Evaetjean
avatar 14/10/2017 @ 17:20:20
Juste... elle

J’avais une fille. Tout ce qu’elle voulait c’était avoir des enfants et se marier à l’église.

J’ai peur ! J’ai peur de l’oublier ! J’ai peur qu’un matin, en ouvrant les yeux, je ne me souviennes plus de sa voix, son odeur, sa peau, les contours de son corps. J’ai peur de ne plus voir sa jolie silhouette, pulpeuse, sortant de la douche dans une salle de bain embuée, entouré d’une serviette tandis qu’elle enrubanne ses cheveux d’une autre serviette et que, les jours d’hiver, elle râle parce que j’ouvre la porte et qu’elle a froid. J’ai peur, en franchissant le seuil de la porte, de ne plus entendre le son de sa voix qui résonne en écho au fond de moi pour me raconter sa journée, ses joies, ses colères, ses déboires et ses victoires.

Les souvenirs sont tant et si peu à la fois. Drôle de sujet que celui ci… Comment dire aux gens qui t’entourent qu’en effet il ne faut garder d’elle que les bons souvenirs tout en sachant que tout juste 2 mois avant son départ tu râlais car ses notes faisaient une descente prodigieuse dans le néant. Tu te souviens, d’un coup, qu’un soir tu as rouspété parce qu’elle flanchait en espagnol… mais à quoi ça lui sert à présent l’espagnol ? Les anges ne parleraient-ils donc qu’en espagnol ?

Et puis c’est étrange cette faculté qu’on les personnes à te dire « Il faut continuer ! Tu as tes autres enfants ça va aller. »... Alors quoi ? Les gens pensent-ils sincèrement que « parce que tu as d’autres enfants » tout va bien se passer ??? Genre « c’est bon tu as des pièces de rechange un coup de manivelle et tu repars » ! Non cela ne fonctionne pas ainsi. On ne fait pas plusieurs enfants « au cas où » l’un d’eux venait à disparaître… Non ! On ne fait pas des enfants pour boucher les trous laissés par l’absence, pour boucher des trous qui jamais ne se fermeront.

Lorsque tu apprends que ton enfant est passé dans cet autre monde invisible ton cerveau se bloque et il débite un tas de souvenirs en mode replay. On m’a dit un jour que notre vie défilée devant nos yeux quand on partait, je sais à présent que lorsque c’est ton enfant qui part c’est identique… sauf que c’est sa vie qui défile…

Et elle est là, nourrisson hurlant le soir alors que tu tombes de sommeil. Petit être déjà à l’affût de la vie qui, du haut de ses 9 mois, commence à marcher et à grimper partout. Mini morceau de femme me piquant mes chaussures à talons et mes robes. J’ai toujours su qu’elle serait magnifiquement se déplacer en talons, en tout cas à 3 ans elle n’avait aucun souci pour cela. Et puis les années passent. Ses 10 ans furent compliqués, parents divorcés… une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre... un petit frère de 8 ans à couver, des demi-frères et un tout petit demi-frère qui prenait de la place dans cette grande famille que nous formions. Et puis le temps passe et file… 15 ans, un mini début de liberté se faufile. Les années continuent sur leur lancée, rien ne les arrête… Si ce n’est… un arbre... sur un bord de route.

Un jour, au détour d’une conversation, on m’a demandé si le souvenir des belles choses pouvaient compenser les mauvaises… Que répondre à cela ? Que répondre alors que quand je pense à la jeune femme formidable qu’elle était me revienne inlassablement les moments où je me suis énervée pour des choses sans importance. Je m’entends encore et encore lui dire « doucement, calme toi, parle moins fort » alors que, fatiguait de ma journée de boulot, je rentrais et qu’elle me sautait dessus pour me raconter ses histoires de copines, d’amour de sa voix qui balançait dans les tonalités. Que répondre quand je repense aussi à tout ces si doux instants de complicité. Elle était si vivante, si pleine de gaieté. Elle laissait son empreinte partout où elle passait. Tellement bien dans son corps, heureuse de vivre et à l’aise dans ses baskets. J’ai tant de si beaux moments que, parfois, ma raison m’abandonne… Je ne peux y croire… C’est faux, improbable… Et c’est à cet instant que se superpose la dernière image que j’ai d’elle… Allongée, les yeux clos, calme et paisible… Telle la belle aux bois dormant entourée de soie blanche.

Je ne sais quoi dire face à cette question incongrue ! Je sais qu’ en m’endormant j’espère me réveiller sur un monde où elle est là… Je supplie de remonter le temps afin de lui téléphoner pour, peut-être, lui rendre son avenir.

J’avais une fille. Tout ce qu’elle voulait c’était avoir des enfants et se marier à l’église. Et quand je pense à elle… la raison m’abandonne… 

Pieronnelle

avatar 14/10/2017 @ 22:31:17
Ah que dire ! Quelque part je l'entends ce cri et surtout le ressent profondément...terrible , car si moi j'ai eu la peur de cette chose effroyable qu'est la perte de son enfant, je n'ai pas eu à la vivre...Je comprends que tu ne puisses donner même une toute petite réponse à cette question sur les mauvaises et bonnes choses qui pourraient se compenser...c'est bien au-delà ! Ce qui est dur c'est que le souvenir des belles choses accentue la mauvaise...que faire ? Aucun conseil, surtout pas celui de la compensation par la présence d'un autre enfant, qui a dû aussi avoir sa part de souffrance...attendre, attendre mais oublier jamais ! Courage et surtout j'espère de tout cœur qu'un jour tous ces beaux souvenirs de ta fille ne feront ressortir que le bonheur de les avoir vécus avec elle...De tout cœur avec toi !

