Cédelor 05/02/2016 @ 23:33:10
Là commença une nouvelle existence. Dans cette nouvelle maison, qui était vaste, et restait encore assez confortable malgré quelques courants d’airs incessants qui soufflaient au-dedans à travers les trous, fissures et cassures dans les murs et fenêtres généreusement distribués par des balles et des obus, nous nous sommes peu à peu organisés au fil des jours, jusqu’à parvenir à une certaine routine un peu curieuse mais qui nous reposait un peu. Nous avons pu calfeutrer une grande pièce avec cheminée, dans laquelle nous faisions presque perpétuellement brûler du bois pour nous chauffer, et qui nous servaient en même temps de salle à coucher et à manger. Comme il n’y avait pas l’électricité, qui était coupée sans moyen de la rétablir, nous avions disposé des bougies pour nous éclairer d’une lumière claire-obscure aux ombres dansantes au gré des filets d’air mais pourtant chaleureuse et réconfortante. L’habitude vint très vite d’en faire le centre à partir duquel nous partions et revenions pour toutes les actions indispensables au maintien de nos petites vies contraintes et coincées par les circonstances. Nous n’avions pas de soucis pour nous nourrir, il nous suffisait d’aller dans la cave où étaient entreposés toutes sortes de victuailles séchées, en bocaux ou en conserves, et s’ils devaient venir à manquer, nous savions, car nous l’avions vérifié lors d’une « expédition de reconnaissance », que les autres maisons détruites avaient aussi toutes leurs propres caves garnies de semblable façon. Ce qui se comprend aussi, puisqu’elles étaient surtout des villégiatures où les propriétaires, de la ville ou d’ailleurs, n’y étaient pas présents continuellement mais y venaient pour leurs périodes de détentes, de repos ou de vacances. Il y avait aussi du vin en bouteille à profusion, mais presque pas d’eau entreposé, ce qui nous obligeait, si on ne voulait pas boire que du vin à s’en saouler, ce que personnellement je ne supporte pas, contrairement à Monsieur le Maire qui n’en dédaignait pas mais sans excès, à mon grand soulagement, à sortir pour en ramener de potable. Nous sortions aussi pour récupérer du bois de chauffage. Rien que l’eau et le bois nous étaient des raisons indispensables pour sortir quasi quotidiennement. Pour ma part, je sortais également, à nos débuts ici, pour rechercher de quoi soigner les blessures de Monsieur le Maire et calmer sa toux que lui causaient ses poumons brûlés. J’avais une grande inquiétude d’ailleurs pour ses poumons et sur la possibilité de les soigner. J’avais essayé, dans mes sorties, de rechercher des médecins ou autres personnes compétentes dans les soins, comme des infirmiers, mais je n’en ai pas trouvé, touchés comme les autres par cette horrible guerre et ne pouvant du reste aller bien loin pour éviter de tomber trop facilement sur une patrouille allemande, risque que je ne pouvais me permettre. Quant à l’hôpital de la ville, il était inutile d’y songer, il était situé trop loin et a disparu à coup sûr dans l’explosion du zeppelin. Je n’avais donc d’autres solutions que de me rabattre que sur les expédients que je pouvais trouver, dans les pharmacies personnels des maisons alentour, quand il y en avait. Avec ce que je trouvais, onguent, sirops, sparadraps, sérum,… j’arrivais à soigner les brûlures, qui guérissaient peu à peu. Pour le reste du temps, je le partageais entre cuisine, repos, songeries, ennui, et conversations rares. Dans les moments de calme ou d’oisiveté, mes tristes pensées revenaient sans pouvoir les en empêcher à tout ce qui s’était passé depuis, tout ce qui était arrivé et qui m’a conduit à la situation présente, tout ce que j’avais perdu et à quel avenir je pouvais désormais prétendre. J’entassais ainsi sur mon cœur douleur sur douleur, qui s’effondraient sous leur propre poids en larmes abondantes, qui s’épuisaient vite et qui m’épuisaient mais me rendait un semblant de calme, où je me sentais flotter dans un grand vide émotionnel. Souvent je m’endormais dessus. On se repose comme on peut. Puis malgré moi, bravant ma volonté, les cruelles ruminations revenaient quelques heures ou le jour d’après et le même manège recommençait, et ce, peut-être bien tous les jours que je fus dans cette maison. Le tout sur fond ininterrompu du grondement du front proche, sans compter les obus qu’en entendait tomber sur la ville au loin, qui avait cessé durant un certain temps qui avait suivi la catastrophe, qui a été suspensive à tous les protagonistes de ce conflit, mais qui avait repris sans plus s’arrêter et qui continue encore maintenant, à l’heure où je vous parle.

