Cyclo
avatar 18/02/2020 @ 22:44:58
« Qu’est-ce que c’est Papa ? »
Le hurlements de Fabrice, se réveillant en sursaut, avaient attiré son père. Il était deux heures du matin, ce 19 février 1920. L’homme songeait à la dure journée qui l’attendait, mais il aimait beaucoup son fils unique, qui n’avait jamais connu sa mère morte en couches. Aussi, tout en le câlinant, il dit :
« Raconte-moi ! »
« Oh, tu sais, j’ai rêvé que nous étions dans un train, tous les deux. Il y avait plein de monde. Tu t’étais endormi. Nous partions vers Bordeaux. Comme à la gare précédente, le train m’avait semblé s’arrêter longtemps, je me disais que ce serait pareil à Poitiers. Tu dormais toujours. Quand il s’est arrêté, je me suis levé et je suis sorti sur le quai. Puis j’ai vu qu’il y avait un passage souterrain. Je m’y suis engagé. J’avais une envie terrible de faire pipi. En haut de l’escalier, il y avait un monsieur avec une casquette, je lui demande où sont les cabinets. Il n’accompagne et me dit : "Voilà, c’est là". »
« Et alors ? »
« Alors, quand je suis sorti des cabinets, le train n’était plus là. Le monsieur à la casquette non plus. La gare n’était plus la même, je ne reconnaissais plus rien, il n’y avait même pas de passage souterrain. Et j’ai poussé des cris. Et tu es arrivé. »
« Oui, je suis là. Tu as dix ans maintenant, l’an prochain, tu vas entrer en sixième. Faut plus avoir peur d’un rêve. »
Le gamin avait l’air de ne pas en mener large. Ses yeux larmoyaient à la lueur de la lampe de chevet que son père avait allumée.
« Tiens, prends ce mouchoir – et le père sortit de la poche de son pyjama un mouchoir marqué à son nom – essuie-toi les yeux. »
Fabrice tout en reniflant, obéit. Le gamin avait les cheveux très bruns de sa mère. Le père réfléchissait : c’est dur d’être seul, pour un enfant. Justement, le lendemain qui était un dimanche, il voulait lui présenter Clara, une jeune femme dont il avait fait connaissance quelques mois avant ; on irait manger au restaurant. Il envisageait de l’épouser, si elle plaisait à l’enfant – et réciproquement. Mais rien n’était engagé encore. Il ne savait pas encore comment annoncer la chose à Fabrice. Il avait un fort sentiment paternel pour le garçon, lui-même avait déjà trente-huit ans, n’était plus un novice, mais pourtant, l’angoisse l’étreignait : trouverait-il les mots ?
Clara était italienne, décidément il aimait les brunes. Marcel pensait qu’ils auraient peut-être des enfants, que Fabrice ne serait plus fils unique, qu’il trouverait une autre sorte d’amour, celui d’une mère dont il se refusait à croire qu’elle serait la marâtre des contes de fée qu’il avait lus à son fils quand il était petit. Maintenant, la lecture du soir était un feuilleton, Sans famille d’Hector Malot. Marcel savait à quel point cette lecture en commun pourrait aider Fabrice : pour l’instant, c’est lui qui lisait, mais il envisageait de passer le relais à Fabrice pour la rencontre décisive avec Mrs Milligan. Et il se disait que Clara pourrait être l’équivalent de Madame Milligan et que Fabrice se projetterait peut-être dans Rémi. En tout cas, le roman d’Hector Malot lui plaisait.
« Ça va mieux ? » dit-il au garçon, en l’embrassant sur le front.
« Dis, Papa, je pourrais dormir avec toi, comme quand j’étais petit ? Ce rêve m’a fait très peur.j’ai eu peur de te perdre, ou que tu m’abandonnes. Tu m’abandonneras pas, dis ? »
« Oh, Fabrice, comment peux-tu penser ça ? Tu crois qu’on abandonne les personnes qu’on aime ? Un jour, tu partiras vivre ta vie, mais je sais que tu ne m’abandonneras pas toi non plus ! D’accord !Je veux bien, lève-toi et viens dans mon lit. Ton cauchemar a dû être terrible. Avec moi, tu seras en sécurité. »
Le jour finit bien par arriver, Marcel prépara le déjeuner, un bol de café pour lui, et il réveilla Fabrice qui avait dormi comme un loir ; ça lui faisait peine de le sortir du lit, mais ils auraient à prendre le train pour aller voir Clara qui habitait Beauvais, et il ne fallait pas traînasser. Bien sûr, il avait dit à Fabrice qu’ils iraient voir une amie ce dimanche, qu’ils prendraient le train : c’est peut-être ce qui avait déclenché le cauchemar.
Fabrice but son lait et mangea ses tartines beurrées et confiturées. Puis il fit sa toilette et s’habilla avec les vêtements que son père avait préparés. Il était fier de quitter les culottes courtes, et d’enfiler le pantalon long offert pour Noël. Il posa sur sa tête sa casquette de minot. Il remarqua que son père s’était fait beau et avait mis son costume des beaux dimanches et son chapeau.
Ils descendirent, prirent le métro jusqu’à la gare du Nord, montèrent dans le train. Le voyage se déroula sans incident. Juste avant d’arriver, Fabrice demanda :
« C’est qui, cette dame avec qui on va manger ? »
« Tu vas voir, c’est une demoiselle, elle est italienne, mais parle très bien français ; elle est très gentille, je l’aime beaucoup, j’espère que tu l’aimeras aussi. Son prénom est Clara, ça veut dire Claire en français. Elle est gouvernante dans une famille et aime beaucoup les enfants. »
Fabrice savait très bien la différence entre une dame et une demoiselle. Ils espérait qu’elle serait douce et qu’elle ressemblerait à sa mère, telle qu’il l’avait imaginée, d’après la photo de mariage que son père avait mis sur sa table de chevet.
Et, quand ils descendirent à la gare, Fabrice vit s’avancer une jeune femme élégamment vêtue de noir avec une écharpe et un chapeau rouges ; il ne faisait pas chaud sur le quai, un petit vent du nord soufflait. Le père serra la main de Clara et les présenta.
« Mon fils, Fabrice, dix ans. Je vous en ai déjà parlé. Clara, mon amie. On va visiter Beauvais, voir la cathédrale, puis aller au restaurant. qu’en dis-tu, Fabrice ? Tu as le droit d’embrasser la demoiselle ! »
Fabrice se haussa sur la pointe des pieds, tandis que Clara se baissait. Et ils sortirent, le temps était beau, mais froid. Du coin de l’œil, Fabrice observait Clara. Bien sûr, il la trouva très belle. Elle lui montrait les belles maisons de Beauvais, la statue de Jeanne Hachette, dont elle conta l’histoire avec son délicieux accent italien, et ils purent entrer visiter la cathédrale après la fin de la grand-messe. Fabrice, qui connaissait déjà les principales églises de Paris, fut étonné de l’immensité de la nef.
Puis elle proposa d’aller dîner au Chateaubriant, restaurant situé dans une belle maison ancienne. Ils mangèrent une flamiche picarde, puis un fromage au cidre. Fabrice laissa parler les grandes personnes. Et, à la gare, quand au moment de repartir, on l’interrogea pour savoir s’il avait passé une bonne journée, en clignant de l’œil vers son père, il affirma, le visage épanoui, tandis que les deux adultes se souriaient :
« C’est pas du tout comme dans mon rêve ! Ici, ça va... »

