Cyclo
avatar 09/08/2019 @ 22:39:44
Il pleuvait, il pleuvait toujours. Huit mois que cela durait. Les rivières débordaient, les vallées étaient impraticables. Dans les bas-fonds la végétation pourrissait et une odeur insoutenable remplissait l’air. La femme continuait pourtant de courir, de monter le long des collines pour essayer de trouver un endroit sec. Ses longs cheveux collés contre le dos, ses vêtements complètement trempés, ses chaussures qui faisaient floc-floc, ses yeux qui ne distinguaient presque rien du paysage, ses oreilles gorgées d’eau, sa rate qui lui faisait mal (était-ce le célèbre point de côté ?) tout l’incitait à abandonner.

Et pourtant, elle tenait à trouver un endroit pour mettre son enfant au monde. Le père avait disparu lors de la crue de la rivière : il avait été emporté sous ses yeux. Les futurs grands-parents, eux, étaient tous morts lors de l’effondrement de leurs maisons en terre, le village était devenu un cimetière. Mais elle, par miracle, avait échappé à toutes ces horreurs. Elle avait réussi à se glisser dans la forêt, trouvé des chênes millénaires qui lui avaient un temps servi de parapluie et de lieu de repos pour dormir tant bien que mal. Depuis quinze jours au moins, mais n’avait-elle pas perdu la notion de temps, elle marchait ou courait selon les possibilités du terrain. Sans savoir vers où aller, sinon, en s’élevant toulours pour essyer d’atteindre un point élevé.

De temps en temps, elle s’arrêtait pour faire ses besoins, pour cueillir des fruits sauvages qui étaient sa seule nourriture, pour boire à l’occasion quand elle trouvait un creux rempli d’eau de pluie. Elle craignait les rencontres intempestives, les hommes d’abord, sans doute rendus mauvais par cette saison infernale, mais aussi les animaux sauvages, dont certains pouvaient être dangereux. Que ferait-elle si elle rencontrait un chien errant, ou un loup, ou pire encore ? Si seulement la pluie cessait ! Si une maison, une cabane, un nid, avaient résisté aux intempéries ? Ça faisait des jours qu’elle n’avait pas vu un oiseau, comme s’ils avaient tous été éliminés ou s’ils s’étaient envolés vers des cieux plus cléments. Si elle avait des ailes, comme elle s’élèverait au-dessus des nuages pour trouver la chaleur et la lumière du soleil !

Elle s’arrêta un instant, une odeur suspecte lui titillait les narines. L’eau gouttait des branches. Elle s’efforça de tendre l’oreille, mais le bruit de la pluie ressemblait à une cataracte ininterrompue. Peut-être là-bas, vers le haut, dans l’échancrure entre les arbres, il y aurait un lieu plus sec, un lieu peut-être sûr pour accoucher. Elle décida de suivre cette direction, puisque ça montait encore légèrement, et elle reprit sa course pourtant de plus en plus lourdement. Pourrait-elle tenir longtemps ? Y arriverait-elle ? Ce serait un long combat contre elle-même, contre la douleur, contre l’engourdissement, contre le désir toujours plus poignant de s’arrêter, d’abandonner, de se laisser mourir. Oui, mais l’enfant, le bébé, n’aurait-il pas besoin d’elle ? L’instinct de vie fut le plus fort. Non, elle n’abandonnerait pas !

Le terrain était de plus en plus escarpé. Elle ne voyait pas très bien, les yeux brouillés par la pluie qui dégoulinait sans cesse de son front, la forçant à les fermer souvent. Elle aperçut très vaguement une forme sombre quelques pas devant elle. Un animal sans doute. Il fallait ouvrir les yeux plus largement. Une forme grande, presque noire. Qui se rapprochait d’elle. Elle frissonna. D’ailleurs, elle grelottait depuis un moment. Mais là, l’épouvante la prit de la tête aux pieds et elle s’arrêta instantanément. Elle avait reconnu l’ours, l’ours terrible des montagnes, probalement aussi gêné qu’elle par ces pluies incessantes, et sûrement à la recherche de nourriture. Ne disait-on pas qu’ils étaient aussi mangeurs d’hommes ? Elle ferma les yeux et se laissa tomber sur le sol, comme une masse.

Quand elle se réveilla, elle était dans un endroit sombre, elle n’entendait plus le bruit de la pluie, et le sol était sec. La température était presque douce, elle avait l’impression que son vêtement avait séché. Il lui fallut un certain temps pour accommoder. Elle était dans une caverne, elle se souvint alors de l’ours. Elle eut peur un court instant, puis se rassura. Si elle était arrivée là, c’était sans doute parce que l’ours (ou l’ourse) l’avait délicatement ramassée entre ses grosses pattes et transportée là. Et donc qu’on ne lui voulait pas de mal. C’est alors qu’un élancement violent lui tordit le bas du ventre, elle poussa un cri ; non loin de là, un autre cri lui parvint, un cri animal qu’elle n’avait jamais entendu. Elle se souleva sur les coudes, et regarda autour d’elle.

