Pieronnelle

avatar 14/10/2017 @ 21:47:02
Quelques jours avant Noël...
Elle débarqua avec sa valise au petit matin dans ce monstre de ciment et de technologie médicale situé au coeur d’une grande forêt. Elle n’avait pas dormi de la nuit, l’inquiétude la tourmentait telle un manège qui tournerait sans cesse sans qu’on connaisse le mode d’emploi pour l’arrêter. Dès les premières lueurs du jour elle trouva ce mode d’emploi ; les yeux cernés, la tête soudain vide avec seulement une idée fixe , elle s’habilla et prit la petite valise qui contenait principalement des livres et quelques disques, ses seuls refuges pour ne pas penser . Elle allait la retrouver car la savoir seule, démunie au coeur de ce monstre , lui était insupportable.
Elle eut du mal à retrouver les couloirs à emprunter, ses pas résonnaient et semblaient scander la seule pensée concrète capable de s’installer dans son cerveau : Je.dois.l’ai.der....à l’infini jusqu’à la porte de la chambre.
Quand elle entra, elle la trouva sur son lit, assise en tailleur ; elle vit la joie sur son visage déformé et tuméfié , surtout à la vue de la valise.
- Maman !
- Oui, y en a marre de cet hôpital de fous !
- La nuit c’est horrible, j’arrive pas à dire dans l’interphone que ça va pas après leur «oui, c’est pour quoi ?» qui semble dire «Tu me déranges...» Cette boite me paralyse...
- Écoute on va téléphoner à qui tu sais et on te rapatriera, mais les dernières nuits on sera ensemble et si tu te sens pas bien c’est moi qui irai les voir...
Elle déplia le lit l’appoint prévu avec un matelas presqu’au niveau du sol.
- Ça va maman ?
- Oui oui ...
Juste au même moment elle tomba raide de tout son long sur le matelas...
- Maman ça va ?
- Ben oui ça va...
Elle se releva précipitamment, honteuse, incapable d’expliquer ce qu’il lui était arrivé.
Et soudain elles se mirent à rire, sans pouvoir s’arrêter ; le rire se mélangeait aux larmes et les libérait de leurs angoisses.
- Allez tu vas sortir le plus vite possible et on pourra passer peut-être Noël ensemble. On va tout faire pour...
La nuit suivante elle virent un film à la télé, «Pars et ne reviens pas» ; à la fin elles restèrent comme figées et soudain, en se regardant ... éclatèrent ensemble en sanglots !
-Ben dis-donc ,dit-elle avec des hoquets, bonjour le film pour se détendre !
Et de nouveau elles pouffèrent de rire !
-D’un autre côté ça permet de se dire qu’on est pas si malheureux, qu’il y a bien pire !
-Et qu’il y a quand même un espoir...

Quelques années plus tard elles se retrouvaient toutes deux allongées l’une à côté de l’autre, mais dans une maison chaleureuse, bien loin du monstre de la forêt...
Avaient suivi cependant, de mauvaises choses qui s’étaient encore invitées...
Les yeux fixés sur la poutre de la chambre mansardée, elle soupira et dit :
- Il y a un mystère ; il semble que l’on se souvienne plus facilement des mauvaises choses ; peut-être parce que les bonnes se vivent comme des évidences et finalement s’effacent plus vite ; comme si c’était un dû...Les mauvaises agissent comme un traumatisme et laissent plus de marques moralement.
- Et bien je ne suis pas si sûre ; ces mauvaises choses je les sens si loin maintenant même si des stigmates resteront toujours...Tu te rappelles les nuits dans le monstre ? Et bien ce qui me parvient, tout de suite, dans mon souvenir, ce sont nos fou-rires ! Ta chute sur le matelas tel un arbre abattu et ta façon de te relever et de dire, comme... offensée par cette faiblesse, «Tout va bien !» Et ce beau film à la Télé qui nous a fait pleurer comme des malades et rire comme des demeurées !

