Cyclo
avatar 24/04/2020 @ 08:33:52
Le retour à l’hôtel me parut pénible. Je me demandais ce que Eléanore allait bien pouvoir me raconter le lendemain. Je n’ai jamais aimé les histoires fantastiques, ni la magie, ni la sorcellerie. Je suis un homme rationnel, et, en même temps, je sais que bien des choses restent mystérieuses ; mais je n’ai pas forcément envie de percer ces mystères qui me dépassent. Que pouvaient bien contenir ces fameuses mallettes : M. Du Pontet se livrait-il à un trafic d’œuvres d’art exotiques, comme André Malraux dans sa jeunesse ? Ou bien y avait-il quelque histoire de drogue pouvant expliquer son enrichissement et l’achat des usines Ferblantier ?
Je mangeai comme un oiseau ce soir-là, et le serveur remporta mes assiettes aux trois-quarts pleines.
« Monsieur va bien ? » finit-il par me demander. « Peut-être est-ce le temps qui est à l’orage ? »
Je restai muet et montai à ma chambre où je tapai le récit de ma journée sur le clavier de l’ordinateur. J’éteignis vers vingt-deux heures.

Je fis un rêve étrange. J’ai rêvé que j’étais en train de mourir Je voyais mon corps se scinder en deux, mon corps éthéré s’envolait au-dessus de mon corps charnel, le survolait, le regardait avec satisfaction comme si mon âme enfin libre et pure se sentait soulagée de quitter cette enveloppe terrestre, source de bien des maux. Ce corps éthéré flottait dans l’air et mon âme l’accompagnait, et je savais qu’elle allait retrouver ma mère que je n’avais jamais connue. Je me disais que le mort était simple et légère, et mon corps charnel contemplait avec plaisir cette sorte de corps impalpable qui voguait lentement au-dessus de lui. Je me sentais dans une sorte de béatitude : j’allais enfin voir ma mère, et au moment où j’aperçus son visage astral, qui ressemblait à Eléanore, un violent coup de tonnerre éclata. Je m’éveillai en sursaut, frappé par la pluie diluvienne qui s’ensuivit. Il était deux heures du matin. Je m’empressai de noter ce rêve sur mon carnet de bord, avant de l’oublier.
Je mis du temps à me rendormir, d’autant que dans le lointain le tonnerre grondait encore et la lueur des éclairs passait à travers les volets.

Après le petit déjeuner, je fonçais vers la villa d’Eléanore.
Elle m’attendait.
« Oh, Monsieur Pierre, vous avez l’air fatigué. Avez-vous mal dormi ? L’orage, peut-être ? »
Je racontai mon rêve. Elle ne parut pas surprise.
« Peut-être mes histoires de magie vous ont-elles impressionné ! Et puis aussi, je me suis arrêté de vous raconter mes histoires dans un suspens féerique, ce silence au large du port du Havre… Mais on va d’abord prendre un thé, et j’ai fait des scones au gingembre, j’espère que vous aimez cette épice, ça va vous remettre... »
Elle s’affaira dans la cuisine et revint avec un plateau.
« Prenez, n’hésitez pas ! C’est le cuisinier d’un de mes cargos qui m’a appris à les faire. »
Heureusement, elle n’avait pas mis trop de gingembre, car c’est une des épices que je n’affectionne guère, quand on en abuse.

