Darius
avatar 03/12/2016 @ 18:23:26
Il faisait un froid de canard et elle se pressait, le bonnet enfoncé sur la tête, les mitaines dans ses poches. Elle croisa un couple de sans abris assis à même le trottoir. L’homme avait des yeux tellement égarés avec sa main tendue qu’elle détourna le regard. La femme se demandait où elle se trouvait. Egoïstement, elle estima qu’ils étaient plus heureux qu’elle. Ils étaient deux, et elle, cela faisait des années qu’elle était désespérément seule. Personne avec qui partager la moindre idée ni le moindre repas. Depuis lors, elle avait zappé les préparations et ne s’alimentait plus que dehors. Parfois, en achetant un café, elle en offrait un autre au sans abri devant la porte. A peine la remerciait-il, trop habitué à en recevoir. La dernière fois, ils étaient deux à se presser devant la porte, c’était une place en or, toujours quelque chose à boire, toujours quelque chose à manger..

Vous faisiez quoi cette nuit-là ? Voilà ce qu’on aurait pu lui demander. Elle était insomniaque et le froid ne lui faisait pas peur. Elle était née « à la dure » là, où pour tout chauffage, il n’y avait que la cuisinière de la cuisine qui était sensée chauffer toute la maison. Dans sa chambre, c’était le gel assuré. Les étoiles de neige s’agglutinaient sur les vitres, jour et nuit. Elle s’endormait avec un bonnet sur les oreilles, des chaussons aux pieds, un cache-nez et des moufles. Sa respiration faisait des cristaux sur les draps qui s’amidonnaient au passage.. Depuis lors, toutes ses nuits d’insomnie, elle les passait à gambader dehors, peu importe le temps qu’il faisait. Il ne ferait jamais aussi froid que ce qu’elle avait connu, de toutes façons..

Elle marchait de ci de là, sans but. C’était comme si elle traversait à grandes enjambées une forêt de séquoias géants. Cela faisait déjà un bon bout de temps qu’elle avait dépassé la ville et qu’elle s’engouffrait dans la forêt. Le gel partout, le verglas aussi. C’était super, au moins, pas de voitures pour la déranger. Elle pourrait même marcher au milieu du chemin sans aucun risque. Alors, elle se mit à courir, de plus en plus vite, jusqu’à perdre haleine. Malgré son âge, elle n’avait jamais perdu le rythme. Elle avalait ses 25 km quotidiens, parfois plus.. Les grands arbres la saluaient au passage, tellement grands qu’ils ressemblaient à ces séquoias géants, ceux qu’elle avait vu en photo et qui peuplaient les territoires californiens.

L’odeur de l’eau, çà c’est quelque chose de fabuleux, pensa t’elle. Mais comment en découvrir sous cette masse neigeuse ? Elle poursuivit son chemin, s’imagina être sous le soleil californien, senti le vent chaud balayer son visage rougi par le froid. Elle avançait, humant le vent, les odeurs. Quand tout à coup, l’odeur de l’eau la frappa de plein fouet. Oui, cette odeur qu’elle espérait de toutes ses forces, cette odeur qui, un jour, l’avait rendu folle, il y a bien longtemps déjà. Comme la madeleine de Proust, tous ses souvenirs lui furent jetés en pleins figure en ¼ de seconde. C’était le bonheur, à cet instant-là. Qu’avait il bien pu se passer pour qu’il disparaisse aussi vite qu’il était arrivé ? Elle ne s’en souvenait plus, ne restait que l’odeur, celle de l’eau.. et d’autres peut-être..

Oui, c’est çà, çà sentait l’ail et le basilic.. Mais ce n’était pas des odeurs d’enfance, çà. L’enfance, c’était autre chose, c’était la vie dure, la vie simple, les produits d’un terroir inhospitalier.. L’aïl et le basilic, c’étaient des plantes de soleil, de rires, de joies, d’amitiés de cris, de grandes tables qui jacassaient, de cris d’enfants, de jeux, d’éclats de rire… que c’était loin déjà… Elle était devenue vieille, solitaire, elle était retournée dans cette froideur de son enfance, dans ces longues nuits lugubres sans feu et sans joie..