Quant à Monsieur le Maire, ses blessures, ses brûlures se guérissaient lentement mais tout aussi lentement, ses poumons le faisaient souffrir toujours plus. Je le voyais, dans un accablement impuissant, tousser de plus en plus souvent et plus âprement à chaque fois, au fil des jours. Et son esprit non plus n’allait pas dans le bon sens. De jour en jour, il prenait un tour toujours plus atrabilaire, taciturne, emporté, sans que je n’y pusse grand-chose pour l’adoucir. Il me semblait qu’il était pris d’une légère fièvre qui, malgré le froid, lui laissait toujours une moiteur rosie au front et que je lui ai toujours vue persistante. Plus gênant, il y avait certains moments dérangeants où il posait sur moi un regard plus fixe, plus intense, dans lequel j’y percevais des lueurs de concupiscence, qui me mettait terriblement mal à l’aise mais cela passait tellement vite, ses yeux se retiraient de moi et retrouvaient leurs mobilités normales, que je me prenais à penser que c’était moi qui m’était imaginé des choses dans son regard, et je me traitais intérieurement de sotte. Dans les premiers temps de notre séjour ici, il restait plus volontiers dans le « salon », nom usuel que vous avons donné à notre grande pièce de vie, car ses brûlures le faisaient encore beaucoup souffrir, mais à mesure de leur guérison, il se mit à sortir plus souvent, en sus des sorties plus strictement nécessaires pour l’alimentation et le bois. Malgré mes instances qui tentaient de lui représenter qu’il ne devait surtout pas s’exposer au froid et à l’air vicié du dehors pour ne pas aggraver sa toux persistante et sa fièvre ou pour éviter de tomber malencontreusement sur une patrouille allemande, il me repoussait sans aménité en me disant toujours qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir et qu’il avait à faire dehors, en ville, ou ailleurs, mais sans jamais préciser quoi. Si je tentais de le questionner à ce propos, il me rétorquait que cela ne me regardait pas, et s’en allait dans un état de colère rentrée. Souvent je le suivais ensuite des yeux par la fenêtre, le voyant sortir de la maison et marcher dans l’allée pavée de la rue de la Poésie pour y disparaître tout à son bout. C’est ainsi que je fus témoin de son comportement devenant peu à peu insensé. Où allait-il, qu’y faisait-il, je ne sais, ou du moins, je ne le savais pas alors et je n’ai jamais tenté de le suivre pour le savoir. Mais ce que je savais, c’est qu’il passait tous les jours, pour quelque raison que ce soit, devant ce mur couvert de vers et de poèmes. Et cela a eu une grande influence sur lui. Au début, il passait devant sans rien dire, d’un air froid et buté. Puis il lui est arrivé de regarder ces mots couchés sur le mur en passant. Peu à peu, il s’est mis ensuite à s’y arrêter devant certains passages pour les considérer, en murmurant pour lui-même, me semblait-il. Et ça a évolué vers l’irrationnel… De plus en plus volontairement, il s’arrêtait devant une poésie, la lisait et parlait devant tout seul, disant je ne sais quoi. Il paraissait en colère. Très vite, ces paroles se muèrent en imprécations qui éclataient toujours plus fortement. Sa voix s’élevant, j’ai pu saisir plus distinctement ce qu’il criait. J’en rougis d’effarement. Je ne rapporterai pas ici toutes les insultes qu’il jeta sur le mur avec une fureur inconcevable. Voici seulement deux exemples parlants qui me sont restés nets et entiers dans mon souvenir :

