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Minoritaire

avatar 01/02/2016 @ 18:39:04
« - En réalité… Baoum !… on ne sait jamais ce qui se passe. Baoum… On sait seulement ce qu’on veut qu’il se… Boum… qu’il se passe et… Baoum… c’est comme ça que les choses Baoum… que les choses arrivent. »
BAOUM !
« - Et celui-là, Garrel, c’est toi qui l’as voulu, peut-être ? »
« - ‘L’est pas tombé loin, hein ? »

Ce sont des hommes de Garrel qui viennent de parler entre deux explosions. Garrel, c’est l’instituteur. Il parle bien et surtout, il sait écrire. C’est pratique pour annoncer aux familles que leur fils-mari-père-frère (biffer les mentions inutiles) est « mort glorieusement en faisant son devoir de Patriote ». C’est ça qui lui a valu le grade de caporal. Il s’en serait bien passé, mais on ne lui a pas trop laissé le choix. Au début, il variait les formules : « destin glorieux », « mort héroïque », « trépas valeureux », « bravoure », « souvenir immortel », « France éternelle »... Et puis, il s’était rendu compte que tous ces parents inconnus ne se rencontreraient sans doute jamais. Alors, à quoi bon se creuser la tête ? « Mort glorieusement en faisant son devoir de Patriote », voilà. Il préférait garder son inspiration pour le livre qu’il était en train d’écrire. Il en lisait régulièrement des extraits à ses hommes, qui l’écoutaient avec plus ou moins d’attention. Pour la plupart d’entre eux, Garrel n’était pas un mauvais bougre ; il faisait de son mieux pour que la vie de la troupe ne soit pas trop dure et ne profitait pas de son grade pour échapper aux corvées. Ils l’aimaient bien, même si certains estimaient « qu’un qui a des lunettes, c’est qu’il a pas tout ce qu’il faut ailleurs. » Et son roman, et la littérature en général, leur passait un peu au dessus de la tête. Quand il avait voulu, par exemple, leur expliquer l’expressionisme ou le mouvement Dada, Turendot –ça n’avait pas raté— lui avait demandé si c’était une histoire de chevaux. Les autres s’inquiétaient de savoir si dans son roman, il y avait une histoire d’amour et si la demoiselle était jolie.
« - Et comment que ça s’appellera ton chef-d’œuvre ? »
« - Rue de la Poésie » avait répondu Garrel.

La rue, c’était évidemment ce boyau de terre qui sinuait de l’ Yser aux Vosges et dans lequel ils pataugeaient depuis un an aux environs de Péronne. Chaque fois qu’il en parlait, Garrel s’exaltait. Car il savait lire aussi. Et la lecture des journaux de l’arrière le mettait en rage, où des scribouillards planqués parlaient de « la sauvage beauté des champs de bataille » ou « de fête des sens » en évoquant les charniers qui les embourbaient. À ces images d’Épinal, il voulait opposer la réalité crue de la boue et du froid, des poux et des rats, des râles d’agonie dans le no man’s land, qui vous empêchent de dormir, de la soupe tiède comme le sang qui gicle sous la mitraille. Il parlait du silence des oiseaux et du fracas des obus, il parlait de l’horreur qui n’en finissait pas. Cette poésie à deux sous des marchands de papier, qui travaillent main dans la main avec les marchands de canons, il voulait la retourner pour la leur envoyer dans la figure.
« - Si je m’en tire, je le publierai et ça ôtera à quiconque l’envie de s’engager dans cette boucherie. Sans soldats, ils seront bien obligés de trouver autre chose pour régler leurs comptes ! » Voilà ce qu’il écrivait à sa sœur, car il valait mieux ne pas exprimer trop fort ce genre d’idées dans la tranchée.

