Tistou 09/04/2020 @ 15:59:17
Les deux petites filles qui jouent dehors sur l’herbe ont levé la tête, sens en alerte. Dans son salon, Paul, installé dans un fauteuil à feuilleter un journal qu’il trouve toujours plus indigent, l’a entendu aussi, le chant du coucou, le premier de l’année, ce chant qui toujours lui a fait l’impression d’un début de comptine.
Marie et Hélène déboulent tout excitées et se plantent devant Papy Paul :
- Papy, papy, le coucou ! Tu l’as entendu ?
- Oui les enfants. C’est le signal du printemps …
- Emmène-nous. S’il te plait. Emmène-nous aux ruines !
- Aux ruines ? Mais … c’est de l’autre côté de la forêt ?
- Oui, oui, mais on a le temps. Et puis on aime bien aller aux ruines. Ca fait longtemps … Et peut-être on verra le coucou ?
- Dis oui – renchérit Hélène, la plus jeune – Allez Papy, dis oui !
Paul se lève, dépose le journal sur le fauteuil. Il semble hésiter mais sa décision est prise :
- Allez, c’est d’accord. Mais vous mettez des vraies chaussures et moi je vais prévenir Mamy.

Ca fait quinze minutes qu’ils cheminent gaiement, entrés dans la forêt, et pour des petites filles c’est une éternité, déjà. Ils ont encore entendu le coucou mais bien sûr ils ne le verront pas. On ne voit jamais le coucou chanter mais Paul ne le dit pas. Bien sûr.
- Regardez les filles ce gros arbre !
Elles lèvent la tête, impressionnées. Le gros chêne, tricentenaire, placide, règne sur les environs. Il hésite – oh et puis, se dit-il, à 8 et 10 ans elles peuvent entendre … Je vais leur raconter.
- Ici – et il montre du doigt la base de l’arbre – il y a longtemps, vous n’étiez pas nées, un homme qui vivait par là – et il montre de la main un endroit rempli de broussailles – a reçu une grosse branche sur la tête et il est mort.
- Il est mort ? – Et vite Marie lève la tête vers les frondaisons qui pourtant paraissent bien pacifiques.
- Oui, oui, mais ça n’arrive pas tous les jours ! Il n’a pas eu de chance, ce jour-là. Mais vous allez voir, ça a un rapport avec les ruines. Vous allez voir …

Une bonne heure est passée et le pas des petites filles s’est soudain accéléré. Elles savent qu’on arrive aux ruines. De fait, un dernier rideau d’arbres franchis, au détour du chemin apparaissent les ruines de ce qui fut un village, un petit village isolé. Elles se sont arrêtées maintenant, cherchant à se remémorer ce qui leur a déjà été dit sur ce village.
L’endroit est désolé. Les maisons étaient anciennes pour l’essentiel et les fouilles et recherches qui y avaient eu lieu quinze ans auparavant ne les avaient pas ménagées ; des toits crevés, des fenêtres béantes sans plus de vitres, des portes à moitié dégondées qui battent … Encore une ou deux décennies et la végétation reprendrait doucement ses droits …
- Papy, là, c’était un café, et à côté la boulangerie – se souvient fièrement la plus grande.
- C’est ça. Venez, asseyons-nous ici – et il désigne une grosse pierre tombée d’une façade face à la boulangerie.

- Il y a longtemps ce village, oh un petit village, était tout vivant, comme par chez nous, tiens. Il y avait le café, « Chez José », juste à côté de l’église, qui n’existe plus maintenant, elle était là … Il y avait une boulangerie et quelques maisons …

- Et des habitants ?

- Oui, bien sûr, des habitants. Pas beaucoup mais il y en avait, mais ils sont tous partis maintenant et c’est pour cela qu’il n’y a plus que des ruines.

- Pourquoi ils sont partis ?