Antinea
avatar 03/12/2016 @ 19:35:54
C'est sombre comme texte. Presque douloureux de se souvenir.
C'est bien écrit, bien mené.
Tu as choisi d'adapter les contraintes pour qu'elles se fondent lieu dans le texte. Pourquoi pas. Peut-être faudrait-il prévoir cela dans la consigne la prochaine fois ?

SpaceCadet
avatar 04/12/2016 @ 07:24:32
Portrait d'une vie qui semble n'avoir connu que bien peu de lumière. Les contraintes (les cinq phrases) ne semblent pas avoir déterminé le sens, la direction de ton texte; il y a cette femme qui marche dans la nuit; les séquoias, l'eau et le reste, s'intègrent à cette balade nocturne sans la faire dévier de sa course. Par rapport au contenu, les 25km avalés quotidiennement au pas de course (3e paragraphe) m'ont paru bizarres compte tenu du fait qu'au paragraphe précédent on voit le personnage 'gambader'.

Tistou 04/12/2016 @ 16:35:52
Seul texte vraiment dans le noir, m'a-t-il semblé ? (encore que celui de Cyclo ...)
Peu d'espoir et pas vraiment de lueur au bout de ce qu'on espère n'être qu'un tunnel.
Les cinq phrases m'ont semblé avoir plus de mal à s'intégrer, ou arrivaient plus forcées que dans les autres textes que je viens de lire.
Je me demande aussi si le fait de ne pas faire l'exercice en direct, avec l'aiguillon de l'urgence qui, méchamment vous talonne, ne nuit pas ? N'enlève pas une part de (petite) folie qui nous fait avancer plus vite et mieux ? Me demande ...
Pour autant, même si noir, ce texte me parait différent de tes précédents même si je ne saurais dire en quoi !

Si j'ai bien compris, le vendredi soir est systématiquement un problème pour toi, Darius ?

Pieronnelle

avatar 04/12/2016 @ 19:25:22
Oui sombre mais tout y est bien ressenti. Une marche qui semble douloureuse et finalement les phrases se placent bien même adaptées un peu (je l'ai fait aussi:-)...Mais il semble qu''on pourrait lire les paragraphes facilement séparément. La fin qui est très triste redonne de la cohérence au texte général : une femme un peu perdue et surtout...seule.

Darius
avatar 04/12/2016 @ 19:45:51
merci pour ceux et celles qui m'ont lue... :-) on devrait pouvoir tous se lire indépendamment si on aime ou non. Comme disait un des animateurs d'un atelier d'écriture, lire les autres "avec bienveillance"..

je vois que je ne t'ai pas convaincue Tistou... c'est vrai que je m'y suis prise le lendemain et pourtant j'étais "sous l'urgence" moins d'une heure et tout était bouclé.. Comme d'habitude, un texte noir, je n'arrive pas à écrire d'une autre manière .. allez savoir pourquoi :-( peut-être parce que moi-même j'aime ce style lorsque je lis.....

J'ai recherché le mot "gambader" que j'étais supposée avoir écrit et in fine, je l'ai trouvé.. désolée si Space Cadet l'a trouvé peu approprié.. c'est un point de vue.. en général, elle gambadait mais cette nuit-là elle joggait...:-)

Effectivement pour moi, le vendredi n'est pas le jour idéal.. mais bon, j'essaie quand même de poster ma contribution..

Nathafi
avatar 10/12/2016 @ 11:05:29

Je lisais ton commentaire, Darius, mais il me semble que si, tu peux écrire plus gai, j'ai un souvenir de texte qui m'avait agréablement surprise :-)

Mais ce n'est rien, c'est un beau texte que tu nous proposes ici, touchant, qui me rappelle une amie... On sent le poids de la solitude

Tistou 10/12/2016 @ 11:25:53

Je lisais ton commentaire, Darius, mais il me semble que si, tu peux écrire plus gai, j'ai un souvenir de texte qui m'avait agréablement surprise :-)

Mais ce n'est rien, c'est un beau texte que tu nous proposes ici, touchant, qui me rappelle une amie... On sent le poids de la solitude

Le poids de la solitude. Oui c'est ça ... D'ailleurs Darius, en terme de solitude, ton texte tu l'as écrit toute seule ! Je veux dire sans la dynamique et l'excitation de ceux qui le font ensemble, au même moment, sous le même "joug". Et ça doit enlever quelque chose ? Me semble. Va falloir trouver une solution ; hors Vendredi soir ?

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