Oui, c’étaient bien ces souvenirs là qui revenaient en premier mais il suffisait de creuser un peu pour que les mauvais reviennent à toute vitesse. L’angoisse des nuits sans sommeil, les hallucinations suite à l’arrêt brutal de la morphine, la course dans les couloirs pour avertir une infirmière, les packs de glace qu’il fallait aller chercher soi-même pour faire dégonfler le visage tuméfié, et ce médecin qui se dandinait en marchant de long en large pour informer que tout avait raté !...
- Maman !
- Oui ?
- On peut pas oublier, et heureusement, mais regarde maintenant où j’en suis ! Je crois que tu confonds la capacité à oublier avec celle de panser les mauvais souvenirs...
- Panser ? Compenser peut-être...avec les bons...
- Je ne sais pas ; ces mauvais moments font partie intégrante de nos vies, à jamais, mais le principal est qu’ils ne prennent jamais le pas sur notre volonté de vivre, de se battre ; serai-je ce que je suis maintenant sans eux ? J’ai découvert un aspect de moi que je ne connaissais pas, moi si craintive, tu te souviens j’avais peur de tout, et là je me suis battue comme une... «petite soldate» dit-elle en souriant...
- Oui tu l’as bien maté ce «Bernard-l’Hermitte»
- Il ose plus montrer son nez !!
Elle la vit rire et sentit un pincement au coeur. Oui, sa fille s’était battue parce que c’était sa survie et qu’elle s’était autorisée à faire des projets «comme un roseau qui plie mais ne se rompt pas» disait-elle ; elle, qui avait réussi à faire souffler des vents contraires, ceux qui redressent le corps et l’esprit...
Le roseau avait dû plier souvent mais s’était toujours relevé, ne s’avouant jamais battu ; et le combat était de tous les jours...comme l’espoir...
Ce qui la chagrinait c’est que ces mauvais moments avaient comme gommé les beaux souvenirs liés à l’enfance de sa fille, tous ces souvenirs qui existaient encore, heureusement, surtout dans les albums...l’adulte meurtrie avait remplacé, presque occulté, le petit enfant qu’elle peinait à retrouver et ça, ça la mettait en colère ! Ces bons souvenirs presque effacés ne pouvaient compenser les mauvais moments, enfin pas encore... peut-être reviendraient-ils plus tard !
Mais pourquoi plutôt ne pas laisser les choses mauvaises, ou dites mauvaises, prendre simplement leurs places derrière le déroulement des jours, tout derrière, comme des mauvais élèves de la vie....?

Il restait à créer le plus possible de belles choses...

XooHooX
avatar 15/10/2017 @ 00:11:07
A ceci :

"- Il y a un mystère ; il semble que l’on se souvienne plus facilement des mauvaises choses ; peut-être parce que les bonnes se vivent comme des évidences et finalement s’effacent plus vite ; comme si c’était un dû...Les mauvaises agissent comme un traumatisme et laissent plus de marques moralement."

Je serais tenter de dire :

Oui comme chez les autres on se rappelle plus facilement de se qui dérange ... que de ce que font les gens se bien ... et on ne peut aller contre se phénomène qu'en lutant soit même contre soit même ...quand au fait que l'on se souviennent plus aisément des mauvaises expériences que des bonnes ... (mauvais souvenirs) ... c'est peut être ce que les bonnes expériences (bons souvenirs) n'offrent pas d'opportunité de changer le future ... car ce qui va bien on ne veut pas le changer ... tandis que les mauvaises expériences ... nous poussent à vouloir faire en sorte qu'elles ne se reproduisent pas ... donc occupent un espace plus important dans notre mémoire ... dans nos pensés ... pour ne pas qu'on oublie !

Martin1

avatar 15/10/2017 @ 00:39:44

Ce qui la chagrinait c’est que ces mauvais moments avaient comme gommé les beaux souvenirs liés à l’enfance de sa fille, tous ces souvenirs qui existaient encore, heureusement, surtout dans les albums...l’adulte meurtrie avait remplacé, presque occulté, le petit enfant qu’elle peinait à retrouver et ça, ça la mettait en colère !


Les affres de sa vie adulte lui font regretter que sa fille ne soit pas encore dans sa petite enfance!

