Lobe
avatar 06/11/2017 @ 21:27:41
http://critiqueslibres.com/i.php/forum/…

J’avais une fille. Tout ce qu’elle voulait c’était avoir des enfants et se marier à l’église. Et quand je pense à elle… la raison m’abandonne…

J’en viens à maudire le sort d’avoir coupé le fil de son existence, elle parmi tant d’autres. Je cherche dans son destin, dans le mien, ce qui explique sa fin brutale. Mes colères maternelles passées me font souffrir certes, mais je sens bien qu’elles sont des fautes fluettes. A elles seules, elles ne justifient pas sa vie avortée.

Je sens confusément qu’autre chose s’est joué.

Je déroule la pelote des souvenirs, plongeant dans cet état doux-amer qui m’est désormais familier. Son premier cri... Sa joie, dans l’eau du premier vrai bain ! Le surgissement de son sourire à une, puis deux, puis trois dents… Cette fois aussi où elle avait vu le chien du voisin, un bouvier bernois placide qui faisait presque deux fois sa taille. Elle avait avancé vers lui à quatre pattes, pleine de la confiance solaire qui ne l’avait jamais quittée. Ses premiers pas…

J’étais partie me dégourdir les jambes après une journée de mai passée dans la voiture, au retour d’un week-end chez ses grands-parents. Les jours s’allongeaient et la douceur de l’air invitait à la promenade, même si l’heure crépuscule n’était plus si lointaine. J’avais suivi le chemin derrière la maison, dans un champ en jachère où quelques vieux pommiers étaient postés en sentinelle. Je la tenais dans mes bras tandis qu’elle s’accrochait à son Monsieur Pinpin, et lui montrais les quelques papillons et sauterelles qui s’empressaient encore à proximité. Elle commença à babiller en tendant le doigt vers le sol au moment même où un chant de crapaud se mit à bruire à notre gauche.

Je n’y connais pas grand-chose en batraciens, mais depuis les dessins animés de mon enfance, je ne peux m’empêcher de les observer avec une fascination étrange, me prenant souvent à rêver que de vieux princes déchus sont enfermés sous cette peau vernissée. Je posai ma puce et sa peluche au sol sans trop de façons, et m’écartais en direction du croassement. C’est à ce moment que je saisis que le son venait des hauteurs : il y avait en effet un oiseau perché sur le pommier le plus proche, et c’était lui qui produisait ce ronronnement diffus. Plumage feuille morte, grosse tête plate, drôle de chant ronflant - ne sachant pas reconnaitre les oiseaux, mon intérêt s’éteignit d’emblée.

C’est en me retournant vers le sentier que je la vis. Ma fille sur ses deux jambes, vacillante mais verticale, avançant à la poursuite d’un bourdon indécis. Je franchis immédiatement la trentaine de mètres qui nous séparaient en courant, ivre de fierté, inquiète, tremblante. Elle cessait déjà son parcours, le bourdon n’était plus en vue. Je la repris dans mes bras et me hâtais de rentrer pour faire part de l’exploit, poursuivie par le chant de plus en plus lugubre de l’oiseau du pommier. En ôtant mes chaussures sur le pas de la porte, je notais que la semelle était souillée de débris de coquilles.

Les années ont passé, elle a appris tant d’autres choses. A siffler, à faire la roue, à éplucher des pommes en tirant la langue de concentration, à lire. Même une fois lectrice, débutante puis confirmée, elle a continué d’apprécier mes histoires. Ce si doux rituel du soir, entre légendes amérindiennes, histoires Inuits ou japonaises... Et mes favoris, les contes d’Afrique ; parmi eux, l’un m’a singulièrement marquée.

Aujourd’hui, il vient danser dans mon esprit, et paragraphe par paragraphe il s’y reconstruit. Il relate que l’engoulevent aux yeux trop rouges, à la queue trop longue, pond ses œufs à même le sol pour pouvoir faire souffrir les hommes. Si un berger foule sa terre et par mégarde détruit ses œufs, alors…

Alors l’engoulevent criera son cri guttural : un jour il se vengera, et viendra prendre son enfant.

