Cyclo
avatar 19/04/2017 @ 22:43:49
Je connaissais mal le lieu, d'autant plus que j'allais m'y promener toujours une fois la nuit tombée, sans crainte des mauvaises rencontres, car si on commence à avoir peur, c'est comme si on était déjà mort. Enfin, c'est mon point de vue, pas partagé par tout le monde. Mes sœurs, par exemple, depuis que je suis veuf, sont très inquiètes de mon état d’esprit extrêmement libre et même libertaire, et me prédisent que je finirai assassiné au coin d’un bois. Cependant, je n’allais pas cesser de sortir de chez moi, y compris la nuit : le toubib m’avait bien recommandé de ne pas rester enfermé, de ne pas ressasser à l’infini la douleur de la maladie et de la perte de l’être aimé. Je lui avais bien dit pourtant que les gens comme moi n’aimaient qu’une fois, et qu’ayant été heureux dans ce partage amoureux, je n’avais nullement l’intention de refaire ma vie. "Refaire ma vie", quelle expression étrange : alors, c’est qu’elle ne valait rien, ma vie, jusque-là, que ces trente ans de vie commune étaient bons à mettre aux oubliettes, que j’allais rayer d’un seul coup le souvenir de la seule femme qui m’ait apaisé, qui m’ait accepté pour ce que je suis, malgré mes défauts et mes insuffisances, et qui, au contraire, a cherché à m’élever à son niveau. Aussi l’ai-je soutenue dans son long combat contre la tumeur qui lui rongeait le cerveau. Je ne l’ai jamais abandonnée, et l’idée de la remplacer m’est odieuse. J’avançais donc le long du lac, à deux kilomètres à peine de chez moi, dans les effluves des pins et le chant des cigales. Il faisait étonnamment doux dans ce mois de juin- là. La lune commençait à éclairer magnifiquement le miroir du lac. Je savais qu’il fallait deux heures pour faire le tour du lac. j’avais tout mon temps, j’étais à la retraite. J’avais exprès laissé dans l’appartement mon téléphone portable. Les messages, par essence éphémères, peuvent attendre ; ma promenade, elle, est essentielle.

Et là, soudain, caché contre un buisson, j’aperçus l’homme. Ou plutôt je l’entendis avant de l’apercevoir. Car il se leva en entendant mes pas ; le vieux se tenait devant moi, il pleurait, mais son visage avait l'air de rire, on aurait dit un vieux clown. j’avais déjà remarqué ça chez certaines personnes âgées, le rire et les larmes sont très proches. Bien sûr, je suis moi-même un vieil homme (mais faut pas le dire, surtout à mes sœurs, qui prétendent qu’à soixante-et-onze ans, on est jeune !). Je le sais, moi, que la fleur de la jeunesse est passée. Bien sûr, je peux encore me déplacer, faire des rencontres, aller où je veux, mais mon corps se rappelle à moi un peu trop souvent : quelque douleur au genou, aux épaules, la cataracte (j’ai été opéré l’an dernier), enfin je me sens moins fringant qu’à vingt ans, même si dans ma tête j’en ai peut-être moins. Eh oui, on retombe un peu en enfance en vieillissant, et je me souviens très bien de quand j’avais huit, dix ou quatorze ans, mais nettement moins de ce que j’ai fait l’an passé. Passons... Je serrai la main du "vieux" (on a toujours plus vieux que soi), lui demandais ce qu’il se passait, qu’est-ce qu’il faisait là. « Et vous ? », répondit-il d’un ton rogue. « Oh, moi, je me promène. Il n’est pas défendu de se promener, non ? » Il en convint, et m’avoua qu’âgé de quatre-vingt-dix ans ans, il commençait à perdre la tête et s’était tout simplement égaré. « Mais je vais vous ramener chez vous », dis-je. Il avait autour du cou un cordon qui soutenait une carte indiquant son nom, son adresse, les personnes à prévenir. C’était donc très simple. Il n’habitait pas très loin, et c’était sur ma route. Je ferai donc une B. A. et me prouverai que je ne suis pas encore tout à fait dans la catégorie des vieilles choses inutiles.