Pieronnelle

avatar 18/02/2020 @ 22:59:05
Toujours une belle tranche de vie avec toi Cyclo. Ca se lit avec le sentiment d'accompagner les personnages jusqu'au bout et là ça finit bien , et on est content de les avoir rencontrés. Et toutes les consignes sont super bien placées . Merci !

Lobe
avatar 18/02/2020 @ 23:09:33
Une atmosphère agréable, bien rendue, l'histoire qui croise bien le regard du père et du fils, c'est émouvant sans qu'il y en ait des caisses, belle participation, merci!

Darius
avatar 19/02/2020 @ 08:12:44
et bien, j'aime beaucoup... ton texte ne m'a pas du tout dépaysée, c'est comme si j'y étais.. l'atmosphère de l'époque est super bien rendue, et observer une histoire d'amour qui débute dans une époque difficile grâce aux yeux d'un enfant de 10 ans, c'est super... l'ambiance ressemble tellement à ce que j'ai écrit que cela ne m'a pas dépaysée, contrairement aux textes des autres que j'ai lu... et que je dois relire pour mieux commenter.. ici, tout coule de source. J'ai a-do-ré.
Merci Cyclo, tu es mon coup de coeur...

Tistou 19/02/2020 @ 19:51:11
Combien de signes . ... 6 737. Et nous l'avons posté en même temps ! Dis voir, la Guadeloupe ça t'inspire, y'a pas.
En plus une histoire qui se tient parfaitement, touchante comme il faut mais raisonnablement et qui respecte les contraintes. Bravo !
Et comme pour les autres je n'ai pas l'impression que le fait d'avoir imposé phrases de début et de fin t'ait gêné ? J'avoue que j'avais un doute en suggérant cette modalité ...
Ca fait plaisir de constater qu'on peut écrire des textes contraints sans que les obligations surgissent trop. Pas du tout ici. D'ailleurs, c'est bien simple : "Ici, ça va " !!

Minoritaire

avatar 19/02/2020 @ 21:51:41
Une histoire bien construite où tout semble couler de source; des personnages attachants. On aimerait en savoir un peu plus sur la belle Clara, ce qu'elle en pense, elle, de ce petit garçon. Mais c'est une autre histoire, bien sûr. Ou plutôt la même, mais à suivre.
Un petit coup de cœur pour ce passage "Un jour, tu partiras vivre ta vie, mais je sais que tu ne m’abandonneras pas toi non plus !" qui m'a immédiatement fait penser à Summertime :
"One of these mornings
You're gonna rise up singing
Yes you'll spread your wings
And you'll take to the sky"

SpaceCadet
avatar 22/02/2020 @ 10:54:48
Avec ce personnage dont la luminosité éclaire tout le récit, tu rends un bien bel hommage à Claire.

Magicite
avatar 20/03/2020 @ 03:55:47
Tes textes sont toujours bien ficelé d'un seul tenant de bout en bout et agréable à lire. Un peu moins dans la nostalgie(que tes autres publications ici) mais toujours dans la tendresse. Tu arrive à chacun de tes textes à nous toucher par l’anecdotique personnel(ou qui le semble) à toucher à l'universel.
Des moments forts sous forme d’anecdote. Ici un mauvais rêve et la rencontre avec la nouvelle amie de papa. Je pense que tous les enfants de parents séparés peuvent y retrouver quelque chose. C'est le franc et pur de l'enfant, teinté d'une vision de la France qui hélas est connoté et dévoyé largement, ce que tu ne fait pas car seule compte la sensibilité, la mémoire de l'émotion.

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