Lobe
avatar 19/04/2017 @ 23:05:27
Quand même, il aurait pu faire un effort : on ne s’était pas vu depuis le trois janvier quand il m’avait laissée sur ce quai de gare - toujours si dérisoires, ces moments quai de gare. J’avais compté les jours, jusqu’à ce week-end long, que j’avais choisi pour débarquer, la fleur au fusil, le cœur allègre. Son regard a hésité entre la pomme de mon menton et le haut de mon cou quand il m’a dit qu’il avait accepté un remplacement pour samedi et dimanche. Nous aurions deux brèves soirées ensemble, deux bribes de nuits, et le café noir du matin. Mes discussions, peine perdue. Je savais, au demeurant, et j'acquiesçais, même si ça me retournait l’estomac. L’histoire du pot de terre contre de le pot de fer. Fer, faire face, fermer la porte aux fairy tales de l’enfance, fertig : la rationalité économique gagne d’office. Et, pour lui au ventre trop plat, la rationalité du ventre et de ses gargouillis. Lorsqu'il s'est levé pour aller travailler, je suis partie battre la campagne.

Je connaissais mal le lieu, la rive gauche du lac. Un coin en périphérie des sentiers battus. Promenade amère où je parlais aux fleurs muettes. Je sentais menacer le nuage cafardeux, qui, s’il me prenait, ne me libérerait plus de sitôt. C’est à ce moment-là que j’ai entendu la voix fripée d’un monsieur que les broussailles n’avaient pas rebuté. Il s'entretenait avec son épagneul un peu lessivé dont les poils encore humides ondulaient bellement. Il a vu mon air, alors il ne s’est pas embarrassé et à commencer de raconter un vieux voyage, pour brutalement me faire décoller de ma réalité.

« ... Bang ! ... Le choc nous fit sursauter. La barque venait de taper un récif d’une de ces paillettes grecques dont je ne veux plus me rappeler le nom. C’était le beau milieu de la nuit tu vois. Cette heure de répit que le corps épuisé octroyait aux hommes de rien qui tentèrent en ce temps la traversée de la Méditerranée. Tu demanderas à tes parents qu’ils te racontent ce début des années deux mille, la litanie des exilés emportés par les vagues. Pour toi, c’est une part noire de l’histoire de ton pays, pour moi c’est jouer la mort pendant douze jours et onze nuits. Mais ce qu’ils ne te diront pas, c’est que la vraie odyssée commença une fois que j'eus gagné sur la mort en mer. Ce fut le regard que l’on posait sur ma peau, ce furent les phrases crachées qui corrodent l’âme, suffoquent ce qui te fait homme, nient le chemin d’embuches, d’entraides et d’entourloupes qui me mena dans ce pays dont depuis si longtemps on me dressait le récit. Récit, récif, douceur, douleur ; tu vois, il faut chérir les lettres et les mots, les chérir pour ne pas trébucher dessus. Et ne pas les laisser devenir des armes de haine qui te mettent en cage.

J’ai connu les cages, alors, j'ai connu les caves. Celles des cyclopes qui ne sont pas ceux qu’on croit, celles des cyclopes qui nous y enferment sciemment. Et ce n’est pas le pieu qui nous a sauvés. C’est la ruse, la ruse du désespoir et de la fantaisie qui coule dans notre sang, celle de l’esprit qui use de la parole pour calmer les loups et apprivoiser les moutons. Il nous a fallu palabrer tant et plus pour redonner la vue à ces géants qui nous mangeaient. Il nous a fallu tant et plus leur conter nos destinées, les chemins retors et les miracles de l’aube quand elle se lève la première fois sur la terre désirée comme l’ombre sur le ventre de la femme qu’on a laissée derrière le sable. S’épuiser la salive, chaque jour, pas d’autre choix, pour rendre la vue aux grands hommes qui ont cru leur science infuse. Le jour où j’ai compris…que le seul salut serait celui que l’on se crée, Inch’Allah. Parce qu’Il n’y a pas d’Ulysse, hélas, c’est là qu’est l’os ! »

Le vieux se tenait devant moi, il pleurait, mais son visage avait l'air de rire par-dessous, un peu, un reflet de son visage d’enfant grandi dans un village si lointain. Je suis rentrée vers la maison poussée par sa voix qui ondoyait en chantonnant.

Si on le peut
Si on a la chance
De pouvoir le vouloir
Alors si on le peut
On peut vouloir réussir sa vie
D’une façon
Ou d’une autre
- surtout d’une autre -
Dune après dune
De sable
Et de poussière
Et de rêve.