Sauf qu’au moment de partir, bang !… un choc nous fit sursauter. J’eus beau regarder autour de moi, je ne vis rien. Peut-être une voiture qui avait dérapé sur la route qui contournait le lac, peut-être deux types qui se battaient, ou la chute d’une pigne sur le toit des bâtiments qui jouxtent la plage artificielle... Qui sait ? Nous ne nous sommes pas attardés. Nous quittâmes le chemin piétonnier mal éclairé pour rentrer dans la ville. Il habitait dans une RPA (Résidence pour Personnes Âgées) municipale, à environ un kilomètre du lac ; heureusement, il avait le badge qui permettait d’ouvrir les portes et la clé de son petit appartement. Le gardien de nuit lui fit les gros yeux, mais je lui expliquai qu’il m’avait accompagné pour voir le clair de lune sur le lac. « Ouais, normalement, les résidents ont pas le droit de sortir le soir sans aviser le personnel, on le connaît, ce ouistiti, ce mauvais coucheur. Il cherche toutes les occasions pour nous fausser compagnie, j’étais sur le point d’appeler la police ! » « Je vais l’accompagner chez lui », ajoutai-je pour calmer le matamore.

J’entrais donc dans ce type d’appartement que je ne connaissais pas encore, moi qui habite dans un logement très spacieux. Ce sont en fait des studios, avec pièce principale qui sert de chambre, cuisine aménagée et salle de bains, et un petit balcon. Ça sentait un peu le renfermé, faut bien le reconnaître ; j’ai ouvert la porte-fenêtre donnant sur le balcon pour changer l’air. Joseph s’était assis sur son lit. Il réfléchissait ou en donnait l’impression. Je lui demandais s’il voulait que je l’aide à se mettre en pyjama. « Je suis encore autonome et capable de faire ça », répondit-il d’un ton assez agressif. Je croyais pourtant l’avoir amadoué par ma conduite amicale. Mais il avait besoin d’exploser. « On nous dit toujours : "Si on le veut on peut réussir sa vie, d'une façon ou d'une autre". Mais ici, qu’est-ce que vous voulez ou pouvez réussir ? Ma vie est finie, ce n’est plus une vie, c’est une survie. On n’a rien à faire ici, il n’y a presque pas d’activités. Moi, j’aimerais bien jouer au scrabble ou aux dominos, mais ça n’intéresse pas les autres résidents. De temps en temps, il y a un jeune animateur en service civique, mais souvent je suis le seul à venir l’écouter, alors qu’ils nous présente des tas de trucs intéressants. C’est décourageant. Les repas se passent dans un bruit infernal, la plupart des résidents et résidentes sont sourds comme des pots et hurlent au lieu de parler. Je préfère manger dans mon appartement. Et puis je cuisine un peu, j’ai toujours aimé ça. À la maison, ma femme ne cuisinait guère, c’était moi le marmiton. Mais manger tout seul, à la longue c’est trop dur ! Alors, de temps en temps, je redescends voir si les criailleries ont baissé d’un cran. Je suis devenu trop vieux. À mon âge, tous mes amis sont morts, le dernier il y a trois mois. Je suis tout seul désormais, les enfants sont loin, c’est la fin... »

je l’ai laissé dérouler sa litanie pendant une bonne demi-heure, puis je lui ai dit : « Avez-vous besoin d’un ami plus jeune ? Qui viendrait vous voir régulièrement ? Qui vous ferait la lecture, par exemple, qui vous emmènerait au centre ville prendre un pot au bistrot, et regarder passer la jeunesse. Ça pourrait être moi, si vous voulez. Qu’en dis-tu ? « achevai-je en passant au tutoiement. Il m’a pris la main et l’a embrassée. « Je le ferai de bon cœur, tu sais, Joseph. Moi aussi, un jour je serai vieux comme toi, et j’aimerais avoir un ami plus jeune pour me soutenir. » Il pleurait : « Alors, tu veux bien que je t’aide ? » Au milieu des larmes éclata un merveilleux sourire. Il ne pouvait plus parler, et je comprenais que pour la douleur comme pour la joie les mots manquent, une voix ne peut pas toujours répondre à une autre voix.