« Saloperies de poésie, tu te crois peut-être la plus forte ? Non, tu ne m’auras pas, je te vaincrai, ma haine te poursuivra implacablement où que tu osasses entrer dans ma tête et je t’en extirperai comme on arrache un vermisseau de la panse d’une bouse ! »

Ou encore :

« Quand donc vas-tu cesser de m’envoyer tes vers dans ma pensée ! Je n’en veux pas, tu entends ! Tu n’es qu’immondice inutile, un cancer visqueux ! Maudit soit celui qui t’a inventé, qu’il crève, lui et toutes ses générations qui l’ont enfanté avant lui et qu’il enfanta après lui ! »

Il suffit. Je pris ainsi conscience de l’ampleur de sa folie. Cela m’a fait un choc terrible. Et toujours, après chacune de ces explosions de colère délirante, il se mettait à tousser, jusqu’à s’agenouiller parfois par terre, tout le corps secoué, plein de râles et de sifflements affreux… J’avais renoncé à le secourir car toujours il me repoussait férocement. Et j’avoue qu’à partir de ces moments-là, la crainte que j’avais de lui se changea subitement en peur. Pourtant, quand nous étions ensemble à la maison, dans notre « salon », jamais jusque-là il n’a laissé rien transparaître de l’extrémité de cette folie. Je vécus désormais à ses côtés la peur au ventre. Jamais je ne m’étais interrogée sur la folie ni vu des gens en être atteint, et tout d’un coup je m’en découvrais un qui vivait sous le même toit que moi. Et c’était Monsieur le Maire. Personne n’aurait jamais cru ça de lui. Il était connu dans notre ville pour être notre maire et pour être quelqu’un de farouche, qui était craint de pratiquement tout le monde mais qui malgré cela avait toujours su rester le maire, qu’on n’appelait pas autrement que Monsieur le Maire. Un homme intelligent, forcément. Et maintenant, je découvrais, avec une énorme commotion, un aspect dément caché de sa personnalité. À moins qu’il ne l’ait pas toujours été et que ce n’était que tout récemment qu’il a glissé dans la folie, à la faveur, ou plutôt à la défaveur du choc et de ses blessures dues à l’explosion du zeppelin, qui lui a brûlé la peau et les poumons, et déclenché cette sorte de fièvre, qui depuis ne s’était presque jamais dissipé et n’avait été qu’en augmentant, mais je n’en étais rendue compte que sur le tard. Je me suis convaincue que sa folie venait de là, de cette fièvre maligne qui lui rongeait l’esprit, concomitant au feu qui lui rongeait les poumons, l’un étant le pendant de l’autre. Et cette folie s’était fixée sur les poèmes écrits sur le mur de la rue de la Poésie dehors, qu’il avait montré détester déjà, et qu’elle n’a fait qu’amplifier monstrueusement. Mais pourquoi cette fixation étrange sur la poésie, parfaitement inoffensive en elle-même ? Pourquoi tous ces anathèmes jetés furieusement sur des bouts de vers et des morceaux de poèmes écrits sur un mur ébréché et décrépit ? Oserai-je jamais tenter de lui en tirer quelques explications ?