Le thé pris, la vieille dame reprit son récit :
« Voyons, où en étais-je ? Oui, l’Euphrate était coincé à plusieurs milles du Havre, en attente d’un hypothétique remorqueur. Je m’étais remise au lit, car j’étais au huitième mois, le temps de mes couches approchait et je ne voulais pas perdre le bébé, il me tardait de débarquer. Mon mari, monté à la passerelle avec d’autres passagers, était parti demander des explications au commandant et à son équipe d’officiers.
Apparemment, non seulement le silence était impressionnant, un silence de fin du monde : pas de cris d’oiseaux – et vous savez comme les oiseaux de mers sont piaillards – pas de bruit de machines, comme si nos moteurs étaient arrêtés, mais la Manche qui d’habitude est fortement agitée ne donnait qu’un faible roulis.
C’est alors que Dyallo, le steward, qui nous servait au mess des officiers et faisait le ménage de nos cabines, entra. Je l’avais pris en affection : c’était un métis guadeloupéen, le plus jeune membre d’équipage, vingt-cinq ans seulement. Un athlète, comme j’avais pu m’en convaincre, la seule fois où je l’avais vu en maillot de bain, à la piscine où il allait parfois lors de ses heures de repos. Il était très apprécié aussi des officiers et des matelots. Seul le grand colon de Madagascar l’avait pris en grippe et prétendait qu’il avait le mauvais œil. Mais ce personnage était désagréable avec tout le monde. Et pensez donc, avec un "nègre", il allait se gêner. Il se croyait sans doute sur sa plantation !
— Madame, me dit-il vous allez accoucher très bientôt, je l’ai vu en rêve la nuit dernière. J’espère qu’on pourra débarquer à temps au Havre. Mais si jamais ça arrivait avant, souvenez-vous que je suis quimboiseur et que j’ai appris à participer aux accouchements dans mon île natale et que vous ne risquerez rien.
— Quimboiseur, qu’est-ce que c’est, je n’ai jamais entendu ce mot, lui dis-je.
— Le quimbois est l’équivalent du vaudou haïtien aux Antilles françaises. Le quimboiseur est celui qui est proche des anciens dieux africains. Dès qu’un jeune garçon est repéré par les anciens pour sa capacité à communiquer avec les dieux, il subit une formation. Il apprend à déchiffrer les signes, les rêves, les maladies aussi, à connaître les plantes, à interpréter le chant des oiseaux ou les cris des animaux. Rassurez-vous, nous ne sommes pas des sorciers, comme on le prétend quelquefois.
— Oh! je n’ai pas peur, vous avez été si bons avec nous.

— Je vais vous dire, je suis le descendant de Dyallo Oko, un des révoltés que dirigeait Delgrès en 1802 contre le rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe. Quand mon ancêtre a été cerné à Matouba, avec trois cents survivants, il a fait partie de ceux qui avaient décidé de ne pas se rendre vivants selon la devise du commandant Delgrès : vivre libre ou mourir ! Il nous a légué cette force de ne pas abdiquer devant la force et de connaître et développer l'ivresse de cette liberté pour laquelle ils ont combattu. Et ainsi de connaître la petite musique de la paix du corps et de l'âme. Dans le texte qu’il a fait parvenir à sa femme et à ses enfants, que nous conservons pieusement et que je connais par cœur, il écrivait : "Soyez forts comme moi, pour ne pas succomber en route, pour faire vivre notre nom, pour que nos racines portent des fruits, pour habiter pleinement la vie. Je vais mourir, mais vous n'oublierez pas mon sacrifice qui nous rendra immortels. Car on oubliera les noms de tous nos maîtres, on oubliera les noms de ceux qui nous maintiennent sous le joug, mais on se souviendra de Delgrès et de ses compagnons qui ont préféré mourir libres, fiers de leur nom, en portant haut le soleil sanglant de la révolte".

Il était beau, Dyallo, en récitant les mots de son ancêtre.
Et, juste à cet instant, je sentis mes cuisses se mouiller, je perdais les eaux ! j’allais accoucher.
— Ne bougez pas, me dit-il, je vais chercher Choisy.
Choisy était le troisième et tout jeune officier, un débutant presque, celui qui faisait office de médecin à bord. Théoriquement, il pouvait apporter quelques soins, il y avait une infirmerie, avec des médicaments, des pansements, des attelles… Ils revinrent ensemble, portant un brancard. Le troisième officier était blême, j’appris plus tard qu’il avait bien eu une formation théorique sur les accouchements, des cours de secourisme, mais que, pour lui, ce serait une première.
— On vous emmène à l’infirmerie, Madame, il va falloir être calme, on fera pour le mieux. Le cuisinier est prévenu, il fait bouillir de l’eau. Tout va bien se passer, si Dieu le veut.
Ils m’ont soulevée, mise sur le brancard et avec délicatesse, m’ont descendue à l’infirmerie.
Quelques heures plus tard, grâce surtout à Dyallo, censé seconder Choisy, mais qui en fait commandait les opérations, Baptiste était né. Je n’avais presque pas eu mal, Dyallo avait chantonné une mélopée en créole, expliqué les respirations, massé mon ventre. Il avait coupé le cordon ombilical, posé le bébé sur moi, évacué le placenta, demandé à Choisy de baigner le bébé et de le couvrir d’un linge.
— Voyez, mon vieux, dit-il à Choisy, un quimboiseur peut être utile à bord ! Je vous concède que, sur ce type de navires, il ne doit pas se passer beaucoup d’accouchements, mais, avec mon aide, vous avez réussi ! »

Eléanore, encore sous le coup de l’émotion, se tut.
« Et après ? demandai-je. Comment êtes-vous rentrée ? »
Elle prit son temps. S’épongea les yeux.
« Oh, ça, c’est une autre histoire. Mais le plus curieux, c’est que, sitôt après la délivrance, les moteurs du cargo se remirent en marche, et on en ressentait les vibrations. Ils me remirent avec Baptiste dans mes bras sur le brancard et me remontèrent dans notre cabine où Norbert m’attendait. »