Paul rassemble ses souvenirs. Il se dit qu’il va essayer de faire simple :
- Il y a quinze ans environ, la télévision est venue ici pour filmer la vie du village. Mais la télévision ne sait pas faire les choses naturellement. Alors pour pouvoir raconter une histoire, pour que ça puisse intéresser les gens, elle a triché.
- Triché !
- Oui. Avant de venir filmer, la télévision a envoyé ici des gens, pour venir habiter et faire des histoires. Ils ont fait des trucs bizarres, qui pouvaient inquiéter les vrais habitants et alors la télévision pouvait filmer. Ce n’était pas très intéressant mais quand même il se passait quelque chose. Mais il y a eu un problème. Ou plutôt plusieurs problèmes.
- Quels problèmes ?
- Des gens sont morts.
- Des gens sont morts !
- Oui, des gens sont morts et plutôt pas mal. D’abord il y a eu celui qui a reçu la branche d’arbre sur la tête, vous vous souvenez ?
- Oui, au pied du chêne !
- Et puis il y a eu un habitant qui était un ancien professeur de mathématiques. Il est mort tout d’un coup alors qu’il allait expliquer aux autres villageois ce qui était en train de se passer.
- Il est mort comment ?
- Comme ça, d’un coup. Il a eu ce qu’on appelle un infarctus. C’est-à-dire que son cœur s’est mis à ne plus fonctionner correctement. Il n’est pas mort tout de suite, devant les gens qu’il avait rassemblés pour leur parler mais quand il est tombé on l’a emmené et finalement il ne s’est jamais remis, il est mort. Et puis deux jeunes enfants aussi, le même jour, José et Arthur qu’ils s’appelaient. Morts empoisonnés.
- Empoisonnés !
- Oui. Le problème c’est que parmi les gens que la télévision avait envoyé il y avait des psychopathes et …
- Des psychoquoi – coupe la plus petite ?
- Des psychopathes, ça veut dire des gens qui sont plutôt fous et qui sont prêts à en tuer d’autres ou à leur faire du mal. La télévision voulait que ces gens agissent simplement bizarrement ; fassent semblant de rechercher un trésor, ou de chercher du pétrole dans le sol, ou se débrouillent pour que des oiseaux se comportent bizarrement, enfin des choses comme ça quoi, pas très graves. Mais dans le lot il y avait une empoisonneuse, au moins, et d’autres qui ont fait en sorte qu’il y ait des morts même si ça n’a jamais été vraiment prouvé. La télévision avait prévu douze épisodes. C’est au onzième qu’il y a eu les deux premiers morts, puis très vite on a découvert que les enfants avaient été empoisonnés. Alors la gendarmerie est intervenue, a bloqué le douzième épisode, l’a conservé pour effectuer son enquête si bien qu’on n’a jamais su ce qui s’était réellement passé. La seule chose dont on soit sûr, c’est que la femme qui habitait cette maison – et il montre une autre ruine un peu plus loin – Germaine qu’elle s’appelait, empoisonnait les gâteaux qu’elle cuisinait pour tuer les gens petit à petit. Elle en a donné aux enfants, plus fragiles, et eux sont morts rapidement.
- Wah …
- Ca a été un drame terrible et les habitants après cela avaient du mal à oublier et à vivre avec cette histoire. D’autant que des gens qui avaient regardé cette émission à la télévision venaient voir le village, embêtaient les habitants en posant des questions, arrachaient et emportaient des souvenirs, des morceaux des maisons parfois … Bref ça n’était plus possible de vivre normalement ici et les habitants sont tous partis, laissant les maisons à l’abandon. Et maintenant ce sont des ruines.

Un silence pesant s’abattit sur le petit groupe assis sur la grosse pierre qui contemplait ce qui restait d’un village. C’est Marie qui reprit la conversation.
- Et les méchants ont été arrêtés ?
- Pffh ! Non. La télévision avait tout intérêt à ce que ça reste discret et on n’a jamais vraiment su la vérité. Sauf pour Germaine.
- C’est plutôt moche, hein Papy ?
- Oui c’est vraiment moche, aussi nous allons rentrer sinon Mamy nous attendra pour le déjeuner.