Pourtant j’osais un soir le questionner, à un de ces rares moments, où il paraissait détendu, sa fièvre diminuée, où nous avions échangé des mots banals sur le repas que nous avions pris en commun et que nous avions apprécié plus que d’habitude. Il m’avait même souri, ce qui était peu commun et que j’avais pris pour un signe encourageant. Alors prenant prétexte de ce que nous nous disions sur ce qu’il faudrait demain sortir vers une des demeures abandonnées qui était connue de nous pour conserver dans sa cave des jambons fumés suspendus sur des crochets et qui étaient délicieux, j’orientai la conversation sur le temps qu’il fera alors, qu’il ne devrait pas y avoir de vents, ce qui, par le froid qu’il faisait actuellement, nous obligerait à raser le mur couvert de poésies pour s’en protéger. À ces mots, il ne réagit pas, se contentant d’acquiescer de la tête. Alors, je ne sais, par quel courage inconscient et subit, je me lançais :

- À propos de poésie, je vous ai vu l’autre jour où vous paraissiez en colère… »

Aussitôt après avoir prononcé cette phrase, je pensais que j’étais moi aussi folle de l’avoir dite devant lui ! A-t-on jamais fait chose plus dangereuse, plus irréfléchie ? Il se montra surpris, son regard se fixa sur moi, son sourire disparut et mon ventre se glaça. Il me répondit :

- Vous m’espionnez ? »

Allons, il est trop tard pour reculer. Allons jusqu’au bout et advienne que pourra.

- Non, non, pas du tout… euh, je vous ai juste vu par la fenêtre un jour où vous sortiez pour chercher de l’eau ou autre chose. Vous paraissiez en colère contre quelque chose ou quelqu’un et que cela m’avait juste surprise, parce que… »
- Ah, cela vous a surprise ? Pourquoi donc ? »
- Eh bien, il n’est pas habituel de… de crier contre un poème, voilà ! » Je me jetais à l’eau !
- Ah, parce que je criais contre un poème, croyez-vous ? »
- Oui… heu… ce n’était pas ça ? »
- Si, c’était ça. Vous avez vraiment bien entendu. Ça doit vous arriver souvent d’écouter par les fenêtres, hein ? »
- Ecoutez, si cela vous gêne d’en parler, n’en parlons plus, arrêtons-nous là ! »
- C’est plutôt vous que ça gêne, apparement. «
- … »
- Et c’était quand que vous m’avez vu ? »
- Euh… Hier, déjà… »
- Ah, hier… Oui, c’est vrai... Non, ça ne me gêne pas d’en parler. A qui d’ailleurs en parler sauf à vous ? *toux* J’avais déjà pensé vous en parler, vous savez. Vous m’êtes devenue la seule personne la plus proche de moi qui soit à des kilomètres de la ronde… Vous m’êtes devenue précieuse… Vous m’avez soigné et on partage nos repas ensemble... On s’est acquis une certaine confiance l’un l’autre, n’est-ce pas ? (ici, il m’a fait un clin d’œil que j’ai cru égrillard, mais il a poursuivi aussitôt après :) Alors si vous voulez tout savoir, oui, vous avez bien vu, j’étais en effet en colère contre un poème écrit sur le mur, aussi bizarre que cela puisse paraître… »
- … Mais… mais pourquoi ? Pourquoi donc ? »
- Pourquoi ? C’est simple, c’est parce que ce poème m’avait parasité l’esprit. »
- … »
- Oui, parasité l’esprit ! *toux* C’est exactement ça. Depuis quelques jours, les vers de ce poème diabolique, que j’ai eu la faiblesse d’avoir lu, ont pénétré mon esprit et depuis y dansent une sarabande infernale ! Ils s’impriment sans cesse dans ma pensée, me force à les lire même quand je ne les ai pas devant les yeux. J’essaie de les chasser mais ils reviennent toujours. (il tousse, puis me jette un œil sur moi). Avant ceux-là, c’étaient d’autres maudites poésies, d’autres vers, d’autres strophes qui me tourmentaient. Certains restent dans ma tête quelques jours, puis disparaissent et sont remplacés par d’autres. Parfois, ils se mélangent entre eux. Je ne puis jamais rester tranquille. (une toux plus prolongé puis une pause) Le matin, quand je me réveille après une bonne nuit, mon esprit est vide de tout fatras rimés. Cela ne se déclenche qu’à chaque fois que je dois sortir et passer devant ce mur ensorcelé. Il suffit alors que mon regard rencontre ne serait-ce qu’un seul mot, ou même aucun mot du tout, pour que les vers m’assaillent comme une armée de sangsues *toux et râle*, de sangsues dis-je, qui sucent ma conscience pour n’y laisser que mots et phrases rimés qui effacent toutes autres pensées. C’est énervant, vous savez. Se sentir impuissant à contrôler sa propre pensée, à ne pouvoir se débarrasser de ces horripilants parasites rythmés ! A moi, *toux* oui, moi qui ai dirigé et contrôlé depuis si longtemps en tant que maire toujours réélu à chaque élection cette stupide ville avec ce peuple d’ânes et de moutons qui la compose, moi leur chef ! Alors c’est plus fort que moi, il faut que je m’emporte, tempête, crie, menace, défie ! Oui, les défier d’oser prendre le contrôle de ma pensée ! Ah ça, jamais ! *toux prolongé* Jamais je ne leur céderai un seul pouce de terrain de ma conscience ! Contre eux, je garderai bien ferme et bien haut l’étendard de ma Raison solide, unie et indestructible ! (toux prolongé et râle râpeux… il reprend haleine) Et le plus fort, vous savez quoi ? (mouvement de tête brusque vers moi, qui répond un non craintif d’un autre mouvement de tête timide) Que ces stupides poésies se permettent même de m’inviter à y insérer mes propres mots, à écrire mes propres rimes ! Stupéfiant, non ? Il y a de quoi être ébahi à une telle invitation à moi, moi qui ai toujours voué aux gémonies tous les poètes et leurs vaines masturbations intellectuelles parfaitement dégoûtantes, vous entendez ? *toux prolongé* La poésie, disais-je, et tous les arts ne sont qu’inutiles frivolités et amusements nuisibles qui détournent trop de gens d’un travail plus utile pour la société. Alors m’invitez, moi, à en être, à faire ce que j’ai toujours abhorré ! *toux et râle* Jamais ! Ils ne rencontreront que résistance acharné de ma part, et il viendra bien un jour où ils devront s’avouer vaincus ! » *toux très prolongé et râle profond*

