Mr.Smith

avatar 02/02/2019 @ 22:58:45
      Durant les longues nuits et les longues journées
passées sous l'effet de la cocaïne dans la chambre de
Yag, il me vint à l'esprit que ce qui importe à
l'homme, ce ne sont pas les événements survenant
sa vie, mais seulement la répercussion de ces évènements
dans sa conscience. Si les événements chan-
gent, ce changement est nul, un néant complet, dans
la mesure où ils ne sont pas reflétés dans sa
conscience. Par exemple, un homme pénétré de
l'importance de sa fortune continue à se sentir riche
tant qu'il ne sait pas que la banque dépositaire de ses
capitaux a fait faillite. Ainsi, un père continue à se
réjouir de la vie de son enfant si la nouvelle que
celui-ci a été écrasé, et qu'il est mort, ne lui est pas
encore parvenue. L'homme vit donc non des événe-
ments du monde qui l'entoure mais des reflets de ces
événements dans sa conscience.

      Toute la vie de l'homme, tout son travail, ses actes,
sa volonté, sa puissance physique et mentale, tout cela
s'investit sans compter et sans mesure uniquement
pour susciter dans le monde extérieur quelque
événement, non pour l'événement lui-même, mais
uniquement pour éprouver le reflet de cet événement
dans sa conscience. Et si on ajoute à tout cela que,
dans cet élan, l'homme ne cherche à obtenir que
l'accomplissement d'actes tels que, reflétés dans sa
consience, ils provoquent une sensation de joie et de
alors, spontanément, se dévoile tout ce mécanisme
qui dirige la vie de chaque homme sans
exception, qu’il soit mauvais et cruel, ou bon et
Compatissant.

       Autrement dit, si un homme cherche à renverser
pouvoir tsariste, et un autre le pouvoir révolution-
naire, si l'un veut s'enrichir et l'autre distribuer ses
richesses aux pauvres, toutes ces tendances contradic-
toires témoignent seulement de la diversité de l'activi-
té humaine qui, dans le meilleur des cas (et encore pas
toujours), pourrait servir de caractéristique à chaque
personnalité particulière; quant à la cause de l'activité
humaine, quelle que soit sa diversité, elle correspond
toujours au besoin de réaliser, dans le monde
extérieur, des actes tels que, reflétés dans la
conscience, ils provoquent une sensation de bonheur.
C'était comme cela aussi dans ma petite vie. La voie
Vers l'événement extérieur était tracée : je voulais de-
-venir un avocat célèbre et riche. Il semblait qu’il ne
me restait plus qu'à marcher et à avancer dans cette
avorables. Mais c'était bizarre. Plus je passais de
vers l'événement extérieur était tracée : je voulais
devenir un avocat célèbre et riche. Il semblait qu'il ne
me restait plus qu’à marcher et avancer dans cette
vole, d'autant plus que beaucoup de choses (comme je
cherchais à m'en persuader moi-même) m'étaient favorables.
Mais c’était bizarre. Plus je passais de temps à me frayer
un passage vers le but recherché,plus il m'arrivait souvent
de m'allonger sur le divandans l'obscurité de ma chambre
et d'imaginer aussitôtque j'étais déjà tout ce que je désirais
devenir : monpenchant à la paresse et au rêve me
persuadait quel’accomplissement de tous ces actes
extérieurs neméritait pas une énorme quantité de temps
et efforts, ne la valait pas ne serait-ce que parce que la
sensation de bonheur aurait été bien plus puissante si
la réalisation des événements extérieurs la provoquant
avait été plus rapide et plus inattendue.


      Mais telle était déjà la force de l’habitude que,
même dans mes rêves de bonheur, je pensais avant
tout non pas à la sensation de bonheur, mais à tel fait
qui (s'il se réalisait) me procurerait cette sensation,
n'étant pas capable de séparer ces deux éléments l’un
de l'autre. Même dans les rêves j'étais obligé de me
représenter avant tout quelque magnifique événement
de ma future existence, et ce n'est qu'après, par
l'image de cet événement, que j'avais la faculté de
mettre joyeusement en effervescence cette sensation
de bonheur.

       C'est que, jusqu'à mon premier contact avec la
cocaïne, je supposais que le bonheur était quelque
chose d'entier, alors qu'en réalité tout bonheur
humain est une fusion astucieuse de deux éléments
1) la sensation physique de bonheur, 2) l'événement
extérieur qui est l'excitant psychique de cette sensa
tion.

       Et c'est seulement lorsque j'essayai pour la pre-
mière fois la cocaïne que je vis clair. Je vis clairement
que cet événement extérieur que je rêvais d'atteindre,
pour la réalisation duquel je travaillais, je gaspillais
ma vie, et que, finalement, je n'atteindrais peut-être
jamais — cet événement ne m'était nécessaire que
dans la mesure où, se reflétant dans ma conscience, il
allait provoquer en moi une sensation de bonheur. Et
si, comme je m'en étais convaincu, une minuscule
pincée de cocaïne exaltait dans mon organisme cette
sensation de bonheur instantanément et avec une
puissance jamais encore connue jusqu'alors, la néces-
sité d'un événement quelconque tombait d'elle
même, et en conséquence le travail, l'effort et le
temps qu'il fallait mettre pour sa réalisation n'avaient
plus aucun sens.

       C'était cette faculté de la cocaïne de procurer la
sensation physique de bonheur, psychiquement indé-
dante des événements extérieurs, qui m'importait,
même si le reflet de ces événements eût dû suciter
T'abattement, le désespoir et le malheur, c'était
justement cette faculté de la cocaïne qui avait la
puissance terriblement attirante contre laquelle non
seulement je ne pouvais, mais ne voulais même pas
opposer de lutte et de résistance.

       J'aurais pu lutter contre la cocaïne et lui résister
dans un seul cas : celui où la sensation de bonheur
aurait été déterminée chez moi moins par la réalisa-
tion de l'événement extérieur que par le travail, la
peine, les efforts qu'il aurait fallu fournir pour y
arriver.

       Mais je n'avais pas cela dans ma vie.

Page 1 de 1
 
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

Vous devez être membre pour poster des messages Devenir membre ou S'identifier