Martin1

avatar 15/10/2017 @ 00:16:08
Je trouve que ce texte porte remarquablement les sentiments pour lesquelles il a été écrit : la douleur et la beauté du souvenir, la vanité de nos petits tracas (les disputes dans le passé) devant la tragédie là, qui se dépose dans la vie comme une masse, sans espoir de retour en arrière ; la grandeur de l'âme qui pleure, la raison qui abdique devant la tristesse.
C'est comme un beau chant de tristesse, et je suis sensible à tout ce qui vient du coeur. Merci pour ce texte!

Je ne suis ni émotif ni superstitieux, et n'aime pas attiser les douleurs, mais je fais partie de ceux qui pensent que nos êtres chers nous seront redonnés, quelque part, au-delà de la mort, libérés de leurs douleurs, prêts à recevoir enfin tout l'amour que l'on éprouve pour eux. Et alors je crois, que, peut-être, la vie reprendra un cours nouveau, comme si l'on recommençait la lecture d'un livre à l'endroit où l'on s'était arrêté, il y a bien longtemps.


Martin1

avatar 15/10/2017 @ 00:16:41
les sentiments pour lesquelles

lesquels*

Nathafi
avatar 15/10/2017 @ 18:06:24

Certainement le texte qui me touche le plus, et qui fait prendre conscience d'un tas de choses, pour qui a ses enfants près de lui et ne se rend pas compte de son bonheur !
Dure épreuve pour laquelle il est interdit de juger, où la difficulté de trouver des mots de réconfort s'ajoute à la gêne.
Se souvenir des moments partagés est un bon réconfort je pense, les images enfouies peuvent remonter à la surface et apaiser la peine.

Frunny
avatar 15/10/2017 @ 19:18:42
Très touchant.
Un texte qui ramène -une nouvelle fois- à l'enfance.
L'enfance qui permet de se ressourcer mais qui -parfois- remue des douleurs enfouies.
Encore merci pour ce très beau texte Evaetjean .

Marvic

avatar 16/10/2017 @ 11:09:43
Tu as vécu l'inadmissible, l'impensable...et je suis incapable de trouver des mots pour en parler, pour te parler...
Après avoir lu ton témoignage hier soir, j'ai éteint, trop bouleversée.
Du courage Evaetjean

Lobe
avatar 16/10/2017 @ 17:18:57
Ton précédent texte, déjà, laissait entendre cela. Difficile de commenter, difficile aussi de te succéder (mais je ferai de mon mieux). Ce que cela m’évoque, c’est la futilité de tout ensuite : les questions des gens autour, les tracas qu’on avait, la vie sans. Du texte de Garance, je reprends les termes ‘présence’, ‘amour’. Mais que peut l’amour sans présence, et les présences quand est parti l’amour, ça… Et cette peur immense que les souvenirs eux-mêmes s’empoisonnent de cette présence absente. Mais cela, je le sais, ou je crois le savoir, du livre de Pierre Jourde, Winter is coming.

Tistou 16/10/2017 @ 22:36:13
J'ai peur que les souvenirs des belles choses ne puissent compenser les mauvaises dans le cas présent. Ta réponse est sans ambiguïté. Ta situation sans trop de comparaison non plus. Tu choisis manifestement d'en parler afin de ne pas stocker ça en toi, ne pas stocker au risque de faire monter la pression jusqu'à devenir fou. C'est certainement le bon choix, j'ai connu ça aussi, à un autre degré d'intensité.
Mais non, les souvenirs des belles choses ne peuvent pas tout. Pas tout de suite en tout cas. Puisse le temps qui passe apporter toujours un peu plus de baume pour que la douleur soit moins cruelle !

https://youtu.be/xEwAh3cnQ4Y

Dans ce cas précis, c'est un chagrin d'amour, une séparation cruelle. Time will cure you. C'est ce qu'il faut espérer.

Martin1 a raison : "C'est comme un beau chant de tristesse"

C'est Lobe qui prend ta suite. On peut faire confiance à sa sensibilité même si ça n'est sûrement pas simple. Et toi tu continues "L'album sentimental", de Martin justement. Fais en sorte de te détacher et pour quelques instants d'essayer d'emprunter une voie moins douloureuse ...

Evaetjean
avatar 17/10/2017 @ 10:37:10
Merci à vous toutes et tous d'avoir mis de si doux commentaires. Lobe oui c'est cela, tu as les mots justes.

Encore merci.

Garance62
avatar 18/10/2017 @ 22:31:46
Evaetjean, seul celui qui a vécu sait. Seul celui qui vit après ce drame sait. Seul celui qui écrit sait les mots.
Toi tu sais tout ça. L'impensable. La douleur. Le souvenir. La vie. La tienne maintenant.
Tu as su, pour ce texte, trouver les mots. Les tiens.
Ici c'est un endroit où la parole écrite est précieuse. Elle est possible parce qu'elle est cachée, un peu. Parler, écrire sur une telle douleur, tu as su le faire.
Je t'en remercie Evaetjean.
Parce que c'est de confiance qu'il s'agit. Tu nous as fait confiance sur notre capacité à tous à recevoir tes mots.
Je te souhaite de continuer à écrire Evaetjean. Écrire, je crois, c'est garder vivants les souvenirs les plus beaux.

Guigomas
avatar 26/10/2017 @ 13:46:38
C'est un texte bouleversant, sur la plus grande douleur sans doute qu'on puisse connaître en ce monde. Impossible de le commenter; merci de nous rappeler le bonheur que nous donnent nos enfants et que la vie est parfois cruelle. Les souvenirs jamais ne compensent l'absence.

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