Tistou 20/04/2017 @ 11:13:56
Tu es très productif, Cyclo. Je suis impressionné par le nombre de signes que tu es capable de produire en 1 heure (7500 dans ce cas précis quand moi je plafonne à la moitié). Tu dois écrire vite et les idées semblent te venir naturellement.
Car c'est une très belle histoire que tu nous sers là. Une histoire comme on souhaiterait qu'elles existent. Et après tout ...
J'ai été gêné au début ; je ne sais pas ... trop "bavard", trop personnel ? Il me semble (dans le 1er §) qu'il y avait trop de digressions qui relevaient de l'intime ? Puis dès le 2nd § on rentre dans un sujet plus vif (!) et tu nous embarques dans ton histoire. Partant, on ne se pose plus de questions et tout va bien. Et au bilan, bis repetita, une très belle histoire ...
Question contraintes, tu as placé 4 phrases, comme convenu. Juste qu'elles ne sont pas toutes en tête de §. Mais à vrai dire, on s'en fout, hein ?

Cyclo
avatar 20/04/2017 @ 11:20:13
Je ne sais pas si je suis très "productif", mais j'ai tendance à vouloir tout dire, alors que la littérature, c'est laisser de l'ombre pour que le lecteur s'y insère et prenne de la place. Là, il y avait presque de l'écriture automatique par endroits...

Pieronnelle

avatar 20/04/2017 @ 12:27:36
Quelle densité dans tes textes Cyclo ! Et presque à chaque fois il ya comme une résonance personnelle en moi de par les prénoms, par exemple, dans tes précédents textes. Là ,pour moi la lecture à été un peu difficile car faisant appel à une situation présente ,celle de ma mère...heureusement la mienne a des visites permanentes mais je les ai vu ces regards tristes et envieux de ceux qui «attendent» ,en vain...
C'est vrai qu''un peu de respirations de temps en temps rendrait ton texte plus aéré mais on sent que ça se bouscule en toi :-) et l'émotion est au rende-vous...
Faut pas être aussi obsédé par la vieillesse Cyclo, tu vas me filer le bourdon :-) non, 70 ans ce n'est PAS vieux !

Cyclo
avatar 20/04/2017 @ 13:23:12
Ce n'est nullement une obsession, c'est un fait. Tu n'imagines pas toutes les emmerdes qu'on a à partir d'un certain âge, et parfois avant articulations, la vue qui flanche, la prostate pour les hommes, etc. Et encore, on me dit en pleine forme, je fais beaucoup de vélo, je mange et bois raisonnablement, bio si je peux, il y a des décennies que je ne fume plus, mais le fait est là, je n'ai plus vingt ans. Encore tout à l'heure, il m'a fallu grimper les huit étages à pied avec ma lampe frontale, parce qu'on fait des travaux de remise aux normes électriques des parties communes de l'immeuble. Heureusement je n'habite pas au 18ème étage de ma tour !!!.
On nous embobine avec le jeunisme (à la radio, dans les magazines, toutes ces pubs), on a l'impression que "vieux" est devenu un gros mot, que bientôt on ne pourra plus le prononcer en société comme on a complètement évacué la mort des conversations. J'aime beaucoup le bel alexandrin de Marcelle Delpastre, dans "Le chasseur d'ombres et autres psaumes" (tiens, faudra que je le chronique pour Critiques libres) :
Chaque jour maintenant je m'enseigne à mourir
Elle ne l'a pas vraiment inventé, Montaigne avait dit avant elle :
Philosopher, c'est apprendre à mourir
La vieillesse, la mort, font partie de la vie, et "s'enseigner à mourir", c'est d'abord s'enseigner à vivre le temps qui nous reste... Et basta ! La joie est là, la joie de l'instant, les petits bonheurs des rencontres, des arbres, des oiseaux, des livres, des films, de la musique, de l'amitié... et même de feuilleter de temps à autre le forum de Critiques libres !

