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Forums  :  Vos écrits  :  Les revenants : KO

Minoritaire

avatar 09/08/2019 @ 23:44:06
Ça ne faisait pas cinq minutes qu’on était là et Bob, l’entraineur, venait de me crier : « Protège mieux le haut! » Trop tard, je venais de me ramasser le gant au dessus du nez et je m’écroulai dans les cordes. J’étais groggy. Mon sparring-partner vint s’excuser, il semblait inquiet : « Ça va la tête ? » J’acquiesçai. Il m'aida à me relever et Bob mit fin à la séance.

Une fois douché et remis de mes émotions, je rejoignis Bob à la cafétéria où il sirotait son thym au miel. Il me fit son laïus habituel sur mon manque concentration, sur ma garde et sur mon droit. Je ne l'écoutais pas; j'avais autre chose en tête. C’était la première fois que je combattais contre Youri. Ça faisait quinze jours que Bob l’avait engagé. Je l’avais déjà vu boxer et il m’impressionnait :
- « C’est incroyable, fis-je, ce type a sûrement 50 ans bien sonnés, ça ne l’empêche pas de danser comme une jeune fille sur le ring et de balancer des patates comme un jeune premier de cinéma. »
- « 55 ans cet hiver, répondit Bob, et ce vieux chameau du Caucase pourrait encore en remontrer à bien des terreurs en dix reprises, mais il a raccroché. » Son regard se perdit à travers la baie vitrée derrière laquelle d'autres travailleraient encore jusqu'à la fermeture, puis il revint à moi et croisa mon interrogation muette.

J'avais déjà remarqué qu'au dehors, la posture de Youri n'avait rien de la vivacité qu'il exprimait sur le ring. Ses gestes étaient lourds, son dos se voûtait, et le regard perçant qui lui faisait prévoir le moindre geste de son adversaire semblait éteint, encore plus vieux que son âge. Il m'intriguait.

Comme je le fixais toujours, Bob soupira. Il savait que j'étais inspecteur de police et que la curiosité était chez moi une forme de "maladie professionnelle". Peut-être aussi qu'il avait envie de causer pour une fois ? Aussi, il se mit à me raconter l'histoire de Youri Akhmatov :

« En Tchétchénie, la boxe est un sport très populaire. On l'enseigne dès l'école primaire. Les peuples de ces pays-là, ils ont reçu tellement de coups qu'ils en sont venus à considérer que les coups font partie de la vie. Bref, il y a des combats, des compétitions, et Youri était un champion. Sans doute le meilleur de son pays. Il est même venu disputer des matches ici; c'est à cette époque-là que je l'ai connu. On a sympathisé et puis il est retourné chez lui, mais on gardait le contact.
Un jour, le hasard a fait qu'il combattait un de ses neveux. Le gamin ne faisait vraiment pas le poids mais il s'entêtait. Ici, on aurait arrêté le combat, mais là-bas, c'est KO ou rien. Deux fois, Youri l'a envoyé au tapis, deux fois, l'arbitre a fait reprendre le combat. Une vraie boucherie! Le gamin aurait pu se coucher, mais c'est sans compter leur foutu "sens de l'honneur". La troisième fois, Youri l'a étendu pour de bon. »
Il se tut. Je continuais à le regarder.
« Il ne s'est jamais relevé. Un gamin qu'il avait fait sauter sur ses genoux ; et voilà qu'il lui avait explosé la cervelle ! A l'enterrement, la sœur et le beau-frère de Youri l'ont maudit jusqu'à la dixième génération -heureusement, il n'avait pas d'enfant-, alors il s'est enfui. Pas de peur, mais de honte et de tristesse. Il a joué sa vie en faisant le mercenaire dans une des foutues guerres qui trainent par là, mais il en a réchappé. Alors, il est venu jusqu'ici. Voilà, comme ça, tu sais tout. »
Il se tut enfin, définitivement.