C’est ici qu’il s’arrêta enfin de parler, arrêté par une dernière toux trop douloureuse, me laissant hébétée de tant de paroles, de démences, et d’arrachements pulmonaires. Je ne répondis rien à ce déferlement insensé de peur de le faire déraper encore plus dans l’extravagance. Un silence à couper au couteau s’installa. Extrêmement mal à l’aise, je m’apprêtai à y mettre fin en disant quelque banalité quand il me demanda d’une voix éraillée, relevant la tête vers moi :

- Alors, que dites-vous de cela ? »
- Eh bien… Hem… C’est difficile à dire… Mais je conçois que ce soit difficile pour vous… C’est assez ennuyeux… Je vous comprends très… Mais une idée comme ça… Si j’ai bien compris… Pourquoi pas en effet que vous écriviez une poésie ?... Ca pourrait vous aider… »
- Quoi ? Moi, écrire une poésie ??? » Et il éclata d’un rire tonitruant qui me fit sursauter et qui cessa brusquement dans un accès irrésistible de quintes de toux à s’arracher les poumons. Enfin, quand il fut plus calmé, tout en sueur, il voulut ajouter encore, malgré mes invites à n’en rien faire, dans un filet de voix : « Non, ma chère (c’était la première fois qu’il usait d’un tel qualificatif envers moi), jamais de la vie, et ça m’aiderait en rien, sinon à montrer que c’est moi qui aurait été vaincu par la poésie. Hors de question. »