Repassant à hauteur du gros chêne, cheminant en silence, ils sursautèrent au staccato caractéristique. Avant que Paul ait pu intervenir, Hélène s’exclama :
- Un pic-vert, Papy ! Un pic-vert !
Il chercha des yeux le responsable et le trouva, à la verticale sur le tronc d’un hêtre, à faible distance, martelant l’écorce avec obstination. Il se pencha sur les deux petites et murmura en montrant l’oiseau du doigt :
- Pas un pic-vert. Un pic-épeiche. Regardez-le là-bas, l’oiseau avec son grand bec. Il a du noir, du blanc et le cul rouge. Ce n’est pas un pic-vert, c’est un pic-épeiche.

Marvic

avatar 09/04/2020 @ 16:07:00
GENIAL ! Pas le temps d'en dire plus !!

Radetsky 09/04/2020 @ 18:05:43
Chapeau, Tistou...! Tu as mis dans le mille et raccordé tous les destins... Compliments !

P.S., j'ai toujours pensé que la télévision était un poison...

Evaetjean
avatar 09/04/2020 @ 18:30:05
Pas vu venir celle là... Dis donc tu fais pas dans la dentelle tu nous as fini Jean-René et supprimé 2 enfants au passage (je savais qu'elle était louche Germaine avec ses gâteaux !).
Chapeau bas, un tonnerre d'applaudissements !

Cyclo
avatar 09/04/2020 @ 20:11:56
Excellent. La boucle est bouclée... On peut penser que le final se passe dans un futur. Ah ! cette téléralité, c'est terrible. Plus le tourisme qui vient là... visiter des ruines ?
T'as mis dans le mille pour Germaine ! Une Marie Besnard des campagnes, en quelque sorte...

Magicite
avatar 09/04/2020 @ 20:22:12
hé bien et bien... tu ne démérites pas pour la difficile tâche de terminer.
Confinement il eut, joyeux je ne sait pas.
Et ces pic-épeiche, je me sent perdu dans une réalité alternative...peut-être le plus grave danger de la télé-réalité qui nous donnes à penser que la réalité ce sont les gens qui y participent.
En tout cas conclusion valable , un peu triste pour ce village et ses habitants auxquels je m'était attachée mais qui est dans la continuité de la révélation précédente.

"et emportaient des souvenirs, des morceaux des maisons parfois …"
Ah enfin la recette du fameux "pâté de maison"... je me suis toujours demandé quel goût ça a et avec l'amandine au kiwi au moins on aura gagné de nouveaux plats à préparer(en tout cas si on y enlève l'arsenic).

Garance62
avatar 09/04/2020 @ 21:33:28
Oh, que ça me rend triste... la mort d'un village, celle des enfants, man doué (c'est du breton..), c'est-y que tu serais remonté contre la télé réalité Tistou ? Ahahah je te comprends bien, moi c'est contre la télé tout court ! :)
Eh bien, malgré cette fin dramatique, chapeau bas sieur Tistou ! De l'imagination, une histoire qui rebondit sur une histoire qui a rebondi sur une autre histoire... mais on est où ici ? Dans la vraie vie ? :):)

Minoritaire

avatar 09/04/2020 @ 22:11:34
Superbe fin, Tistou.
Tout se tient. Dans ton épisode, et grâce à lui dans tout le "feuilleton". Même si je ne connais de la télé-réalité que de vagues et peu favorables échos (déjà, il faut avoir la télé), ça me fait plaisir de la voir déraper comme ça et échapper au contrôle de ses concepteurs.
Un beau plantage médiatique qui se solde par quatre morts dont au moins deux homicides (pour Baptiste, on ne sait pas). Mais l'impunité pour les commanditaires.
Bien joué !
Dans la forêt profonde, on entend... :-)

Lobe
avatar 10/04/2020 @ 10:14:27
Excellent. La boucle est bouclée... On peut penser que le final se passe dans un futur. Ah ! cette téléralité, c'est terrible. Plus le tourisme qui vient là... visiter des ruines ?
T'as mis dans le mille pour Germaine ! Une Marie Besnard des campagnes, en quelque sorte...


Oui, Cyclo, ça se sentait que tu y pensais dans ton texte!

Cette prise de distance par rapport à la situation est salutaire, ça fait une respiration, ça nous permet de sortir en douceur. L'histoire est reprise dans le courant d'autres vies, hors de ce village hors-normes. On a le fin mot (pas réjouissant), mais sans avoir les deux pieds dedans. Tu as ajouté des détails glaçants (le recrutement de psychopathes, le tourisme du morbide), et pour contrebalançer tu fais gambader deux fillettes: on est en équilibre, à écouter ce grand-père qui ne dramatise pas, mais n'omet rien.