Radetsky 24/04/2020 @ 09:16:12
Très habile récit, qui s'étoffe...! D'autant qu'on a enfin le bulletin de naissance e Baptiste !!! Les dates (approximatives) peuvent coller. Il a dû être dégoûté de la navigation et se reconvertir ensuite en "homme des bois", tandis que le Quimboiseur lui aura sans doute insufflé l'esprit de révolte :))

Darius
avatar 24/04/2020 @ 09:39:37
voilà, pour la suite, j'ai le choix entre le pouponnage.. ou un nouveau voyage..comme je l'avais prévu en m'y préparant..... ou alors les deux...

merci Cyclo d'avoir terminé par " c’est que, sitôt après la délivrance, les moteurs du cargo se remirent en marche, et on en ressentait les vibrations. Ils me remirent avec Baptiste dans mes bras sur le brancard et me remontèrent dans notre cabine où Norbert m’attendait. » j'ai eu peur que je me retrouve calée avec ce chalutier et obligée de trouver une solution pour en sortir.... mais heureusement, il repart... ouf !

Génial toutes ces recherches pour trouver une solution pour l'acouchement.. et on epprend ce qu'est un quimboiseur..enfin si cela existe vraiment..

Garance62
avatar 24/04/2020 @ 09:49:19
Je suis fan de la façon dont chacun s'empare de cette histoire ! Chacun y met son univers, c'est vraiment chouette !
Du rêve qui voit le corps éthéré de Mr Pierre (d'ailleurs personne ne lui a encore donné de prénom..) se séparer de son corps charnel, à Dyallo, le steward créole, quimboiseur, descendant de Dyallo Oko, à la naissance de Baptiste, tu nous permets un voyage immobile bien agréable Cyclo !
Ah, j'entends le bruit des machines... et j'attends la suite avec impatience :)

Cyclo
avatar 24/04/2020 @ 10:25:35
malgré la relecture des "coquilles" demeurent :

le seule fois où je l'avais vu en maillot de bain : évidemment, c'est "la" seule fois
celui qui faisait office de médecin : j'ai oublié "qui"
m'ont descendu : il faut rajouter un "e", c'est descendue

Ludmilla
avatar 24/04/2020 @ 10:36:27
malgré la relecture des "coquilles" demeurent :

le seule fois où je l'avais vu en maillot de bain : évidemment, c'est "la" seule fois
celui qui faisait office de médecin : j'ai oublié "qui"
m'ont descendu : il faut rajouter un "e", c'est descendue
C'est corrigé!

Radetsky 24/04/2020 @ 11:03:16
...........................
C'est corrigé!


L'officier mécanicien est toujours sur le pont et toujours efficace....;-)

Cyclo
avatar 24/04/2020 @ 12:04:51
Merci pour la correction.
Une autre ! dans l'explication du quimbois :

Dès qu'un jeune garçon est repéré par les anciens par sa capacité: le deuxième par est en fait "pour"

Y a pas à tortiller, si on n'imprime pas son texte, la lecture sur écran laisse passer des coquilles !

Magicite
avatar 24/04/2020 @ 12:43:00
Et bien ça file à toute vapeur ce MM8, contrairement à la M8 (Motorway 8) autour de Londres réputée pour être embouteillé voire former un lieu maudit en hommage à Satan...
De la magie plutôt bénéfique ici. Manquerait presque qu'un accent créole plein de "Z" dans le dialogue de Dyallo mais l''exotisme et la magie sont déjà là et ça évite de tomber dans le syndrome du Michel Leeb. J'ai lu 3 fois ce texte (la première en diagonale) et j'ai découvert des trucs à chaque fois. Vive "Libre ou mourir" tu m'en a appris sur Delgrés alors que je rattachait ça à la révolution française.(Bon j'ai même un pamphlet publié quelpart qui s'intitule 'Vivre libre ou mourir ivre' et c'est autre chose).
Le texte nous apporte un Baptiste et le Quimbois, intelligent contre-pied au préjugés, du vaudou réputé maléfique et aussi exit le colon dispensateur de savoir et compétences pour des peuples ignares et incapables qu'il veut dominer et c'est assez agréable.
La magie c'est comme je l'imaginait dans la suite: Aperçu de traditions et cultures différentes, mélange de superstitions et situations non vraiment tranchées.
J'attends la prochaine partie et je tente de relire tout les épisodes du début.