Une ourse était en train de mettre bas, à deux pas d’elle. Déjà un petit ourson était sorti. La femme eut de nouveau un tiraillement qui lui gauchit le bas du ventre. Elle se souvint qu’elle était enceinte. Elle éprouva le besoin d’écarter les cuisses, les eaux s’écoulèrent. Elle faillit s’évanouir. Elle se souvint d’avoir assité à des accouchements, au village, dans un temps lointain. Une contraction lui déchira le bas du ventre, elle poussa comme elle put dans un cri de fureur, de nouvelles contractions la saisirent et soudain elle expulsa son petit au moment même où la mère ourse mettait de nouveau bas. L’enfant poussa un faible cri, à l’unisson de l’ourson. Avec ses ongles qui étaient devenus longs depuis son départ, elle coupa le cordon ombilical, fit des nœuds comme elle l’avait vu faire. La mère ourse s’approcha et dévora le placenta. Puis elle lécha délicatement le ventre de la femme et le bébé

La mère coucha le bébé contre sa poitrine et guida sa bouche vers le téton durci. Juste à cet instant, elle vit au-dessus d’elle un trou dans le toit de la caverne. C’était la nuit, et une étoile brilla. Comme elle avait eu raison de se battre contre elle-même, elle avait découvert l’impossible étoile, celle qui les guiderait toute leur vie, elle et son bébé, avec la bienveillante protection des ours.

Pieronnelle

avatar 10/08/2019 @ 10:13:56
Ben dis donc qu'elle imagination ! Ça ressemble beaucoup à un conte, ce qui laisse passer les invraisemblances et rend la lecture très confortable. Et surtout on se laisse aller au plaisir de les voir tous ensemble avec les petits en train de téter ; il y a du Livre de la jungle et aussi de cette histoire connue où une autre femme enceinte fut guidée par une étoile :-)...gageons qu''ils pourront courir ensemble dans la forêt. L'Ours mangeant le placenta, fallait le faire ! :-)

Lobe
avatar 10/08/2019 @ 11:44:09
J'ai une affection sans bornes pour les ours.es. C'est sans doute ce qui explique que j'ai frissonné de tout mon corps en lisant les paragraphes six et sept. C'est un très beau texte, qui coule comme l'eau dont il est question. Cette fluidité, et effectivement ce côté conte, sont de nature à transporter un lecteur réceptif. Et c'est un texte accouché dans un temps si court...

Minoritaire

avatar 10/08/2019 @ 13:54:53
Oui, une lecture fluide (comme de l'eau !) Une belle progression du cataclysme vers un dénouement que l'on devine, que l'on désire, heureux. Mais sait-on jamais ?
Ici aussi, référence -mais je m'y connais mal dans ce domaine- : le déluge biblique.

Est-ce un fait exprès : la pluie qui s'arrête après que la poche des eaux se fût rompue ?

Fd
avatar 11/08/2019 @ 11:49:04
Ton texte, un conte écrit si vite, avec une telle imagination, une certaine force dans le drame, de belles images femme-ourse, contrastes surprenants. La pluie qui s'arrête juste après la pertes des eaux, je pense que cela t'est venu spontanément, dans l'effervescence de l'écriture, et cela est toujours d'un très bel effet.

Marvic

avatar 11/08/2019 @ 11:51:05
Beaucoup de suspense dans le début du texte ; cette fuite pour sa survie, et surtout pour la survie de son enfant à naître m'a beaucoup plu.
Effectivement, le déluge, l'étoile qui brille, comme des références bibliques qui laissent à penser que ce nouveau-né aura un destin aussi extraordinaire que sa naissance.

Tistou 12/08/2019 @ 17:13:26
Un texte aussi dense et plein de sens, et long, dans un temps aussi restreint ... waouh tu as été (très) inspiré. Une sacrée histoire qui se tient bien, qui a un côté merveilleux et finalement une "end" plutôt "happy". Que demander de plus dans un exercice de ce genre ? Franchement !
Impressionné je suis, Cyclo. Juste j'ai du mal à visualiser une ourse sur le point de mettre bas transporter une femme évanouie dans une grotte mais bon ... si on n'a plus le droit aux passe-droits où va le monde de l'écriture ?
Une belle histoire qui me restera en mémoire ...

Antinea
avatar 16/08/2019 @ 15:34:29
J'ai pressenti qu'elle allait rencontrer un ours ! Contrairement à Lobe, je ne suis pas fan des ours, enfin, je ne souhaiterais pas en croiser un de sorte que je n'irais pas les déranger sur leurs terres.
Donc voilà, elle rencontre une ourse, mais cette ourse est bienveillante et donc on tombe dans le conte et d'un coup j'ai vu cette femme seule habillée comme une indienne d'Amérique, perdu dans une forêt de conifères sans fin. Les clichés ont la vie dure dans mon esprit on dirait.
En tous cas, c'est tellement fluide que je n'ai même pas tilté au niveau des contraintes. A part la pluie, elle me sont passées sous le nez, discrètes et posées là, comme des évidences. Bravo.

Radetsky 16/08/2019 @ 17:04:19
@Antinea
J'ai pressenti qu'elle allait rencontrer un ours ! Contrairement à Lobe, je ne suis pas fan des ours, enfin, je ne souhaiterais pas en croiser un de sorte que je n'irais pas les déranger sur leurs terres.....

Que dois-je penser de cette confidence...?

Antinea
avatar 28/08/2019 @ 08:53:45
@Antinea
J'ai pressenti qu'elle allait rencontrer un ours ! Contrairement à Lobe, je ne suis pas fan des ours, enfin, je ne souhaiterais pas en croiser un de sorte que je n'irais pas les déranger sur leurs terres.....

Que dois-je penser de cette confidence...?


Rien de fâcheux, jusque que les gros nounours de la réalité me font peur ! ;)

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