Je finis ma limonade et sortis sans même saluer Bob qui regardait ailleurs. Il faisait nuit. Une neige ridicule fondait sur le trottoir et je pensai au boxeur tchétchène qui portait son hiver en lui et ne verrait jamais plus celui du Caucase.

Lobe
avatar 10/08/2019 @ 12:36:04
Te lisant, je me dis que j'aurais peut-être gagné à prendre une heure de plus et à construire une histoire autour de mon monologue. Parce qu'ici, ton récit dense, qui dès le début nous met en alerte, sonne juste de bout en bout (j'aurais seulement ôté la phrase "il se tut enfin, définitivement"). Je ne connaissais pas la notion de sparring-partner avant que tu la proposes. Tes sensations à toi à l'écriture, c'étaient quoi?

Minoritaire

avatar 10/08/2019 @ 12:57:11
(j'aurais seulement ôté la phrase "il se tut enfin, définitivement")
Oui, la fin est un peu bâclée, et peut-être que j'aurais pu broder un peu mieux sur cette notion de "chameau du Caucase", mais minuit approchait...
Tes sensations à toi à l'écriture, c'étaient quoi?
Toujours les mêmes : un sentiment de vide au début, puis quelques phrases, puis le doute avant parfois de trouver un sens, une logique qui me permet de construire une histoire cohérente. Pas plus que je ne me promène au hasard, je n'écris sans but. Mon souci, c'est qu'il met parfois du temps à se dessiner.


Cyclo
avatar 10/08/2019 @ 18:40:59
Superbe histoire. J'en ai pleuré. Sans doute les yeux larmoyant plus facilement des "vieux". Mais l'émotion était bien là. Et, comme je viens de voir le docu "Diego Maradona" au cinoche, je me dis que la carrière des boxeurs comme celle des footballeurs reste emplie de mystère... Bien rendu ici, ce mystère.

Marvic

avatar 11/08/2019 @ 12:04:59
Je viens de terminer le superbe roman de Guy Boley "Quand Dieu boxait en amateur" où j'ai découvert le milieu de la boxe qui m'était complètement étranger.
C'est un point commun avec ton texte, et même si les deux histoires sont très différentes, l'autre point commun est l'émotion qui nous prend quand on lit le destin des héros de ces textes.
Texte superbe.
Mino, tu peux reprendre tes papiers collés mais garde un peu de temps pour écrire d'aussi belles histoires.

Tistou 12/08/2019 @ 16:54:51
Waouh ! Voilà une histoire qui se tient de bout en bout et qui recèle sa dose d'émotions. Je n'ai pas pleuré mais touché je suis. Comment en es-tu venu à cette histoire de boxe ... mystère ! Mais tant mieux, ça a créé une bien belle chose. Au passage, avec ses potentialités il aurait mieux de se recycler au rugby le Youri. Il y aurait fait sa carrière et on n'y tue pas ses neveux et ... on est 15 les uns pour les autres. (petit aparté)

Pieronnelle

avatar 24/08/2019 @ 19:40:55
La boxe m'a toujours fait frémir , j'ai du mal à comprendre ce sport qui consiste à se taper dessus jusqu'au KO. Ton récit lui restitue une part d'humanité dans l'inhumain. Sacrément bien racontée ton histoire, une vie qui s'effondre pour...quoi ? C'est cette absurdité dans les jeux du sport qui me révolte, ce pauvre enfant victime d'un soi-disant honneur et un boxeur cassé à jamais pour obtenir un KO à tout prix .
Le fait qu'il soit Tchechène apporte une note pathetique surtout qu-il "en a réchappé de ces foutues guerres", manque de chance...J'aime beaucoup "il portait son hiver en lui"., on a choisi tous les deux cette metaphore de l'hiver : -). Bravo Mino ! N'hesite pas à nous rejoindre hein ?

Antinea
avatar 28/08/2019 @ 09:21:16
Habile texte qui se joue des contraintes ! Ou mieux, celles-ci se sont fondues dans le texte comme des morceaux de chocolat au bain mari !
Histoire grave, émouvante et réaliste. Franchement, bien joué !

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