J'aime bien ton texte Pieronelle Voilà en quelques mots l'impression qu'il m'a laissé.
Les fous rires juste après les folles angoisses : c'était le meilleur exemple qu'on pouvait trouver pour traiter la question-sujet et j'avoue n'y avoir même pas songé. Ton texte a su communiquer cette joie inexplicable, ce besoin d'évacuer le plein d'émotions, qui surgit comme cela, dans la nuit, et j'ai vraiment souri à ce passage!
Et je partage ton avis quand tu dis que les mauvais souvenirs sont plus tenaces, et qu'il faut les "panser" plus que les "oublier"
Les ellipses temporelles sont enchaînées avec souplesse, sans que l'on se sente perdu ; les dialogues coulent facilement et se lisent avec plaisir,
et tu apportes des éléments de réponse à la question, avec une simplicité très éclairante.
Merci Piero

XooHooX
avatar 15/10/2017 @ 00:46:08
faut les "panser" plus que les "oublier"


Cela rejoint mon point de vu : "le bon souvenir ne chasse pas le mauvais" :) Et j'ajouterais : "Il peut atténuer son effets négatif sur le morale ... mais oublier un mauvais souvenir ... serait oublier une expérience vécu :)

Evaetjean
avatar 15/10/2017 @ 12:18:42
C'est un très beau texte de combat à la fois contre la maladie et contre ce fait étrange d'avoir toujours des souvenirs si vifs des mauvais souvenirs alors qu'on essaie désespérément de laisser une place aux milliards de bons souvenirs qui se cachent.

J'aime tes dialogues simples ainsi que tout ces merveilleux moments partagés envers et contre tout.

Merci Pieronnelle de ton texte plein d'amour même si je ne te cache pas ce pincement au fond de mon cœur de lire les échanges d'une maman et de sa fille.

Nathafi
avatar 15/10/2017 @ 18:20:30

J'ai pensé, Pieronnelle, que tu évoquerais ces moments douloureux. Ton texte est plein d'espoir et votre combat n'a pas été vain, bien heureusement !
Restent les souvenirs ancrés dans vos mémoires, je me demandais d'ailleurs comment resurgissent les mauvais souvenirs pour ta fille, s'ils sont plus violents ou plus édulcorés que pour toi-même ?

Plein de bons moments à partager encore, c'est ce qui compte, pour oublier cette époque difficile, du moins la mettre entre parenthèses, car on ne peut pas oublier, hélas...

Marvic

avatar 16/10/2017 @ 11:35:05
J'ai été touchée par ce texte pour avoir moi aussi partagé des épreuves avec ma fille.

Et par les mêmes phrases que XooHooX; et par ses réflexions d'une grande justesse.
Personnellement, je m'aperçois que les anciens mauvais souvenirs sont là, mais derrière les bons.
C'est vrai, on me l'a dit, que les grandes traumatismes de la vie permettent d'avancer, d'être plus fort, et qu'ils permettent de mesurer la valeur des bons moments.
Mais il en faut du temps, il en faut de l'eau sous le pont pour dire :
"Il restait à créer le plus possible de belles choses.."

Lobe
avatar 18/10/2017 @ 18:02:25
Tiens, de mon côté je pense un peu l'inverse : les mauvaises choses, j'ai l'impression que je ne les retiens guère, ou de façon brumeuse. Je ne suis pas sûre de mon fait, mais certaines théorie de neurosciences avancent que des millions d'années d'évolution ont façonné nos cerveaux pour que la résilience nous permette d'avancer en cas de coup du sort. Ah, mis à part les dégouts alimentaires! qui eux sont sacrément pérennes.

Dans le cas de la maladie, les choses sont plus troubles. C'est vrai qu'elle peut déteindre sur le passé, tout nimber d'une totalité plus sombre, comme si les choses étaient déjà contenues dans le passé insoucieux. A l'extrême, c'est la mort qui vient mettre son voile sur toutes les choses (cf le texte brise-coeur d'Evaetjean).

Belle description de moments de complicité mère-fille, contre vents et marées. De l'importance de la gaucherie et des télé-films dans certaines circonstances...