Pieronnelle

avatar 20/04/2017 @ 16:48:18
Ah tu crois que je n'imagine pas moi qui vais avoir 70 ans cette année ?! et qui vient de passer ces 5 dernières années d'une façon assez hard...Crois-moi je suis heureuse de savoir que je peux encore vieillir...
La véritable maladie de la vieillesse c'est de penser qu'on est vieux !
Les maux, les douleurs, les maladies viennent à tout âge et souvent bien trop tôt ; ma fille en sait quelque chose, elle qui vit beaucoup moins bien encore que moi...et il y a une célienne de Nos Ecrits qui peut aussi en témoigner...et plein d'autres !
L'enseignement à mourir n'existe pas puisqu'il fait partie intégrante de notre vie programmée pour une fin inéluctable.il faut être raisonnable et l'admettre ....
La mort chaque jour on y pense, de par la perte de proches ou d'amis, mais aussi de milliers de gens qui périssent en mer fuyant la guerre, et de bien d'autres qui meurent de faim ou de soif...Ceux-là auraient aimé vieillir...
Alors vieillir c'est une chance et il faut s'accommoder de certains inconvénients ; et surtout faire en sorte de ne pas emmerder ses enfants :-)
Ta dernière phrase d'ailleurs est un peu en contradiction avec ton défaitisme du début ; la philosophie sans doute , qui vient avec la réflexion et surtout la raison :-)

Cyclo
avatar 20/04/2017 @ 19:15:00
Je ne suis pas le moins du monde défaitiste, mais je ne supporte pas qu'on me dise : "Mais, tu es jeune !" Oui, je suis un jeune septuagénaire, si l'on veut, alors qu'il y a deux ans, j'étais un vieux sexagénaire... Wouaf wouaf...

SpaceCadet
avatar 21/04/2017 @ 02:24:26
Il n'est pas étonnant que tu te sois senti éreinté après cet exercice, le texte que tu as produit est copieux! Emouvant et personnel, j'ai particulièrement aimé qu'en se tournant vers l'autre, le narrateur en vienne à envisager sa vie autrement. C'est une belle leçon de vie. Les deux personnages sont bien campés, chacun a sa personnalité, son histoire. Quelques digressions permettent de dresser le profil/portrait du narrateur, cela nous permet de voir d'où il vient, qui il est, je crois qu'elles auraient été moins marquées, plus fondues si elles avaient été glissées dans un texte plus long (ce qui n'est pas l'objet de l'exercice, bien entendu!). Le récit absorbe bien les contraintes, à peine si on remarque leur présence tant c'est le contenu du texte qui domine et non pas l'inverse.

N...ajat

avatar 22/04/2017 @ 23:39:55
Un texte qui m'a intéressé du début jusqu'à la fin et qui m'a attristé par moment.
Et comme l'a dit Tistou, on sent un peu le vécu, personnellement je pense que la littérature doit être l'expression des émois du cœur.
Et puis, une autre belle histoire d'amitié comme j'aime, le plus jeune- ou le moins vieux, comme tu veux Cyclo- tend la main à cet être bancal pour qui l'isolement est devenu une marginalité douloureuse.
Ce que j'aime le plus dans ce texte c'est l'idée : il suffit de donner pour recevoir.

Lobe
avatar 23/04/2017 @ 19:58:48
Un texte puisé dans ton expérience et qui permet de connaitre ton ressenti sur ce que c'est (et ce que ce n'est pas) qu'être vieux. Je pense que tout le monde s'accorde à dire que la prise en charge actuelle de la vieillesse fait fausse route. Les habitats partagés, l'implication des jeunes en cours de formation (le service civique que tu évoques), autant de pistes qui pourraient ouvrir un avenir plus rieur... pour tous.

Tiens, et si ce mystérieux "bang!", ce n'était pas le choc de deux vies qui se foncent dedans, pour le meilleur?

Cyclo
avatar 24/04/2017 @ 13:36:40
Oui, Lobe, en dehors de quelques éléments personnels, l'histoire reste quand même largement imaginaire.
Et ton idée du Bang me semble judicieuse, c'est comme un coup de foudre, non, ce genre de rencontres !

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