Cyclo
avatar 20/04/2017 @ 11:27:02
Beaucoup de jeux de mots, de jeux avec les mots, de réminiscences littéraires aussi dans cette Odyssée qui en vaut bien une autre... Je suis resté sous le charme, envoûté même parfois. Réalisme et poésie se mêlent. Bravo !

Pieronnelle

avatar 20/04/2017 @ 17:28:49
Quelle belle idée que ce rapprochement avec l'Odyssée, la grande ! Ca m'a fait penser au "Ulysse from Bagdad" de E E Shmitt.
Les troisième et quatrième paragraphes sont superbes ! envoûtants oui pas de doute...Tu tricotes vraiment bien avec mots et tu m'as transportée d'une façon si originale, sans pathos mais avec un humour perlé et surtout poétique, et ça faut le faire avec un sujet pareil ! Sujet qui m'obsède je l'avoue...et tu l'as abordé d'une façon qui m'a particulièrement touchée.
"un peu, un reflet de son visage d’enfant grandi dans un village si lointain", encore une autre interprétation de ce rire, chacun ayant eu la sienne dans cet exo, celle-ci si douce et tendre.
Et cette ballade (ah là oui il faut les 2 L :-) avec les mots de la phrase ; Joli !

Tistou 20/04/2017 @ 19:19:11
Quand même ! Il aurait pu faire un effort ! La planter là, comme ça, sous prétexte de remplacement ...
En même temps, c'est ce qui ouvre le champ des possibles, même si peu probables, des possibles et des souhaitables, en tout cas le champ de l'inattendu et de l'occasion, qui fait le larron, comme chacun sait ...
Et du coup, ça donne à Lobe un bon départ d'exo, qui, encore une fois, ne sent pas du tout son contraint, avec pourtant ses 4 phrases placées en tête de §, aussi aisément qu'elle nous parlerait de ... des ... ses arbres là, au Cameroun ... ah oui, les safoutiers !!
Belle écriture, sophistiquée, qui fait du coup passer le dialogue par la case "Odyssée" (sinon ça ne le fait pas) et ça tombe bien, l'Odyssée justement est en filigrane. Tiens, voyez-vous ça !
Des jeux de mots, ben oui, des agaceries de mots, des "Fer, faire face, fermer la porte aux fairy tales de l’enfance, fertig". Fertig, oui, fini ...
Et une fin en forme de poésie qui m'a irrésistiblement fait me demander si Clamence n'était pas passée par là !

Et comme Cyclo, même remarque (mais en une heure et demie quand même) ah ! 4160 signes, en 1h30, non ça reste raisonnable comme productivité ...

"Dune après dune
De sable
Et de poussière
Et de rêve."

Dunes de rêve ...

SpaceCadet
avatar 21/04/2017 @ 02:50:01
Compte tenu des contraintes, je trouve le sujet inattendu, surprenant. Le texte est fluide, les mots souvent plutôt allusifs qu'explicites, enchaînent, font avancer le texte, suivant un style personnel, que l'on pourrait qualifier de 'Lobien'. Je trouve par ailleurs que tu t'est bien acquittée de cette phrase que tu place en finale, la présentant sous forme de chant; une idée originale qui passe très bien dans le contexte. Enfin, histoire de conclure, de refermer ce qui a été entamé au début du récit, j'aurais aimé savoir ce que la narratrice retire de cette rencontre ou de cette expérience inattendue, ou de cette journée.

N...ajat

avatar 22/04/2017 @ 08:58:00
J'ai lu et relu ton texte, j'ai bien cherché la faille, mais il n'y avais pas. Un texte fort et rythmé et qui exige qu'on lui accorde le temps qu'il mérite. Une écriture passionnée et nourrissante, ton histoire évoque une odyssée de ces temps.Une odyssée qui n'émerveille pas mais qui fait mal. Enfin le jeux de mots, la crise sur la tarte, quelle générosité :)
Vingt deux ans avec cette maturité, c'est très prometteur !
Maintenant il faut que tu penses à passer aux choses sérieuses, un roman pourquoi pas ?
Continue à nous émerveiller.

Nathafi
avatar 22/04/2017 @ 10:29:46

Du grand art ! Comme d'hab' dirons-nous, mais avec la joie de comprendre le tout et de constater qu'aujourd'hui ce que tu écris me parle. Et me parle bien ! C'est un sujet que j'aurais aimé aborder.
Le poème à la fin, j'adore !!! Vraiment il est très beau ce texte Lobe, je le relirai souvent.
Divine Plume !

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