Nathafi
avatar 10/04/2020 @ 10:42:24

Beau clap de fin ! Même si l'épilogue est dramatique, mais il ne pouvait en être qu'ainsi, tout ça s'imbrique bien et le compte rendu nous éclaire sur les événements passés. Bravo Tistou !

Arundhati
avatar 10/04/2020 @ 12:15:11
Bravo, pour cette écriture fluide et pour avoir réussi à donner de la cohérence à l'ensemble, ce qui n'était pas gagné d'avance !

Radetsky 10/04/2020 @ 15:04:09
....Je me demande tout compte fait si on n'aurait pas dû en parler au curé....;-)

Débézed

avatar 10/04/2020 @ 15:08:24
Oh, que ça me rend triste... la mort d'un village, celle des enfants, man doué (c'est du breton..), c'est-y que tu serais remonté contre la télé réalité Tistou ? Ahahah je te comprends bien, moi c'est contre la télé tout court ! :)
Eh bien, malgré cette fin dramatique, chapeau bas sieur Tistou ! De l'imagination, une histoire qui rebondit sur une histoire qui a rebondi sur une autre histoire... mais on est où ici ? Dans la vraie vie ? :):)


Moi ça me fait penser à un roman de Ponson du Terrail que j'ai lu il y a déjà longtemps, des rebondissements tous plus improbables les uns que les autres.

Belle pirouette finale Tistou pour sortir de tous les pièges tendus par tes prédécesseurs, c'était certainement l'un des meilleurs scénarii pour mettre un point final à nos élucubrations.

Marvic

avatar 10/04/2020 @ 16:25:48
Enchaîner aussi bien sur le texte de Lobe, trouver une explication cohérente à tout ce qu'on a pu a pu écrire sur les personnages au fil des nombreux épisodes, chapeau bas !
Une belle aventure qui se termine bien...mais pas pour tout le monde :-)

Darius
avatar 12/04/2020 @ 11:36:08
Génial ! Harika ! je me demandais au début où tu voulais en venir avec ces deux petites filles, sorties de nulle part.... quelle belle imagination...
tu regardes trop "dossiers criminels" ou quoi ? l'empoisonneuse pâtissière qui tue les enfants, bouh bouh... enfin, cela ne m'a pas trop bouleversé, moi qui suis une grande sensible pour tout ce qui touche aux gosses.. et aux animaux, of course...
et le pic qui revient... alors là, chapeau, faudra que je regarde la différence entre les verts et les épeiches...

Et bien voilà, notre MM7 se termine... un grand cru et une histoire à raconter, à publier ? et un beau scénario de film...:-)

Radetsky 12/04/2020 @ 14:27:57
@ Darius
....et le pic qui revient... alors là, chapeau, faudra que je regarde la différence entre les verts et les épeiches...

Faites vos jeux, rien ne va plus :
1) Ceux qui tambourinent
Le Pic épeiche : https://www.oiseaux.net/oiseaux/pic.epeiche.html
Le Pic cendré : https://www.oiseaux.net/oiseaux/pic.cendre.html
2) Celui qui ne tambourine PAS
Le Pic vert : https://www.oiseaux.net/oiseaux/pic.vert.html

Baptiste avait donc raison...

Pieronnelle

avatar 12/04/2020 @ 15:30:32
J'interviens sur le dernier après avoir lu tous les autres. Franchement bravo , la réactivité a été remarquable. La cohérance qui parfois était perturbée par les fortes imaginations :-) a été complète dans les derniers textes. Rebondir n'est pas forcément chose aisée et Tistou l'a fait avec brio ! Dramatique oui, mais la présentation avec ces 2 petites filles donne au départ un côté buccolique...et le calme avec lequel le grand-père explique ne donne pas du tout le sentiment du désastre final ; et si on en sort un peu perturbé on est convaincu d'une fin définitive par ces ruines dans la forêt...et par les coups de bec d'un Pic Epeiche tel un point final!
Bravo

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