Ludmilla
avatar 24/04/2020 @ 13:11:40
Merci pour la correction.
Une autre ! dans l'explication du quimbois :

Dès qu'un jeune garçon est repéré par les anciens par sa capacité: le deuxième par est en fait "pour"

Y a pas à tortiller, si on n'imprime pas son texte, la lecture sur écran laisse passer des coquilles !
C'est corrigé!

L'officier mécanicien est toujours sur le pont et toujours efficace....;-)
:-)

Cyclo
avatar 24/04/2020 @ 13:38:58
Oui, Magicite, tu as raison, Delgrès, mulâtre et révolutionnaire et républicain fervent, a repris la devise du club des Jacobins au moment de mourir dans un suicide collectif à Matouba en 1802 : Vivre libre ou mourir, il n'a pas inventé la formule ! On peut lire sa déclaration sur wikisource :
https://fr.wikisource.org/wiki/…

Sur Delgrès, il existe un intéressant roman du grand romancier populaire du XIXème siècle, Gustave Aimard, en deux volumes, "Le chasseur de rats" et "Le commandant Delgrès" (1877), qui existent en epub et que j'ai lus sur ma liseuse.

Marvic

avatar 24/04/2020 @ 18:10:26
Une naissance en MM8 ! J'aime bien les bonnes nouvelles ! Ce petit garçon qui est capable de tout arrêter pour naître en paix, ça promet...
J'admire la façon dont tu as enchaîné ton texte avec le mien, tout en nous emmenant dans un voyage immobile comme le dit Garance62.
Quant à Monsieur Pierre qui aime le rationnel, il est servi !

...........................
C'est corrigé!
L'officier mécanicien est toujours sur le pont et toujours efficace....;-)

Ce n'est pas mon père qui t'aurait contredit ;-) Sauf que lui n'était pas sur le pont mais aux machines.
Merci encore à Ludmilla d'être à bord !

Tistou 26/04/2020 @ 15:48:16
Delgrès ! Tiens le voilà Delgrès :

https://youtu.be/vAXY6JcGmH8

(des Guadeloupéens bien sûr !) (que je vous recommande sur scène !)

Tistou 26/04/2020 @ 15:55:23
Trèfle de plaisanterie !

Voyage immobile ? Certes, du genre de ceux où l'on va loin quand même. On assiste à la naissance de Baptiste, drivé par un quimpois, Dyallo, qui a bien fait de se trouver là. Et on apprend même que si le monde s'était figé c'était l'attente du petit garçon ! Habile trouvaille de Cyclo.
Là où tu m'as surpris, Cyclo, c'est en parlant de piscine sur un cargo ? Ca existe ça ??
Pierre est un homme rationnel - on avait cru comprendre et un notaire, je vous demande un peu, quoi de plus rationnel ?! - dont on ignore en effet le prénom. Il tape le récit de sa journée sur le clavier d'un ordinateur ; ça m'a fait sursauter car l'ambiance générale me parait antérieure à celle de l'époque ordinateur ! Mais c'est vrai qu'il avait trouvé la maison d'Eléanore via un GPS ...
Orage, rêve de dématérialisation ..., récit de l'accouchement et bang ! les moteurs se remettent en route. Du coup direction l'épisode 5 !
Puisque le 6 ce sera le mien !

Cyclo
avatar 26/04/2020 @ 17:41:01
Oui, il y a une petite piscine, et une salle de sports sur les cargos, du moins sur les gros (ceux que j'ai pris faisaient de 250 à 350 m de longueur), et les passagers ont le droit d'y aller, quand on est sur les mers chaudes évidemment, car elle est remplie chaque matin d'eau de mer et vidée et reremplie le lendemain. L'équipage y va nager en général par groupes de deux ou trois avant le repas du soir, ou les soirées où sont organisés des barbecues, souvent à proximité de la piscine. Les passagers ont tout loisir d'y aller, matin (après remplissage, sinon on devient "Grand corps malade") ou après-midi.
Pour l'ordinateur, il me semble qu'il en était question vers le début, mais faut que je relise ! Mais je pense que l'action est actuelle (bien que ce qui est raconté remonte à plusieurs dizaines d'années auparavant) et que le notaire apporte avec lui une tablette ou un mini-ordinateur...

Débézed

avatar 30/04/2020 @ 13:20:48
Je ne l'avais pas encore dit mais quel épisode ! Un vrai loup mer Cyclo et en pus tu nous apportes beaucoup d'infos à digérer.

Nathafi
avatar 05/05/2020 @ 13:17:59

Cette suite nous apprend plein de choses, Cyclo, le quimbois, Dyallo Oko, merci pour ce voyage et ces références.

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