Martin1

avatar 14/10/2017 @ 20:09:40
Je m’en vais vous conter une histoire assez curieuse dont, à vrai dire, je n’ai pas été le témoin direct. On m’a rapporté une scène qui y ressemblait un peu, et d’un ton si volatile que je ne pensais pas m’en souvenir. Non que la scène soit particulièrement intéressante ; je veux dire, elle n’appartient pas à ces faits divers qui attirent usuellement notre attention. Qu’on me pardonne si elle vous paraît insignifiante ; elle m’ennuie assez déjà moi-même. Mais les personnes dont il est question n’ont pas, pour être honnête, de vie intéressante. Ou plutôt, pour le dire d’une manière moins offensante, toute leur vie semble d’un intérêt égal – intérêt qui pour un esprit curieux, est immense, incommensurable, mais de manière trop relative pour ne pas endormir mon auditeur. Voilà qui s’annonce mal, je sais. Houlà, je m’égare ; il me faut commencer.


Victoria avait répandu les photographies sur le canapé et aussi sur les deux fauteuils qui cernaient la table basse. Tellement de photographies qu’on ne savait plus la couleur des fauteuils.
- Viens, Jo, viens, tu devrais les regarder, dit-elle d’une voix nonchalante, sans même lever les yeux.
Joachim était assis sur un bureau de bois blanc, à quelques pas de là. Son nez touchait presque la page d’une encyclopédie sans images, dont les caractères, de taille 8, avaient permis à l’éditeur de caser plus d’une centaine de lignes par page. Du concentré de savoir pur, factuel, à boire comme de l’eau-de-vie, sans valeur interprétative, en police Arial, avec une interligne d’un millimètre, et dont les pages étaient numérotées avec quatre chiffres.
Il se retourna, aperçut Victoria qui semblait se noyer au milieu des albums et lâcha :
- Doux Jésus, non merci.
- Pourquoi n’aimes-tu pas regarder les photographies ? C’est amusant.
« Amusant » ? Il se râcla la gorge et chercha pendant quelques secondes une réponse spirituelle. Mais après quelques instants de réflexion, il renonça, se renfrogna dans sa chaise et se concentra sur son gargantuesque ouvrage.
- J’ai un article sur Victor Hugo à écrire pour demain, j’essaie de me concentrer.
Elle le regarda cinq secondes, puis pointa son faux ongle sur le canapé.
- Regarde au moins cette photo, là.
Bien que Joachim n’eut jamais le plaisir de la voir, la photo en question était une photographie de lui-même, âgé de douze ans. Il se trouvait, tout joyeux, au volant d’une Mercedes à l’arrêt, appartenant à son oncle, dont on pouvait apercevoir les lunettes de soleil en arrière-plan. Deux de ses jeunes sœurs se serraient sur le siège passager, le regard lumineux à l’intention d’un grand frère qu’elles semblaient vénérer comme un dieu.
- Ecoute, si c’est encore une photo de ta grand-tante et de son bouledogue suédois, plutôt mourir.
Joachim voulait en fait parler d’un chat persan brun aux tons noirs, sûrement mort depuis des lustres, dont il devait rester d’ailleurs quelques poils longs sur l’un des poufs du salon – et quelques photos jaunies qui lui donnaient la nausée. Mais Victoria dit :
- C’était une photo de toi, sombre idiot ! Toi quand tu jouais au volant d’une Mercedes.
- Dans ce cas, à quoi bon ? J’ai une bonne mémoire. Je me souviens d’à peu près tout ce qui a marqué ma jeunesse, et crois-moi, c’est à contrecœur. Il m’arrive parfois de nourrir un espoir, celui de pouvoir tout oublier et de me consacrer enfin au temps présent. Les photographies m’ont toujours ennuyé, et les photographes encore plus. Si tu persistes à m’agiter sous le nez les photos de Joachim en Mercedes, Joachim à la plage, Joachim à la campagne, Joachim mouche son nez, etc… Joachim va finir par ne voir le monde qu’à travers tes pellicules et cela serait bien dommageable à sa thèse.
Il souleva la couverture de l’encyclopédie et son profil disparut.


