur sorties de la penderie : choisir, pas à pas, explorer souplement, vers une transmutation. Que soient rassemblées une nouvelle fois les conditions de précipitation, celles qui changent le plomb en âme, le plomb en or.

Minoritaire

avatar 09/11/2020 @ 00:37:50
Il y a longtemps que je ne m'étais plus arrêté sur tes textes. Je ne regrette pas d'avoir ignoré l'alarme de mon sommeil. Mais il me faudra relire, car ta prose est toujours aussi dense, et mon esprit vagabond et paresseux. Demain...

Saule

avatar 11/11/2020 @ 12:18:56
Un récit très touchant et attachant, j'aime beaucoup ce genre de narration introspective, le monde des souvenir et des ruminations. C'est vrai que le texte est fort dense, je l'ai relu plusieurs fois. J'aime beaucoup ce qui touche à Jung et le processus d'inviduation mais j'ai du aller sur wikipedia pour comprendre le sens de "vas bene clausum". J'aime bien les passages sur le désir qui enserre. On espère que la narratrice dévie sur la bonne allée et transforme le plomb en or !

Garance62
avatar 18/11/2020 @ 07:46:26
Lobe, qui a dit "il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous" ? Il me semble que c'est Malraux. Peu importe. Ceci pour te dire que je viens très rarement ici mais que ce matin nous avions rendez-vous.

'Ta prose est toujours aussi dense' dit Minoritaire, danse aussi rajouterais-je, danse des mots qui se mêlent et s'entremêlent à profusion
'Récit très touchant et attachant' dit Saule, et je vous salue tous les trois ainsi que Tistou et nous saurons pourquoi :)

Comme Saule je suis touchée. Parce que tu oses. Parce que tu te sens assez en sécurité ici pour déposer ce (ces) texte. Parce que ta prose est belle. Parce qu'elle touche à l'essentiel.
Et oui, comme Minoritaire je relirai aussi.
En attendant les prochains textes !

Saint Jean-Baptiste 08/12/2020 @ 18:19:20
Quel beau texte ! Comme quoi le confinement a du bon, j’ai pris le temps de relire deux fois. Une superbe écriture, à la fois étudiée et spontanée, c’est du Lobe ! On se régale.
Une introspection lucide, qui garde son secret et qui se défend du pessimisme ; la narratrice – qui n’est pas « je » – est jeune, très jeune, ça se voit…
Je ne sais trop pourquoi j’ai pensé à cette sentence de Saint-Exupéry que j’ai lue il y a un siècle et que je n’ai jamais oubliée : « … Et l’imbécile emmène la princesse en esclavage. »
(Terre des Hommes).

Tistou 07/03/2021 @ 19:04:38
J'ai attendu longtemps pour le lire mais c'était peut-être pour remonter le ressort du désir suffisamment ?
Ce soir j'ai lu et je me dis que j'aurais dû le lire avant. C'est vrai pourquoi attendre ?
Dense, chargé poétiquement et émotionnellement, on ne peut le lire d'un oeil et avoir l'esprit en paix. Non, il faut les deux yeux et ce qu'il y a au milieu. Et encore, on n'a pas davantage l'esprit en paix. Tant pis ...
Très beau texte Lobe.
Succès assuré.

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