Et là-dessus, il se tut enfin définitivement et je l’aidai alors à se diriger (à le traîner plutôt) vers son coin-couchette privé du « salon » pour qu’il se repose, me laissant ainsi soulagée de cette discussion qui m’était pénible. Mais au moins, j’appris la raison de son attitude étrange devant les vers du mur de la rue de la Poésie. J’étais consternée. Monsieur le Maire, cet homme qui était toujours apparu comme étant d’un bon sens solide à toute épreuve se révélait définitivement atteint dans son équilibre mental. Je persistai à en attribuer la cause au choc subi lors de la catastrophe du zeppelin, qui était bien la seule explication cohérente qu’on put faire d’une telle aliénation. La pitié m’envahit d’une aussi infâmante déchéance que je me suis sentie un devoir de le soutenir, de l’aider si c’était possible, du plus que je pourrai pour atténuer sa folie et d’être présente à ses côtés jusqu’à ce que cette guerre se termine et qu’il puisse après être interné pour qu’il soit soigné, si ses poumons le laissent vivre jusque là. C’est le projet qui s’est formé dans ma tête le soir même, après cette étrange conversation. En même temps, je me résolus à me tenir aussi sur mes gardes et à ne jamais relâcher mon attention quand nous étions en présence l’un de l’autre, on ne sait jamais tout ce que peut faire d’imprévisible un homme qui a perdu la santé de l’esprit. La compassion n’exclut pas la prudence. Ce qui m’obligeait à deux attitudes de vigilance contradictoire : la vigilance positive, d’entraide, de secours, suscitée par une empathie naturelle envers un être humain atteint dans sa dignité par la maladie, et l’autre négative, de défiance, de méfiance, suscitée par la peur toute aussi naturelle d’un être humain porteur d’un certain potentiel de dangerosité pour soi. Ce grand écart mental et émotionnel qui resserrait encore les contraintes que je vivais, je m’efforçais surtout de n’en rien laisser montrer à Monsieur le Maire qui n’eut pu supporter ni l’un ni apprécier l’autre. Alors j’affectais un certain comportement neutre vis-à-vis de lui, ce qui ne m’était finalement pas plus mal mais me laissait dans un inconfort d’incertitude et d’anxiété.

Dans les jours qui ont suivi, notre vie a continué comme elle s’était déroulée jusqu’ici. La « routine » du boire, manger, dormir. Et Monsieur le Maire qui poursuivait ses sorties vers ailleurs, je ne savais où ni vers qui, en en gardant toujours le secret. Et toujours il passait devant le mur de la poésie et renouvelait à chaque fois la même cruelle comédie qu’il ne pouvait s’empêcher de jouer. Cela me fendait toujours plus le cœur à chaque fois. Pourtant des réflexions nouvelles se faisaient jour dans les temps qui ont suivi « l’étrange conversation ». J’y repensai sans cesse, retournai dans tous les sens tous les mots qui s’y étaient dits, surtout ceux que Monsieur le Maire avait exprimés de sa persécution qu’il croyait subir de la part des poèmes inscrits sur le mur dehors. Cela me paraissait si étrange, si curieux ! Ce n’était pas le genre de conversation qu’on oubliait de si tôt ! Et l’idée que je lui avais déjà soumise dans le feu des échanges que Monsieur le Maire écrivit de lui-même une poésie, s’imposait à nouveau avec une force renouvelée, sans que je comprenne moi-même vraiment pourquoi, comme si c’était quelque chose qui pouvait le guérir. Cette idée-même me semblait absurde. Comment une démarche issue elle-même d’une folie pouvait guérir cette même folie ? Mais je n’arrivais à voir rien d’autre, rien qui pût se faire d’aussi immédiat que cela, coincés comme nous l’étions dans notre coin presque tranquille jusqu’à présent, au milieu d’une armée d’occupation et d’une guerre incessante, près d’une ville à moitié détruite. Cette idée restait insistante et ne voulait pas se défaire, et comme elle a été elle-même proposée par l’esprit malade de Monsieur le Maire, je me suis crue autorisée à croire qu’elle en était l’autosuggestion d’une guérison possible par ce biais. S’il n’y avait que ça à faire, ça ne coûtait rien d’essayer, aussi absurde que ça paraisse. Et contre toute logique personnelle, je me suis mis à y penser sérieusement et à me dire qu’il fallait que je la lui présente à nouveau, avec toute la circonspection nécessaire, encore et encore, malgré ses refus que je prévoyais aisément. Il y avait un autre avantage à cette situation nouvelle, c’est que cela me permettait d’oublier mes propres chagrins, ma famille disparue, mon chez-moi détruit, ma solitude, mon dénuement. Avoir à s’occuper, à penser à quelqu’un, à m’en inquiéter, à réfléchir comment l’aider m’aidait moi-même à trouver inopinément un nouveau sens à ma vie chamboulée, peut-être fragile et temporaire, irrationnel, mais un sens tout de même qui me soutenait et m’empêchait de sombrer sous les coups de cette longue suite de vagues émotionnelles que j’avais subi depuis l’invasion et continuait de subir encore.