Victoria regarda de nouveau les photos et s’y perdit quelques instants. Elle pensa alors, confusément, qu’elle aimait fort ces photographies ; elles ressuscitaient en elle le temps qu’elle avait passé, avec ses parents, avec Jo, avec sa fille. Il lui semblait que le temps qui lui avait été donné, au fond, elle l’avait reçu comme un trésor, dont elle se croyait ni avare ni dispendieuse. Ce que Jo exagérait. Pour lui, elles sont trop riantes, trop factices pour prétendre ressembler à ce qu’il avait vécu, sans doute. Mais on ne peut donner un sens à sa vie sans la faire mentir un peu. La vraie vie est un peu absurde ; elle est même complètement absurde, longue et pénible, comme un labyrinthe ; la vie des albums a un sens, elle présente une chronologie crédible, elle rapproche les événements, efface ce qui fausserait notre témoignage, quel est le crime de s’y projeter ?
Ce que Victoria ignorait, c’est que Joachim, qui ne se mettait jamais en colère et qui restait globalement dans un mutisme indifférent, n’était pas seulement ennuyé par les photographies.
Sa mauvaise humeur n’avait rien à voir avec son épouse ; si sa femme voulait perdre son temps, après tout, elle faisait bien ce qu’elle voulait. Il l’aimait trop, sûrement, pour ne pas respecter ses passe-temps. Mais il en vint à l’évidence : les photographies ne faisaient pas que l’ennuyer, il les abhorrait. Il les regardait avec autant de plaisir qu’on a à regarder la tête d'une fourmi rouge poilue en zoom 1/50. « C’est assez bizarre. Je me demande bien comment je peux haïr quelque chose à ce point ? »
Il faut préciser que Joachim avait plusieurs traits de comportement qui lui étaient à peu près exclusivement propres ; lorsqu'il se posait une question intérieure, même sans grand intérêt, il lui fallait trouver une réponse. Et il ne lâcherait pas l’affaire sans qu’il eut trouvé la réponse, la meilleure qui soit, celle qui lui conviendrait parfaitement, qui décrirait avec exactitude la nature du problème. Aussi, incapable de se concentrer sur Victor Hugo, il consacra bien cinq minutes à comprendre les raisons de sa phobie.
Il pensa tout d’abord qu’elles lui rappelaient un passé douloureux, comme une sorte de honte ou de mauvais souvenir. Il y avait un peu de ça, sûrement, mais qui n’a pas de mauvais souvenirs ? Une autre hypothèse l’effleura : sur la plupart de ces photos, on l’avait forcé à avoir l’air heureux. Ça lui était arrivé souvent. Pour un type comme Joachim, qui méprisait le monde et ne daignait venir qu’aux dîners de famille que pour engloutir la moitié des cocktails, il n’existait rien sur Terre de plus horripilant qu’un rire forcé.
Mais non.
Au fond, les photos nourrissaient son regret de voir lui échapper un temps passé dont il avait fait mauvais usage. Cela lui coûtait d’admettre qu’il n’avait jamais été là où il aurait dû être ; qu’il avait perdu trop de son temps et qu’il avait une haute idée – peut-être un peu trop haute – de la valeur du temps qu’il accordait, aux autres comme à lui-même.
L’affaire résolue, et quoique sa conclusion fut assez vaniteuse (il l’oubliera dans quelques minutes), Joachim était satisfait. Il reporta son attention sur Victor Hugo et on ne l’entendit plus.

Evaetjean
avatar 14/10/2017 @ 21:25:41
Martin c'est touchant. Il y a je ne sais quoi dans ton texte qui est... je ne sais pas... je n'ai pas de mots. Les photographies sont de si beaux et douloureux souvenirs à la fois... Tu l'as parfaitement résumé.

Ton écrit est aéré, clair et concis !

Je reste sur un petit quelques choses en suspension au fond de moi que je ne pourrais expliquer mais que ton texte a fait ressurgir d'un seul coup.

Pieronnelle

avatar 15/10/2017 @ 00:14:00
Ce qui est étrange dans ton texte c'est le côté un peu indéfini des souvenirs de Joachim ; cette crainte de plonger dans une enfance qui ressemble à de mauvais moments mais en même temps qui le questionne sur la fausseté d'un bonheur imposé. Je trouve cette phrase très forte :" Au fond, les photos nourrissaient son regret de voir lui échapper un temps passé dont il avait fait mauvais usage:" Certaines personnes ont l'air de maîtriser leur vie sans accroc mais...quelques petites photos peuvent, d'un seul coup, révéler une vulnérabilité et sans doute beaucoup de regrets...Toujours très fouillé tes textes Martin, le tourmenté...Merci !

Nathafi
avatar 15/10/2017 @ 17:59:25

Il est vrai que les photos sont cruelles, en nous replongeant des années en arrière, pour de bons ou mauvais souvenirs. J'ai toutefois tendance à penser qu'avec le temps, jaunissant, elles atténuent la douleur par cet aspect moins net, leurs couleurs passant... A l'heure du numérique on ne peut plus en dire autant, et il me semble qu'on en prend moins, ou on ne les regarde plus.
Ici Joachim veut enterrer ce passé, cette perte de temps, alors que Victoria prend plaisir à les regarder encore et toujours. Il y a des choses plus longues à digérer...

Beau texte Martin, profond, un texte qui interpelle.

Tistou 17/10/2017 @ 09:35:31
Ton introduction, en italique, m'a évoqué le genre d'introduction que Joseph Conrad affectionne dans ses nouvelles ; digression peu en rapport avec le vrai sujet, une manière de se mettre ou de mettre le lecteur directement hors-jeu ? De créer un décalage ?
Quoiqu'il en soit, ça attaquait bien. Et, toujours quoiqu'il en soit, ça tint ses promesses.
Deux individus au mode de fonctionnement foncièrement différent. Qui pourtant vivent ensemble. Comme dans la vie en fait. Une qui est capable de retrouver, ou d'imaginer, de beaux souvenirs à la vue de vieilles photos (et donc, on peut le supposer d'amoindrir les mauvais moments ?). L'autre, féroce adversaire des dites photos. Introspecteur en diable, on doute qu'il soit capable de se souvenir de ces bons moments, il réfléchit trop ...