Baoum !
Ce n’est plus le moment de penser à écrire. Garrel et ses hommes attendent l’assaut qui suivra immanquablement cette interminable préparation d’artillerie. 24 heures qu’ils sont aux aguets sous le déluge de ferraille que leur impose l’ennemi. Dans l’épaisse fumée grise, on ne distingue plus si la lumière qui perce, émane du soleil ou de la lune. Ils attendent. Soudain, une consigne: « Tenez-vous prêts. À la première accalmie, c’est nous qui sortirons du trou. Ça leur fera une drôle de surprise, aux Boches ! » Certains s’enthousiasment ; après tout mieux vaut peut-être affronter la mort en face. Garrel ne se fait pas trop d'illusions sur l'efficacité de la stratégie inventée en haut lieu. Et puis vient l’ordre, un coup de sifflet, et les homme s’élancent. Cris de guerre, balles qui fusent, cris de douleur et de terreur... Ils ne font pas cinquante mètres, fauchés par les mitrailleuses d’en face et les shrapnells. On sonne la retraite.

                                        ***

Le colonel : « - Combien d’hommes dans votre brigade ? »
« - Quarante-cinq » répond le capitaine « dont le caporal Garrel. »
« Ah, et bien, en attendant de retrouver quelqu’un qui reprendra ses fonctions, vous veillerez à ce que celles-ci soient correctement effectuées. »
Le capitaine opine, salue et s’en va.
La semaine suivante, Mademoiselle Marguerite Garrel recevait un courrier l’informant que son frère bien aimé était « mort glorieusement en faisant son devoir de Patriote. »

Minoritaire

avatar 01/02/2016 @ 18:42:01
Voilà, avec un peu de retard sans trop de conviction...
Je passerai voir vos textes plus tard.

Tistou 01/02/2016 @ 23:10:01
Moui, c'est Minoritaire dans l'âme. Avec le petit décalage qu'il faut pour que ça le fasse. Et ça le fait.
Bon, mais il n'y aura pas coupé, Garrel. Il est monté à l'assaut et on l'a descendu à la mitrailleuse.
"Rue de la Poésie". Encore un chef d'oeuvre resté dans les limbes ...

Sans compter qu'il y a de la profobndeur ... Comme cette juste remarque (!) :

"Ils l’aimaient bien, même si certains estimaient « qu’un qui a des lunettes, c’est qu’il a pas tout ce qu’il faut ailleurs. »

Tistou 01/02/2016 @ 23:10:30
Profondeur. C'est mieux comme ça ...

Minoritaire

avatar 01/02/2016 @ 23:27:15
Et en plus, je croyais avoir mis un titre. Si Ludmilla ou Saule passent par là, merci d'ajouter "Rue de la Poésie". Mais c'est pas indispensable.

Lobe
avatar 04/02/2016 @ 10:12:22
Boh? En ne lisant que ton commentaire un brin désabusé on pourrait croire que ce qui a précédé est sans mérite et sans portée. Je m'insurge, j'ai glissé de phrase en phrase, pénétrée du sentiment du gâchis mélancolique. Il les écrivait même en avance les lettres? Ou avait-il vu venir la sienne, grosse comme la grosse voix d'un officier qui déclare l'offensive? Et puis tiens, rien que pour la phrase reprise par Tistou ou celle-ci " Cette poésie à deux sous des marchands de papier, qui travaillent main dans la main avec les marchands de canon", il a de la valeur ce texte. Non mais.

Cédelor 06/02/2016 @ 00:05:07
Ben moi, j'ai bien aimé cette petite histoire très vivante, très sensible, avec un brin de légèreté, presque d'humour. Je suis certain que ça reflète la réalité de milliers de poilus, qui étaient un peu instituteurs, scribouillards, poètes, ou autres métiers requérant le savoir écrire et le savoir lire, et qui ont écrit chacun des lettres, des textes sur leur vie dans la guerre et qui ont disparus trop tôt et leurs productions restées inconnues. Ton texte, Minoritaire, a le sel (triste) de la réalité. En peu de mots, il nous fait goûter ce que ça a été "pour de vrai". C'est bien construit, facilement amené, simple, rapide, l'utilisation de l'incipit originale, avec une fin adéquate et brutale sans faux espoirs, des dialogues juste ce qu'il faut et qui sont réussis, sans oublier les traits d'esprits, qu'on déjà souligné Tistou et Lobe, les précédents commentateurs.