Et donc notre vie hors de toute normalité continuait « normalement », comme avant. Avec la seule différence que je lui en touchais toujours prudemment un avis, aux moments que je croyais les plus propices, qu’il essayât d’écrire un poème, même un seul quatrain ou même encore deux seuls alexandrins. Et toujours il opposa un refus, parfois sarcastique, parfois catégorique, parfois colérique. Je revenais encore là-dessus et la même réponse invariable du « non » se faisait entendre sous la variation des tons. Il y avait aussi une autre différence par rapport à « avant », c’était sa santé physique qui se détériorait toujours plus et qui m’ôtait chaque jour un peu plus d’espoir qu’il ne s’en sorte jamais. Son affection pulmonaire s’aggravait peu à peu, le faisant tousser sans cesse plus fortement, avec des douleurs qui s’accroissaient et l’affaiblissant par degrés. Par d’autres degrés imperceptibles, sa fièvre maligne s’augmentait également et son front n’était plus seulement moite mais de la sueur poisseuse y poussait dessus. Je n’avais pas de moyens pour le soulager et cette impuissance à le soigner m’accablait énormément et renforçait par là-même ma détermination absurde et désespérée à lui voir écrire quelques vers, détermination jusqu’ici vaine. A ce stade, cela ne l’empêchait pas encore de conserver une certaine énergie motrice mais il avait plus de difficultés à marcher, à garder l’équilibre entre ses pas, comme un homme qui avait juste assez bu pour rendre plus imprécis ses mouvements sans tomber. Le meilleur bien-être qu’il avait acquis par la guérison progressive de ses brûlures sur son corps avait à nouveau diminué puis passé. J’essayais alors à l’engager à cesser ses sorties et à rester au « salon » pour s’y reposer le plus souvent à son aise et préserver sa santé mais il resta entêté et je n’osais le pousser plus. Cela alla ainsi vaille que vaille mais ça ne pouvait durer trop longtemps sans que ça ne craque inévitablement, à un moment ou à un autre. Je le sentais. C’est ce qui arriva, entraînant encore une nouvelle tragédie dans ma vie qui n’en était déjà que trop remplie.

Cédelor 05/02/2016 @ 23:35:02
Voilà la partie 3. Je souhaite bon courage à ceux qui me liront ! :-)

Maintenant, je vais vous demander un peu de patience, le temps que j'écrive la partie 4, que je n'ai pas encore trouvé le temps pour ce faire.
Merci à vous.

Sissi

avatar 07/02/2016 @ 19:35:04
Je suis moins convaincue par cette partie, je trouve que ça sent un peu le "rajout", et si la partie 2 m'avait, elle convaincue (hormis les rafles donc, et l'anachronisme), là je trouve que ça sonne un peu faux, cette femme qui se serait mis en tête de "faire écrire coûte que coûte" un homme qu'elle ne connaît pas plus que ça, de surcroît de la poésie alors qu'il l'exècre, le tout en pleine guerre, je n'y crois pas vraiment.