XooHooX
avatar 18/10/2017 @ 18:38:48
Tiens, de mon côté je pense un peu l'inverse : les mauvaises choses, j'ai l'impression que je ne les retiens guère, ou de façon brumeuse.


Je suis tenté de penser, que si le souvenir en question n'est pas une réelle expérience de vie qui nous apporte quelques chose, notre instinct de survie nous aide à ne pas trop y penser, en faite je pense qu'une situation vécue qui nous laisse un mauvais souvenir, nous repenserons à ce souvenir face à une nouvelle situation similaire pour ne pas faire les mêmes erreurs si on en a fait par exemple !

XooHooX
avatar 18/10/2017 @ 18:39:44
Je suis tenté de penser, que si le souvenir en question n'est pas une réelle expérience de vie qui nous apporte quelques chose, notre instinct de survie nous aide à ne pas trop y penser, en faite je pense qu'une situation vécue qui nous laisse un mauvais souvenir, nous repenserons à ce souvenir face à une nouvelle situation similaire pour ne pas faire les mêmes erreurs si on en a fait par exemple !


Bien que je suis du genre a ressasser les mauvais souvenir !

Garance62
avatar 18/10/2017 @ 21:47:12
Contente, très contente de te retrouver Pieronnelle, et doublement dans ce texte là.

Ce petit grand espace de critiques libres est un merveilleux refuge. Les plus grandes douleurs y côtoient les plus belles guérisons. C'est un endroit caché où nous pouvons dire, écrire plutôt et ces mots, quels qu'ils soient, douloureux, gais, sans conséquence sont tous accueillis avec bienveillance. C'est un endroit précieux.

Merci Pieronnelle pour ce bel écrit. Avec lui nous partageons un peu de ce que vous avez vécu toutes les deux. Les mots sont des ponts entre les humains. Des ponts précieux.

Tistou 20/10/2017 @ 18:41:47
Il semblerait que le thème proposé (et, considéré par quelques un(e)s comme peu "contraint") amène beaucoup d'entre nous à piocher dans notre personnelle expérience. Le cas ici encore. Un cas douloureux, et comme Nathafi, je pouvais facilement imaginer que tu te réfèrerais à cette situation.
Beaucoup d'émotions donc. Et, à cause ? un texte qui m'a semblé moins fluide, plus heurté que d'autres de tes productions. (il faut dire qu'on a un peu perdu la main ces derniers temps)
A l'instar de Martin1, on ressent effectivement cette sensation étrange qui peut nous prendre dans des situations extrêmes, extrêmes sur le plan émotif notamment, pour évacuer par des attitudes incongrues tel un fou rire par exemple. Tu le rends bien , ça ...

Qui donc va continuer derrière toi ? ... Nathafi, on pourrait bien rester dans la ligne ...
Et toi tu reprends "se souvenir des amours enfantines" d'Amaury Watremez. Pas de hiatus à mon avis ...

Guigomas
avatar 07/11/2017 @ 12:09:28
Un beau texte que j'avais lu mais pas commenté, parce que c'est délicat de commenter des textes personnels; je note cette phrase que je trouve très vraie "Oui, c’étaient bien ces souvenirs là qui revenaient en premier", on peut avoir de beaux souvenirs de moments difficiles, comme de brillants soleils traversant un ténébreux orage. Mais l'orage reste présent.

Pieronnelle

avatar 07/11/2017 @ 14:54:23
Un beau texte que j'avais lu mais pas commenté, parce que c'est délicat de commenter des textes personnels; je note cette phrase que je trouve très vraie "Oui, c’étaient bien ces souvenirs là qui revenaient en premier", on peut avoir de beaux souvenirs de moments difficiles, comme de brillants soleils traversant un ténébreux orage. Mais l'orage reste présent.

Je comprends Guigomas et quelques mots suffisent souvent . Merci pour ta lecture...

AmauryWatremez

avatar 13/11/2017 @ 14:36:21
Texte très vivant, très personnel, ça se sent, on voit que ça vient des entrailles et du coeur

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