Bref, quoi rajouter encore, à ce petit bijou ? Je n'y vois pas vraiment de défauts. Il n'y a pas de mystère à deviner, à comprendre, non, tout est là, accessible, prosaïque, posé à voir sans chichis, direct dans la guerre, triste et beau. Minoritaire, un petit talent pas assez exploité ?

Sissi

avatar 06/02/2016 @ 12:20:02
Beaucoup de verve, dans ce texte à la fois désabusé, cynique et drôle (on ne se refait pas "Quand il avait voulu, par exemple, leur expliquer l’expressionisme ou le mouvement Dada, Turendot –ça n’avait pas raté— lui avait demandé si c’était une histoire de chevaux. " m'a fait rire)
J'y ai vu de l'humour, de l'humour noir, distillé à la juste dose.
Et puis un très bel hommage à la lecture et à l'écriture.
Et puis toute la stupidité de la guerre.
Et puis voilà, ça m'a beaucoup plu.

Pieronnelle

avatar 06/02/2016 @ 15:15:37
Ton texte Mino m'a donné plein de frissons et en même temps... j'ai ri!
Ce rire qui nous permet de supporter tant de douleurs ! Cet humour grinçant qui fait tellement ressortir l'horreur de cette guerre...
C'est curieux ce sentiment chez moi que tu étais de mauvaise humeur, comme en colère surtout au fur et à mesure du récit :-) Et on le comprend ; l'absurdité de ces insupportables scènes d'assaut ! Oui j'en frémis...
L'impression que c'est sorti comme ça, d'un jet et hop tu nous l'as envoyé ! Et tu as drôlement bien fait !

Marvic

avatar 07/02/2016 @ 18:22:29
Un bel hommage à tous ces destins fauchés ; toutes ces vies pleines de promesses qui ne se sont pas réalisées.
Que serait devenu cet instituteur écrivain ? Quel rôle aurait-il eu dans la vie des autres ?
J'avoue que j'ai naïvement espéré... jusqu'aux étoiles.
Bonne idée de nommer le héros ; cela lui donne plus de réalité.

Nathafi
avatar 08/02/2016 @ 20:13:32
Garrel, encore un qui voulait arrêter tout ça à coups de plumes.
Juste ce qu'il faut de détails et de scènes réalistes, et la triste chute qui n'aura pas permis à "Rue de la Poésie" de voir le jour...
Il eût été dommage que tu ne participes pas !

Magicite
avatar 10/02/2016 @ 17:45:33
"Voilà, avec un peu de retard sans trop de conviction... "

Je pourrais rien dire sur le retard, mais pour la conviction je pense qu'il y en a.

Je suis agréablement surpris par l'imagination 'réaliste' de ce texte.
Baoum tu nous assène l'horreur de la guerre en pleine face, le gâchis de combien de Garrel et leur rue de la poésie ont disparus du mondes, combien de boulangers ne ferons jamais plus de pain, combien de cultivateurs sont dans la terre au lieu de la faire fructifier(et légumiser?)...

Habile et utile la mise en avant de la manipulation de médias et leur "boucherie héroïque".
Convaincu par ton texte convaincant et à l'humour grinçant.

Magicite
avatar 10/02/2016 @ 17:51:57
ps: je trouve la remarque des camarades du front aussi drôle que ramenant aux préoccupations de ceux moins intellectuels qui ont d'autre intérêts que le dadaïsme et portent dans les chevaux et jolies jeunes filles leur espoir et avenir. Sans ça le texte serait peut être aussi drôle mais moins réaliste et universel.

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