Mais je loue ta capacité à "dérouler", comme ça, des lignes et des lignes.
J'en suis bien incapable!
Et d'avoir trouvé un idée assez judicieuse pour lier la guerre et la poésie, thème de l'exo.

Après...je pense qu'il faut t'arrêter là.
Lire sur écran est fastidieux, et un exercice, c'est ponctuel, un petit moment d'effervescence sur quelques jours pas plus ça ne doit pas se décliner en je ne sais combien de parties ou chapitres qui s'étalent sur des semaines, personnellement par exemple je termine à l'instant (j'ai lu tout le monde), et je ne pense pas y revenir.
L'exo, c'est fini (enfin je parle pour moi mais j'ai l'impression que les autres vivent les choses comme ça?)

Mais rien ne t'empêche de nous proposer un texte prochainement, là c'est autre chose!

Cédelor 08/02/2016 @ 13:12:55
Merci pour vos critiques. Mais Sissi a raison, je vais m'arrêter là, même si je vais écrire jusqu'au bout l'histoire que je me proposais. Je ne posterai pas la 4ème partie (sauf si certains veulent la lire, ils me le demanderont par mp). Je suis désolé de vous avoir dérangé par un trop long texte. Il n'est pas approprié à la lecture sur l'écran, et même que je le savais déja. Mais je me suis laissé porté par l'enthousiasme, d'autant que dans les contraintes, il est indiqué qu'il n'a pas de nombres de mot maximum ni minimum. Pour la prochaine, je saurai qu'il faut quand même se limiter, au moins ici. Pour les autres histoires que j'ai déjà en tête, je ne les posterai pas s'ils font plus de deux pages. Ca vaudra mieux pour le confort de tous.

Merci de m'avoir lu.

Pieronnelle

avatar 08/02/2016 @ 16:09:37
Je trouve que tu as une imagination incroyable Cédélor !
Même en soulignant le côté un peu «forcé» déjà remarqué par Sissi concernant le fait d'obliger ce maire fou à écrire un poème, il y a une volonté un peu trop manifeste de «démontrer» le rôle de la poésie.
Tu as cependant un vrai sens de la narration et je me demande si cette histoire avec une confrontation entre ces deux personnes si différentes étaient dèjà dans ta tête avant même de la situer pendant la guerre, à cause de l'exercice ; car ça me donne le sentiment que tu cherches à la faire coller aux impératifs de l' exo et je trouve ça dommage car cette confrontation est intéressante et fouillée.
D'où ma suggestion d'en faire une nouvelle à part, sans consigne et à ta libre inspiration :-)
Surtout ne te prive pas d'écrire ici ! Mais comme le souligne Sissi, dans le cadre d'un exo c'est beaucoup trop long, alors que dans tes Écrits, à part, on peut prendre le temps de te lire.
Tu peux mettre la partie 4 en ce qui me concerne...

Nathafi
avatar 08/02/2016 @ 21:29:56
Je veux bien lire la suite et fin aussi, ne serait-ce que pour voir si un quatrain sortira enfin de cet esprit perturbé :-)

En tout cas, Chapeau, Cédelor, tu as beaucoup d'inspiration et tu aimes écrire, ça se voit et se sent.

Tistou 09/02/2016 @ 22:02:54
Quelle productivité ! Impressionnant. Cette partie 3 me parait davantage introspective - sur une telle longueur ! - mais peut-être, comme l'écrit Sissi a-t-on du mal à croire en la possibilité d'une telle histoire ?
J'imagine que tu connaissais la fin à l'entame de la rédaction ? A vrai dire je me demande bien quelle est-elle ? Autrement dit, mettre la fin me parait légitime. Elle sera manifestement lue ...

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