Pieronnelle

avatar 06/11/2017 @ 22:58:45
Aïe, j'en ai des frissons partout ! C'est très beau et en même temps terriblement angoissant ; les prémonitions je n'y croit guère car j'en ai peur.. et en même temps je comprends ce désir de trouver une sorte d'explication du pourquoi un malheur si grand ! C'est tellement injuste ! Beaux souvenirs recouverts soudain d'un voile noir...
Je ressens une tristesse profonde qui vient je crois de l'empathie très pudique et très forte que tu as su exprimer dans ton texte toujours avec ta façon particulière.
"Je sens confusément qu’autre chose s’est joué."
Cette phrase reste très énigmatique pour moi et ça m'arrange...


SpaceCadet
avatar 07/11/2017 @ 03:24:27
Un texte auquel il était difficile de donner suite. Haut la main, Lobe a su relever ce défi.

Evaetjean
avatar 07/11/2017 @ 09:52:24
Je ne sais que dire Lobe... Cette question du "pourquoi" je me la pose encore et je crois qu'elle n'est pas prête de me quitter. Toutes les hypothèses y passent même celle ci. Tu as su faire une suite magnifique, je t'en remercie énormément.

Lobe
avatar 10/11/2017 @ 00:13:05
Je ne sais que dire Lobe... Cette question du "pourquoi" je me la pose encore et je crois qu'elle n'est pas prête de me quitter. Toutes les hypothèses y passent même celle ci. Tu as su faire une suite magnifique, je t'en remercie énormément.


Merci de ces mots, j'ai pensé très fort à toi en progressant dans la mise sur papier de ce texte. Et je n'arriverai pas à formuler autre chose, mais tout le desarroi et l'empathie que j'éprouve, j'espère qu'ils ressortent un peu de cet écrit.

Nathafi
avatar 11/11/2017 @ 09:28:19

Très belle suite, Lobe, tu as je crois su trouver les mots justes, rebondi sur des souvenirs, encore, qui peuvent être pour un moment du baume au coeur.
Je n'ai pas encore lu les autres commentaires de ce texte, pour ne pas influencer mon avis, mais je pense qu'EvaetJean appréciera. Tu partages avec ce texte sa douleur, moment précieux je pense pour celle qui souffre.
Très beau !

Guigomas
avatar 11/11/2017 @ 15:49:27
Bravo Lobe, tu as mis dans ton texte à la fois de la distance et de l'empathie, tu as su créer en quelques lignes une belle suite qui ne vient pas empiéter sur l'histoire d'EvaetJean qui lui appartient. Bravo.

Marvic

avatar 13/11/2017 @ 11:38:30
Difficile d'écrire une suite au texte si personnel et douloureux d'Evaetjean.
J'ai ressenti une même émotion à la lecture de ces beaux souvenirs qu'il ne faut jamais oublier, qu'il faut garder comme un trésor au fond de son coeur, de son âme.
Superbe

Tistou 15/11/2017 @ 19:25:38
Waouh ! L'engoulevent. Lui je l'avais deviné à la manière dont tu le décrivais, si mystérieuse, à l'instar du lascar. Peu nombreux sont ceux qui en ont vu !
Par contre l'idée d'associer les débris de coquilles (là je n'avais pas compris) à une pseudo légende - malédiction sur cet oiseau à la mauvaise réputation .... ça c'est sorti de ton imagination ? Right ?
En tout cas tu as choisi de ne pas t'échapper (comme on dit au rugby quand on prend le joueur adverse lancé comme un frelon en pleine poire sans se dérober) et de relever le défi. Qui n'était pas mince. C'est qu'il y a des sujets plus ou moins faciles. Là ...
Je gage que tu l'as pris par un bout, délicatement, et manipulé sans faire de mal à Evaetjean. Et pourtant tu es parvenue à créer un climat, un bout d'histoire qui pourrait être la vraie.
Que dire ? Qu'on s'attendait à ce que tu y parviennes ? Donc, sans surprise une réussite !

Lobe
avatar 15/11/2017 @ 21:13:24
ça c'est sorti de ton imagination ? Right ?


Pas tout à fait! J'ai entendu quelqu'un en parler, quelqu'un qui a écrit ce texte : https://ethnoecologie.revues.org/690

J'ai vérifié brièvement ensuite si c'étaient des notions qu'on retrouvait dans le cadre européen, et je n'ai pas trouvé grand chose. Enfin, si, ici, sous la plume de Georges Sand!

https://books.google.fr/books/…

AmauryWatremez

avatar 16/11/2017 @ 09:14:57
J'aime beaucoup tout ce développement autour des batraciens, on est proche de Maupassant (pour moi c'est un grand compliment)

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