"Il faut préciser que Joachim avait plusieurs traits de comportement qui lui étaient à peu près exclusivement propres ; lorsqu'il se posait une question intérieure, même sans grand intérêt, il lui fallait trouver une réponse."

Tu en connais des comme ça ? Pas toi quand même ?!

Bon, et qui nous reprendre tout ça ? Evaetjean qui justement écrivait à propos de ton texte : "Je reste sur un petit quelques chose en suspension au fond de moi que je ne pourrais expliquer mais que ton texte a fait ressurgir d'un seul coup."

M'est avis qu'elle va avoir l'occasion de tourner et retourner ceci ...

Et toi, sur quelles traces pars - tu ? "Tout ce qui compte", de Garance. Changement de tonalité là aussi certainement à prévoir ...

Marvic

avatar 17/10/2017 @ 11:08:03
Joachim n'aime pas les photos. Il en a même la phobie. Pour les souvenirs, sa mémoire lui suffit.
Quelle chance !
Mais il a raison, les photos figent en général des moments heureux...et c'est pour ça qu'on les aime !
J'ai particulièrement apprécié son questionnement (et ton texte !), et la fin est magistrale !

Garance62
avatar 17/10/2017 @ 20:53:07
Bonsoir Martin
Découverte de ton écriture. J'aime ta narration. L'envie est là d'aller jusqu'au bout.C'est, à mon avis, une bien belle écriture.
Juste quelques imprécisions, plutôt quelques phrases à retravailler pour y mettre la patine. Peu importe, ça ne concerne que moi, exigeante ahahah.

Voilà pour la forme. Pour le fond j'aime bien aussi. Le regard que l'on porte sur les choses, sur l'essentiel ici, un des points cruciaux de notre vie, le temps qui passe. Et la manière de se retourner. Ou non...

Tu as pris l'objet rêvé pour celui qui veut se souvenir, garder les traces et honni de celui qui refuse de se retourner.
Que chacun soit là où c'est bon pour lui, ce qui est permis dans ton texte, par chacun des personnages. Et ça j'aime beaucoup !
Merci Martin et à bientôt !

Guigomas
avatar 20/10/2017 @ 15:23:59
Je trouve que tu écris de manière très élégante, on imagine très bien ce couple dont l'enfant a grandi, seuls dans leur salon, chacun à ses activités..
J'ai un peu de mal à cerner le personnage de Jo: rat de bibliothèque indifférent à ce qui n'est pas intellectuel et agacé qu'on lui rappelle qu'il a été un enfant ? Ou personnage aigri insatisfait de son sort et qui verrait dans les photos de son enfance toutes les promesses non tenues (un peu la nostalgie de l'invécu, Lobe copyright) ?
Peut-être un peu des deux.

Martin1

avatar 20/10/2017 @ 22:01:13
Plutôt le deuxieme, mais son aigreur, je crois, est sans connotation trop pejorative.
On pourrait dire que c'est pour resister humainement à l'aigreur et a la frustration justement qu'il prefere ne pas regarder ces photos.

Lobe
avatar 23/10/2017 @ 18:20:53
Tistou m’a rappelé à juste titre que je n’avais pas commenté ton texte : c’est vrai, et ce n’était qu’à moitié un oubli. L’autre moitié repose sur le fait que je ne savais pas par où commencer un commentaire.

Ce texte me déstabilise : j’en aime le bandeau introductif qui souligne la contingence du récit à suivre, mais qui ajoute aussi une distance immédiate. La description de ce couple est très bien menée, alors qu’il semble pourtant bien mal coordonné (c’est que j’imagine mal qu’on puisse aimer à la fois une femme avec de faux-ongles et Victor Hugo ; je dois être un peu trop binaire). Et Joachim me plait beaucoup, la confiance qu’il a en son propre jugement, quand bien même l’affirmation à laquelle il aboutit en cinq minutes en est une qui enterre sa vie entière.

« La vie des albums a un sens », ça me rappelle l’un des TED Talks que j’ai écouté récemment. Il y était question du fait que le bonheur était une notion un peu stérile. Qu’il valait mieux mener une vie autour de la quête de son propre sens, et qu’une façon de s’approcher de celui-ci était de réussir à ordonner les éléments de sa vie en un récit cohérent. Je ne sais pas si je suis d’accord, et ton texte le dit aussi : la vie ne rentre pas dans l’album, elle le déborde. Elle est faite de toute l’inadéquation qu’il y a entre les photos et le moment vécu, en-deçà et au-delà.

Euh, moi aussi je m’égare. Beau texte en tout cas, il est comme sur le fil, j’aurais eu du mal à le poursuivre.

Frunny
avatar 12/11/2017 @ 21:22:01
Beau texte qui donne à réfléchir.
ça me rappelle le superbe roman d'Isabelle Monnin, "Les gens dans l'enveloppe".
Oui, les photos ont une valeur nostalgique forte, peuvent remuer de bons et mauvais souvenirs et nous rappellent dramatiquement qu'on se rapproche de la mort.

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